Lire Nietzsche à coups de sacoche

Conclusion

Conclusion

Mélissa Thériault, « Conclusion », Lire Nietzsche à coups de sacoche : panorama des appropriations féministes de l’œuvre (édition augmentée), Les Ateliers de [sens public], Montréal, isbn:978-2-924925-17-1, http://ateliers.sens-public.org/lire-nietzsche-a-coups-de-sacoche/conclusion.html.
version , 08/03/2022
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J’ai tenté ici de donner une autre résonance aux propos de Nietzsche sur les femmes et aux termes qui y sont associés (le féminin, la féminité, le féminisme, etc.) et ce sans cautionner, sans excuser, mais en tentant d’aller plus loin que la réaction spontanée – et légitime – de colère que ces affirmations génèrent habituellement. Cette brève introduction ne donne qu’un aperçu de la richesse des travaux interprétatifs qui se sont penchés sur la question depuis un siècle, travaux d’orientation et d’allégeance diverses, qui se situent sur un large spectre allant de la psychanalyse jusqu’aux lectures queer.

Nous l’avons vu : les lectures divergent selon qu’elles prennent racine en Europe ou en Amérique, puisqu’elles sont ancrées dans des contextes sociaux et politiques radicalement différents qui rendent difficile toute lecture consensuelle. À tout le moins, ces lectures interprétatives convergent vers un élément : si Nietzsche a été antiféministe (au sens où il a vertement critiqué les mouvements politiques de femmes en lutte pour l’égalité des droits), il n’est en tout cas pas le misogyne que l’on décrit souvent. Surtout, les affirmations provocatrices du penseur allemand sont, malgré tout, utiles pour la réflexion contemporaine et loin d’être en contradiction avec les revendications de son époque comme de la nôtre, elles convergent avec elles. Elles montrent les fondements et tensions d’oppositions métaphysiques et elles exposent les présupposés qui influencent nos actions sans que l’on en ait conscience. Elles sont caricaturales par moments, certes, mais à d’autres, révélatrices d’un état de nos rapports sociaux à l’égard desquels Nietzsche n’était ni dupe ni complaisant. S’il a souhaité l’avènement du « surhumain » sans donner de « recette » pour y arriver, c’est justement qu’il avait vu que l’ordre du monde était en plein bouleversement, que des forces étaient en lutte, que nous devions créer nous-mêmes de nouvelles façons de remplacer les anciens modèles.

Quoi qu’il en soit, cet exercice aura permis, je l’espère, de mieux comprendre en quoi ses propos sur la soi-disant nature féminine (mythe tenace s’il en est un) sont révélateurs quant aux prescriptions morales et comportementales qui sont assignées implicitement ou explicitement aux femmes. La question des femmes et du « féminin » est restée présente à l’esprit de Nietzsche tout au long de son cheminement intellectuel comme une obsession douce, mais persistante parce qu’elle était au cœur de sa philosophie : l’élan vital de la création – artistique ou non – doit primer sur la quête de vérité, le « gai savoir » doit l’emporter sur la lourdeur des valeurs qui nous pourrissent la vie, c’est là ce qui importe le plus.

Quant au reste, ce n’est que bruit.

Épilogue

Printemps 2020.

Le monde se remet à peine de la pandémie de la COVID-19, mais a continué de tourner quand même. Pendant ces semaines qui se sont essoufflées dans les vaines tentatives pour conserver un semblant de normalité, à travailler malgré tout, à nous soutenir les uns et les autres de notre mieux, la pensée de Nietzsche n’a jamais semblé si pertinente. Nos vies sont-elles à la hauteur de l’injonction nietzschéenne – amor fati – et si non, qu’attendons-nous pour qu’elles le soient ?

