Lire Nietzsche à coups de sacoche

Repères et premières œuvres

Chercher la femme… dans le corpus nietzschéen : repères et premières œuvres

Mélissa Thériault, « Chercher la femme… dans le corpus nietzschéen : repères et premières œuvres », Lire Nietzsche à coups de sacoche : panorama des appropriations féministes de l’œuvre (édition augmentée), Les Ateliers de [sens public], Montréal, isbn:978-2-924925-17-1, http://ateliers.sens-public.org/lire-nietzsche-a-coups-de-sacoche/chapitre1.html.
version , 08/03/2022
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

Par où commencer si l’on cherche à comprendre ce que Nietzsche a bien pu vouloir dire sur le sujet ?

Notons d’abord que les références au concept de « femme » et ses dérivés (féminin, vieille femme, femelle, etc.) sont fréquents et disséminés dans l’ensemble du corpus nietzschéen, mais pendant longtemps, cette caractéristique n’a guère attiré l’attention. Pourtant, tracer la généalogie de cette thématique en suivant un fil chronologique permet de voir qu’elle est révélatrice d’une trajectoire intellectuelle singulière et sa récurrence sous différentes déclinaisons permet d’éclairer d’autres aspects de l’œuvre. Nietzsche utilise une nébuleuse de termes liés au féminin (femme, nature féminine, etc.) et mobilise des concepts qui y sont logiquement liés, mais qui ne s’y réduisent pas, tel que celui d’« épouse » ou de « grossesse ». Il n’hésite d’ailleurs pas à les associer à des figures masculines de façon métaphorique, ce qui n’est pas pour simplifier les choses. Il est par conséquent complexe pour le lectorat comme pour les exégètes chevronnés de s’y retrouver, puisque l’écriture de Nietzsche, qui procède souvent par fragments courts et aphorismes, ne présente pas toujours les développements qui permettraient une interprétation univoqueÉcouter à ce sujet la série radiophonique en quatre épisodes, « Quatre malentendus nietzschéens » (Les chemins de la philosophie, France Culture, 2019).↩︎. Pour le lectorat francophone, cette difficulté se voit amplifiée par des choix de traduction qui ne sont pas exempts de biais idéologiques. Par exemple, l’usage persistant du terme « surhomme » comme traduction de Übermensch (qui devrait être plutôt rendu par « surhumain »).

Repères biographiques

Rappelons d’abord en quelques mots quels furent le bagage et la trajectoire intellectuels de Nietzsche. Issu d’une lignée de pasteurs (un comble, pour celui qui posera comme diagnostic en 1882 dans Le Gai savoir que Dieu est mortLivre Troisième, aphorisme 108 « Luttes nouvelles ». Accéder à la phrase dans son contexte.
Écouter l’épisode « Dieu est mort » avec Patrick Wotling (Les chemins de la philosophie, France Culture, 2019).↩︎
), il naît le 15 octobre 1844. Son père décède en 1849 et n’aura par conséquent pas l’occasion de transmettre la vocation à son fils. Sensible, mélomane, polyglotte et brillant, le jeune Nietzsche s’accomplit dans ses études qui prennent la forme d’une trajectoire d’étoile filante. Il atterrit toutefois dans le monde universitaire comme une météorite, c’est-à-dire en déplaçant (pour dire le moins) quelques particules : le jeune professeur de 24 ans sait provoquer et se faire remarquer. Sa carrière de philosophe professionnel sera toutefois brève, une décennie à peine, ponctuée en alternance de problèmes de santé et de parutions d’ouvrages qui n’obtiennent pas souvent le succès espéré. Ces obstacles l’obligent à interrompre le travail définitivement en 1879 ; il sombre dans la maladie puis dans le mutisme, attendant la Faucheuse jusqu’au 25 août 1900.

Ce sont ses livres, souvent mal compris, qui parleront pour lui ensuite. Véritable prophète de la désillusion postmoderne pour les uns, illuminé cryptique pour les autres, Nietzsche fait école sans être toujours bien compris. En effet, sa pensée échappe à toute interprétation tranchée, tout simplement parce que Nietzsche refusait catégoriquement de formuler un ensemble de thèses fixées une fois pour toutes, ce qui aurait équivalu à ses yeux à proposer une pensée déjà morte. Au contraire, ce sont un ensemble de textes libres, fragmentaires, échappant à la rigide structure argumentative qui composent l’œuvre, caractéristique qui fera longtemps obstacle à sa postérité. Souvent lue à travers des considérations biographiques, l’œuvre est reléguée avec mépris, encore aujourd’hui, au rayon de la « littérature » (comme si la littérature n’était pas l’une des façons les plus fertiles de faire de la philosophie ?) par ces philosophes rigides qui entretiennent une vision sectaire de leur discipline.

Certains n’ont d’ailleurs pas hésité à interpréter l’œuvre à travers les considérations sur la santé de Nietzsche, évoquant notamment ces migraines qui l’empêchaient de lire ou de rédiger sur de longues périodes, il semblerait donc que sa santé physique ait eu une influence directe sur sa méthode de travail et d’écriture. En ce qui concerne ses réflexions sur les femmes, c’est plutôt son histoire familiale (rapports difficiles avec sa mère et sa sœur) ou amoureuse (dont une relation houleuse avec Lou Salomé) qui est évoquée pour expliquer sa posture acrimonieuseSteinmetz (2000)↩︎. Sans remettre en cause ni leur intérêt, ni leur pouvoir explicatif, il convient de laisser aux psychologues, psychanalystes et biographes de se prononcer à ce sujet, puisque c’est d’abord dans les textes qu’on doit retracer les éléments à interpréter. Notons par ailleurs que toutes les références n’ont pas été retenues ici (en raison de leur caractère très fragmentaire) mais que certaines d’entre elles sont traitées dans les chapitres 4 et 5.

À 28 ans, Nietzsche publie une audacieuse dissertation : La Naissance de la tragédie (1872, deuxième édition en 1886Accéder au texte intégral (traduction de Jean Marnold et Jacques Morland).↩︎). Il tente d’y faire la démonstration que la tragédie grecque – rappelons qu’il est formé comme philologue, c’est-à-dire spécialiste des langues anciennes, et non comme philosophe – trouve sa source dans la confrontation de deux élans dynamiques opposés. Déjà, utiliser des métaphores mythologiques plutôt que de proposer des néologismes est une marque distinctive : il n’est pas courant dans la philosophie traditionnelle d’utiliser les images comme idées centrales, elles ne servent habituellement qu’à illustrer pour faciliter la compréhension. Pour Nietzsche, c’est l’inverse, puisque son ambition est de proposer une philosophie qui est en même temps une forme d’art, une écriture vivante : la métaphore est ce qui est le plus près de la vérité. L’esthétique est dans cette perspective le cœur même de la philosophie, croyance dans laquelle Nietzsche fait souvent, hélas, cavalier seul.

Les premières œuvres : de La Naissance de la tragédie à Humain, trop humain

C’est au tout début de son premier ouvrage (ce qui n’est pas rien) que l’opposition essentialisante entre le masculin et le féminin est campée dans une binarité stricte. Il conservera par la suite une lecture polarisante des rapports hommes-femmes. C’est que Nietzsche définit toute forme de vie comme un rapport d’opposition et de lutte, sous une forme ou une autre. Ce passage très connu de La Naissance de la tragédie exprime l’une des pistes importantes pour comprendre sa philosophie de jeunesse, à savoir qu’il n’y a de pensée et de création que lorsque nous réussissons à apprivoiser le chaos qui résulte de la confrontation des contraires (représentées ici par deux divinités grecques opposées) :

Nous aurons fait un grand pas dans la science esthétique lorsque nous serons parvenus non seulement à la compréhension logique mais à l’immédiate certitude intuitive que l’entier développement de l’art est lié à la dualité de l’apollinien et du dionysiaque comme, analogiquement, la génération – dans ce combat perpétuel où la réconciliation n’intervient jamais que de façon périodique – dépend de la différence des sexes (Nietzsche 2000, chap. 1, 17).