Depuis le début de la rédaction de cet essai, mes préoccupations en termes de recherche ont évolué, à l’instar des mouvements sociaux qui se sont fait entendre. À mes préoccupations féministes se sont ajoutées des considérations décoloniales : l’université où j’enseigne est en plein cœur du NitaskinanLire à ce sujet, « Les Atikamekw, spectateurs de l’exploitation de leur territoire » (Yvon s. d.).↩︎, la philosophie que je transmets à la jeune génération devra désormais en tenir compte. Comme Nietzsche étouffait dans une Europe qu’il jugeait malade, je suis, sur l’Île de la Tortue, bien inconfortable. J’entends la question de la militante Innue An Kapesh (« Qu’as-tu fait de mon pays ? »En référence à l’ouvrage du même nom (Kapesh 2020).↩︎) et je me dis que retricoter un lien plus fort entre les idées et ce territoire où je vis sera mon prochain défi. Ou pour le dire autrement : peut-être est-il temps de passer de la médecine de Nietzsche, qui était un premier pas, à la roue de médecine (cette façon de représenter l’interaction entre le spirituel, le physique, l’émotionnel et le rationnel).

C’est au hasard d’une lecture d’un ouvrage de la philosophe française Seloua Luste Boulbina que Nietzsche s’impose à moi encore une fois, alors qu’elle compare la démarche de décolonisation au processus des trois métamorphoses :

C’est dans Ainsi parlait Zarathoustra (livre pour tous et pour personne que Nietzsche considérait comme le péristyle de sa philosophie) qu’on trouve au fond la description du travail (de deuil) à accomplir, dans le récit de trois métamorphoses indiquant un processus singulier qui fait passer de l’aliénation à l’affirmation de soi. Aliéné, l’Esprit ne commence pas par jouir pleinement de sa liberté et de ses talents. Il est d’abord chameau, et porte un lourd fardeau. […] La décolonisation des savoirs est un devenir enfant de l’esprit, une façon de perdre le monde et de trouver son propre monde (Luste Boulbina 2018, 26‑27).

Je ne sais pas comment j’arriverai à trouver mon propre monde : au moment d’écrire ces lignes, une directive gouvernementale proscrit pour le moment tout déplacement ou voyage non essentiel. Aussi bien dire que la reconstruction du monde attendra. Un séjour prévu en Espagne est annulé, de même qu’une semaine de vacances à Nashville et Memphis, tant pis pour le soleil et le pèlerinage musical, au moins je peux écouter Carmen et Elvis, au moins je peux me rabattre sur les quelques grands parcs où des miettes de nature subsistent.

C’est au détour d’une promenade que le fantôme de Nietzsche se manifeste à nouveau, alors que je contemple l’horizon du haut d’une butte du Parc Frédéric-Back – une ancienne carrière devenue dépotoir, récemment recyclée en parc urbain –, alors que je cherche en vain du regard un de ces coyotes répertoriés par les biologistes :

– Alors, ce livre, ça vient, Madame la féministe ? Je me retourne : personne autour, que du vent, le bleu du ciel et des silhouettes de bâtiments au loin.

– Aye, la Moustache, ça suffit. Un autre commentaire comme celui-là et tu te ramasses un coup de sacoche, OK ? Tant pis pour le livre, je vais danser plutôt. Ça vaut bien tous les cours de philo du monde.

Références
Kapesh, An Antane. 2020. Qu’as-tu fait de mon pays ? / Tanite nene etutamin nitassi. Mémoire d’encrier. http://memoiredencrier.com/quas-tu-fait-de-mon-pays-tanite-nene-etutamin-nitassi/.
Luste Boulbina, Seloua. 2018. Les miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie). Figures. Dijon: Les presses du réel. https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=6638.
Yvon, Anne-Marie. s. d. « Les Atikamekw, spectateurs de l’exploitation de leur territoire ». Radio-Canada.ca. Consulté le 4 mai 2021. https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1520550/atikamekw-exploitation-territoire-constant-awashish-ancestral.

Contenus additionnels

Comment décoloniser les savoirs ? | Fiona Nziza

Crédits : TEDxUCLouvain

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Strauss: Also sprach Zarathustra / Gustavo Dudamel · Berliner Philharmoniker

Crédits : Berliner Philharmoniker

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