Ce passage expose dès le départ une intuition centrale dans l’œuvre de Nietzsche, à savoir que ce n’est que par le conflit entre l’apollinien et le dionysiaque (c’est-à-dire la tension entre un principe d’ordre et un principe d’énergie libre) que sont produites les œuvres d’art les plus intéressantes. Il compare ce mode de fonctionnement à la conception d’un enfant qui implique deux parents de sexes opposés. Il semble donc que le rapport polarisant qu’il présuppose entre les sexes est d’abord « esthétique », au sens où il cherche à expliquer par cette figure comment on peut parvenir à créer quelque chose à partir d’éléments qui, en apparence, n’ont rien en commun.

Malheureusement, la table était déjà mise pour qu’on ne le lise désormais qu’en tant qu’ardent défenseur d’un partage traditionnel des rôles, surtout que la suite du texte n’aide en rien. Ça et là, le jeune Nietzsche évoque la femme de façon péjorative (par exemple, au chapitre 11, il est question de « remèdes de bonne femme », « se dérober comme une femme »Accéder au chapitre 11 de La Naissance de la tragédie (traduction de Jean Marnold et Jacques Morland).↩︎). Mais toutes proportions gardées, ce n’est pas là où l’on trouve le plus de références au thème : la philosophie originale de Nietzsche est encore en gestation. Quelques mois après la parution de ce premier ouvrage, Nietzsche entreprend la rédaction d’un très court texte intitulé Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873). Le texte, rédigé en 1873 mais demeuré inachevé, ne comporte curieusement aucune occurrence des termes « femme », « féminin » ou « sexe », alors qu’on y trouve presque une trentaine d’occurrences du mot « homme ». Fidèle en cela à la tradition qu’il critique pourtant vertement, le texte associe l’intellect et la connaissance au masculin (posé comme universel).

Les Considérations inactuelles I-IV (publiées entre 1873 et 1876) constituent un ensemble de réflexions sur des problèmes liés à l’actualité intellectuelle dans laquelle baigne NietzscheAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎. On pourrait même dire que c’est en quelque sorte un condensé de philosophie de taverne ou, pour le formuler plus élégamment : une tranche de Zeitgeist (littéralement : « l’esprit du temps »). Dans la Première considération, aucun commentaire significatif concernant les femmes ou quoi que ce soit en rapport avec le féminin. Dans la Deuxième considération (chapitre 5, aphorisme 131), une mystérieuse référence à l’éternel féminin, toutefois évoquée à titre d’exemple pour illustrer une autre idée. Au chapitre 7, aphorisme 205 : une autre référence péjorative, mais rien de plus. Dans la Troisième considération, intitulée « Schopenhauer éducateur », aucune référence et pourtant, s’il en était un qui en avait long à dire – en mal, bien sûr – sur le sujet du féminin, c’était bien le maître prussien. Dans la quatrième, puisqu’il y est question de l’œuvre du compositeur Richard Wagner (1813-1883), quelques occurrences qui renvoient à des intrigues d’opéras où évoluent des personnages féminins, mais ces références demeurent d’ordre anecdotique. Bref, l’air du temps reste foncièrement masculin, dans ces années-là : la pensée de Nietzsche n’intègre pas encore clairement ce thème, mais on entrevoit déjà que sa réflexion est en germe.

C’est dans Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres (paru en 1878) que le philosophe formule les réflexions les plus singulières – voire saugrenues par moments – sur le sujetAccéder au texte intégral (traduction d’Alexandre-Marie Desrousseaux).↩︎. À noter : à cette époque, Nietzsche est déjà malade et en brouille avec Richard Wagner, pour qui il avait eu auparavant la plus grande estime. Il reproche à son ancien ami et mentor d’avoir opéré un tournant chrétien moralisateur alors qu’il croyait avoir décelé chez lui une approche originale et libre, axée sur des valeurs fortes (la création, l’affirmation de la vie). Quelques mois plus tard, il devra quitter la vie universitaire en raison de sa santé chancelante. Ces bouleversements s’accompagnent d’une intense activité d’écriture où s’entrechoquent des fragments et des réflexions sur les rapports entre hommes et femmes, mais surtout sur les rôles sociaux auxquels on les associe. On y apprend notamment à l’aphorisme 64 que les femmes sont les « conservatrices de l’antique » (ah bon ?) :

L’emporté. – De quelqu’un qui s’emporte contre nous, nous devons nous garder comme de quelqu’un qui aurait attenté à notre vie : car le fait est que nous vivons encore, mais cela tient à l’absence du pouvoir de tuer ; si les regards suffisaient, c’en serait fait de nous depuis longtemps. C’est un trait de barbarie que réduire quelqu’un au silence par une manifestation de férocité physique, par la peur que l’on inspire. – Ce regard froid que les personnes de condition ont pour leurs domestiques est de même un reste de ces cloisonnements comme en établissaient les castes entre homme et homme, un trait d’antiquité primitive ; les femmes, ces conservatrices du passé, ont aussi conservé plus fidèlement cette survivance (Nietzsche 2019, 64‑65).

Dans ce passage, Nietzsche évoque ce puissant outil qui permet d’imposer à autrui un comportement et de réguler les échanges sociaux sans recourir à la violence : le code moral. Cet outil repose sur la culpabilisation et l’acceptation de valeurs transcendantes et opère de façon insidieuse, sans qu’on en prenne même conscience. Parce qu’il est intériorisé et partagé dans une société donnée, le code moral permet de réguler les comportements, avec la complicité des agents concernés. Ainsi, ce regard froid évoqué dans le passage est un avertissement, une façon de dire à l’autre que son comportement n’est pas adéquat et doit être changé. Pourquoi Nietzsche affirme-t-il que les femmes auraient conservé ce comportement ? Tout simplement parce qu’il sait bien qu’elles n’ont guère d’autre moyen de faire entendre leur volonté : peu libres de leurs mouvements, elles n’ont alors que la morale comme outil pour arriver à leurs fins. Ce passage est un bon exemple de cas où une lecture rapide pourrait donner l’impression d’une affirmation où l’auteur décrit une « nature » féminine. Or il décrit plutôt un comportement acquis et transmis.

Une partie de l’ouvrage est justement consacrée à retracer l’historique des sentiments moraux. À l’aphorisme 98, intitulé « Plaisir et instinct social », Nietzsche évoque les rapports sexuels entre hommes et femmes dans une formulation galante – mais ô combien peu romantique – d’une sorte de contrat social qui aurait évolué avec les époques. Évoquant ce qui peut amener un homme et une femme à choisir la vie commune, malgré leurs différences, il avance l’hypothèse suivante :

C’est là-dessus sans doute que se fonde ensuite l’alliance la plus archaïque : le sens en est de se délivrer et se protéger en commun d’un déplaisir menaçant, au profit de chaque individu. Et l’instinct social grandissant naît ainsi du plaisir (Nietzsche 2019, 78).

Autrement dit : la vie conjugale n’aurait rien de naturel mais serait un comportement acquis, permettant de sécuriser la vie immédiate par la création d’une microsociété (le couple, la famille). Déjà, sa lecture des relations amoureuses et conjugales est pessimiste ; il y voit une forme de repli commode généré par la peur, ce qui est en porte-à-faux avec les valeurs qu’il prône (la force, le courage).

À l’aphorisme 257, une véritable perle (parmi tant d’autres, dont les aphorismes 342 et 356), où encore une fois, c’est la récurrence du thème qu’il faut retenir. À nouveau, le concept de « femme » est utilisé de façon métaphorique :

[…] l’âge que nous vivons actuellement est encore, il est vrai, celui de la jeunesse de la science, et notre habitude est de suivre la vérité comme une belle fille mais vienne le jour où elle ne sera plus qu’une femme un peu trop mûre au regard acariâtre, qu’arrivera-t-il ? (Nietzsche 2019, 179).

Peut-être est-ce là tout simplement un commentaire de macho ordinaire, une métaphore prise au hasard. Mais la fréquence grandissante du recours à cette image ne semble pas anodine : elle révèle que le thème s’incruste dans sa réflexion et fera désormais partie des meubles.

C’est à l’aphorisme 259 intitulé « Une culture d’hommes » qu’on peut lire un constat d’un surprenant progressisme : Nietzsche reconnaît que les fondements mêmes de la philosophie sont sis dans un terreau exclusivement masculin et que « la civilisation grecque de l’époque classique est une civilisation d’hommes » où les femmes, étant « exclues des jeux et spectacles de toutes sortes, il ne leur restait plus d’autre nourriture spirituelle un peu noble que les cultes religieux » (Nietzsche 2019, 180). À ceux qui seraient tentés de nier que les femmes aient été exclues du pouvoir symbolique et de certaines disciplines intellectuelles en évoquant qu’elles occupent une place importante dans la mythologie et les arts, il rappelle que :

s’il est vrai pourtant que l’on jouait dans la tragédie les rôles d’Électre et d’Antigone, c’est justement que l’on tolérait la chose dans l’art quoiqu’on n’en voulût pas dans la vie : de même que, aujourd’hui, nous ne supportons pas le moindre pathétique dans la vie, mais en aimons le spectacle dans l’art (Nietzsche 2019, 180).

Autrement dit, la présence ou la visibilité des femmes n’est tolérée que si elle est validée par une autorité masculine et le plus souvent, on les relègue à la sphère domestique et morale. Nietzsche est conscient de cette asymétrie, il sait que cette marginalisation des femmes est concomitante de l’histoire de la philosophie. Jugées inaptes à la réflexion rationnelle, longtemps tenues à l’écart de la discipline, elles y sont devenues étrangères avec le temps. (D’ailleurs, le phénomène s’observe encore aujourd’hui dans leur sous-représentation au sein de ces institutions comme dans les corpus d’enseignement : il n’est guère surprenant que beaucoup de femmes hésitent toujours à pratiquer une discipline qui les accueille encore mal.)

Un passage sur le rapport au savoir est particulièrement déroutant, justement par son caractère antithétique :

Les femmes peuvent-elles d’une façon générale être justes, étant si accoutumées à aimer, à prendre d’abord des sentiments pour ou contre ? […] De là naît un danger qui n’est pas méprisable, si on leur confie la politique et certaines parties de la science (par exemple l’histoire). Car qu’y aurait-il de plus rare qu’une femme qui saurait réellement ce que c’est que la science ? Les meilleures mêmes nourrissent à son égard dans leur sein un mépris secret, comme si par quelque point elles lui étaient supérieures. Peut-être tout cela peut-il changer, en attendant c’est ainsiChapitre 7 « La femme et l’enfant », aphorisme 416 « À propos de l’émancipation des femmes » (traduction d’Alexandre-Marie Desrousseaux).↩︎.

C’est ce « peut-être tout cela peut-il changer » qui est déroutant : est-ce que Nietzsche considère que les femmes sont associées, dans notre imaginaire, à la sphère de l’émotivité parce que c’est le seul mode d’expression qu’on leur autorise, qu’on leur enseigne ? Rappelons qu’il était en faveur de l’accès des femmes à l’université (ce qui n’était pas généralisé à son époque). Fait-il cette remarque à contrecœur, en sachant très bien qu’il est absurde de dire que les femmes sont inaptes à la science ? Et d’où viendrait ce mépris présumé pour la science ? Malheureusement, le caractère fragmentaire des textes ne permet d’aboutir qu’à des hypothèses partielles. D’ailleurs, à l’aphorisme 435, par un curieux retour de balancier, Nietzsche tente une hypothèse pour expliquer l’aliénation féminine dans le cadre conjugal : c’est que les femmes seraient complices, habituées, résignées à obéir à leur mari au point d’en développer une sorte d’instinct (le terme est utilisé de façon métaphorique). Mais la vérité est qu’un tel comportement exige moins de force : il est plus facile d’obéir que de faire preuve d’autonomie.

C’est toutefois dans une partie substantielle du chapitre 7 (paragraphes 377 à 437) de la première section consacrée à « la femme et l’enfant » (doit-on saluer au passage l’amalgame ?) que Nietzsche se lâche carrément, offrant à son lectorat un florilège d’esprit de bottine où tout y passe. Ce chapitre, qui aurait pu aussi bien s’intituler « Le guide du parfait misogyne », contient autant de pépites que d’occasions de s’arracher les cheveux :

Quelle valeur accorder à ces remarques qui combinent provocation, mauvaise foi et jugements à l’emporte-pièce ? Une réaction de rejet en bloc serait tout à fait compréhensible. Mais à l’aphorisme 411, intitulé « L’intelligence féminine » se trouve un passage surprenant, qu’il convient de citer longuement :

L’intelligence des femmes se manifeste sous forme de maîtrise parfaite, de présence d’esprit, d’exploitation de tous les avantages. C’est une qualité foncière qu’elles transmettent à leurs enfants, et le père y ajoute le fond plus obscur du vouloir. Son influence détermine pour ainsi dire le rythme et l’harmonie selon lesquels se jouera la vie nouvelle ; mais la mélodie en est donnée par la femme. – Soit dit à l’intention des esprits avisés : les femmes ont l’entendement, les hommes la sensibilité et la passion. Cela n’est pas en contradiction avec le fait que les hommes portent leur intelligence beaucoup plus loin : leurs impulsions sont plus profondes, plus puissantes, et ce sont elles qui mènent si loin leur intelligence, laquelle est en soi quelque chose de passif. Les femmes s’étonnent souvent en secret de la grande vénération que les hommes portent à leur sensibilité (Nietzsche 2019, 231‑32).

Empreint de pessimisme et problématique à plusieurs égards (ne serait-ce que parce qu’il persiste à maintenir une différence de nature entre hommes et femmes), ce passage n’en est pas moins porteur d’une vision qui s’oppose à la figure traditionnelle et réductrice de la femme (comme être sentimental, peu rationnel, fragile, etc.). Il est d’autant plus intéressant qu’il revient sur la question de la survalorisation de l’intellect par rapport au sentiment et sur le fait que les femmes sont traditionnellement associées au domaine du sentiment. Par contre, le tout se gâte quelque peu à l’aphorisme suivant où il prétend que les femmes instrumentalisent le soin des enfants comme « prétexte à l’astuce féminine pour se soustraire le plus possible au travail » (Nietzsche 2019, 232). Faut-il le rappeler, ces enfants-là ne se fabriquent pas – et ne s’élèvent pas – tout seuls : en prendre soin est un travail en soi, mais l’époque de Nietzsche ne connaît pas encore les concepts de conciliation travail-famille ni de charge mentale. En fait, il va jusqu’à dire que les réalisations intellectuelles des hommes pourraient s’expliquer non par le fait qu’ils seraient plus doués en la matière, mais par un plus grand orgueil et une motivation plus étoffée. Cela converge vers certaines étudesVoir notamment Viallon et Martinot (2010) et Heilman (2001).↩︎ qui indiquent une tendance à une autoévaluation des performances et capacités à la hausse par les hommes et à la baisse par les femmes.

Sans aucunement minimiser l’influence des facteurs socio-économiques et des dynamiques de pouvoir qui font en sorte de maintenir des inéquités structurelles entres hommes et femmes, il y a lieu de se demander si Nietzsche ne met pas le doigt ici sur un élément central de sa philosophie qui rejoint un nœud donnant du fil à retordre à bien des théoriciennes : celui de la responsabilité individuelle qui subsiste malgré les inéquités systémiques. Si le caractère élitiste de la pensée de Nietzsche a de quoi irriter ô combien légitimement quiconque s’intéresse à la justice et à l’égalité des chances, il demeure néanmoins que si nous revendiquons notre agentivité et rejetons le statut de mineures auquel nous avons été longtemps confinées, il faut en retour accepter que nous sommes « responsables » à tout le moins d’une partie de nos réalisations et obstacles.

Les statistiques le montrent : l’égalité hommes-femmes n’est pas atteinte ni dans l’exercice du pouvoir (politique, symbolique, économique), ni dans les moyennes de rémunération, ni dans la sécurité (les femmes sont plus à risque d’être victimes de violence). Mais malgré cette lourde disparité, il reste un pouvoir d’action, une irréductible liberté (bien que parfois très mince), une certaine marge de manœuvre qui se présente à nous « maintenant ». Même à l’époque de Nietzsche, où les options étaient rares pour les femmes, il leur restait un inaliénable espace où elles étaient pleinement responsables de leurs choix : choisir ce mari ou céder à la pression de choisir tel autre, affronter ou non un risque d’opprobre pour accomplir un rêve, etc. Le fameux « deviens ce que tu es » piqué à Pindare s’appliquait à tout le monde, sans exception.

Quatre malentendus nietzschéens : « Deviens ce que tu es » avec Céline Denat

Crédits : Les chemins de la philosophie par Adèle Van Reeth, France Culture

Source (archive)

Nous connaissons mieux aujourd’hui les obstacles auxquels font face les femmes dans leurs tentatives d’épanouissement, de même que les mécanismes qui font en sorte qu’il est ardu de les surmonter. Nous avons gagné en lucidité, nous identifions et affrontons ces obstacles. Mais nous nous laissons encore freiner par certains autres qui ne sont pourtant pas insurmontables. Nietzsche avait-il vu que l’un des obstacles que les femmes seraient en mesure de déjouer par elles-mêmes résiderait dans certains mauvais plis de pensée, ceux auxquels on adhère par manque de courage devant le risque de déplaire (car il est coûteux, ô combien coûteux, de déplaire pour une femme), par exemple, le syndrome de l’imposteur ou la sous-évaluation de leurs propres réalisations ? Et surtout : ne peut-on pas penser qu’une des raisons qui pourrait expliquer à quel point certaines féministes ont rejeté Nietzsche si rapidement tient peut-être à la façon dont il leur a renvoyé au visage cette responsabilité lourde à porter ?

Références
Boisclair, Isabelle, Christina Chung, Joëlle Papillon, et Karine Rosso, éd. 2017. Nelly Arcan. Trajectoires fulgurantes. Montréal: Les éditions du remue-ménage. https://www.editions-rm.ca/livres/nelly-arcan/.
Heilman, Madeline E. 2001. « Description and Prescription: How Gender Stereotypes Prevent Women’s Ascent Up the Organizational Ladder ». Journal of Social Issues 57 (4): 657‑74. https://doi.org/10.1111/0022-4537.00234.
Nietzsche, Friedrich. 1873. Considérations inactuelles. I-IV. https://fr.wikisource.org/wiki/Consid%C3%A9rations_inactuelles.
———. 1873. Vérité et mensonge au sens extra-moral.
———. 1906. Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres. Traduit par Alexandre-Marie Desrousseaux. Société Mercure de France. https://fr.wikisource.org/wiki/Humain,_trop_humain.
———. 2000. Œuvres. Bibliothèque de la Pléiade 471. Paris: Gallimard.
———. 2011a. La Naissance de la tragédie. Les Échos du Maquis. https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Lorigine-de-la-trag%C3%A9die.pdf.
———. 2011b. Le Gai Savoir. Les Échos du Maquis. https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Le-gai-savoir-1887.pdf.
———. 2019. Œuvres II. Édité par Marc de Launay. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard. http://www.la-pleiade.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-de-la-Pleiade/OEuvres103.
Steinmetz, Muriel. 2000. « Mais qui est Lou Andreas-Salomé ? » regards.fr, juin. http://www.regards.fr/archives/archives-web/mais-qui-est-lou-andreas-salome,1994.
Thériault, Mélissa. 2017. « Arcan, Nietzsche et les masques : remarques sur l’apparence et le nihilisme ». In Nelly Arcan. Trajectoires fulgurantes, édité par Christina Chung, Isabelle Boisclair, Karine Rosso, et Joëlle Papillon, 41‑62. Montréal: Les éditions du remue-ménage. https://www.editions-rm.ca/livres/nelly-arcan/.
Viallon, Marie-Laure, et Delphine Martinot. 2010. « Effets de l’asymétrie numérique entre hommes et femmes dans un groupe de travail : le rôle modérateur du contexte ». L’Année psychologique 110 (1): 157‑76. https://doi.org/10.4074/S0003503310001065.