Lire Nietzsche à coups de sacoche

D'Aurore au Cas Wagner

Chercher la femme… dans le corpus nietzschéen : d’Aurore au Cas Wagner

Mélissa Thériault, « Chercher la femme… dans le corpus nietzschéen : d’Aurore au Cas Wagner », Lire Nietzsche à coups de sacoche : panorama des appropriations féministes de l’œuvre (édition augmentée), Les Ateliers de [sens public], Montréal, isbn:978-2-924925-17-1, http://ateliers.sens-public.org/lire-nietzsche-a-coups-de-sacoche/chapitre2.html.
version , 08/03/2022
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Aurore : nouveau départ ?

En 1881, Nietzsche publie Aurore. Pensées sur les préjugés morauxAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎. C’est sous la poétique métaphore de la naissance du jour qu’il rassemble un ensemble d’aphorismes dans l’espoir de proposer une philosophie inspirée, neuve et fraîche comme un petit matin, très loin de l’esprit docte des traités « sérieux » de philosophie. Et pourtant le sujet est tout sauf léger, puisque ce recueil marque le début du renversement de la morale comme thème central de sa philosophie. Nietzsche y développe l’idée selon laquelle l’adhésion aux principes moraux (et surtout la croyance qu’il existe une morale transcendante qui serait « la bonne ») est néfaste. C’est là l’une des sources de malentendu sur sa philosophie : on croit souvent (à tort) que Nietzsche prône l’abandon de « la » morale, mais pourtant rien n’est plus faux. Le penseur, déjà désabusé à trente-sept ans, enjoint plutôt son lectorat à rejeter la forme de morale morbide et néfaste (la morale chrétienne) ; il invite chaque personne à fabriquer son propre code, de sorte à trouver la façon de vivre en accord avec ses aspirations propres. C’est un défi éprouvant qui exige d’être en mesure d’en assumer les conséquences avec courage. Mais le jeu en vaut la chandelle : plutôt que de vivre en fonction de valeurs imposées par les institutions, la morale nietzschéenne permet à chaque individu de s’autodéfinir et de se réaliser pleinement.

Qu’en est-il des femmes ? Nietzsche n’a pas encore rencontré celle qui marquera sa vie et sa pensée (l’événement aura lieu en 1882, à Rome), mais, pendant la rédaction d’Aurore, elles sont plus présentes dans sa réflexion. Une remarque sur la beauté féminine à l’aphorisme 25, une autre sur le mariage – décidément, la question l’interpelle – à l’aphorisme 150, d’autres encore par-ci par-là… le sujet est constamment à sa plume, mais rarement traité sérieusement. Du moins en apparence. Dès les toutes premières pages de l’avant-propos, à l’aphorisme 4, Nietzsche expose ses vues sur ce qu’il appelle le « féminisme européen », dont il se déclare d’emblée l’ennemi parce qu’il n’y voit qu’une variante de l’idéalisme. Le fait qu’il fasse de ces concepts des équivalents indique que sa critique porte bien sur l’aspect moral qu’ils ont en commun, plutôt que sur le genre. En effet, le mouvement suffragiste qui se déploie à l’époque de Nietzsche (qu’on associe souvent au féminisme dit « de première vague ») est une lutte basée sur la reconnaissance de l’égalité hommes-femmes sur le plan légal et économique au nom de la dignité morale de la personne, sans égards à son genre. Par conséquent, il rejette le mouvement non parce qu’il juge les femmes inaptes à voter ou à exercer leur rôle de citoyennes, mais au même titre que l’élan démocratique qui soulève alors les pays d’Europe. Nietzsche est élitiste, il se méfie des mouvements de masse et considère que peu de gens – hommes comme femmes – ont le jugement requis pour prendre des décisions éclairées : le mouvement féministe constitue à ses yeux un risque de nivellement.

On trouve dans Aurore plusieurs dizaines d’occurrences du mot « femme » (ce qui indique que le concept est important pour le propos), mais la plupart du temps à travers des boutades ou des anecdotes dont la fonction est en fait rhétorique ou didactique. Du commentaire au passage sur le mariage (aphorisme 150) jusqu’à cet autre sur la grossesse (aphorisme 552) en passant par les remarques sur la beauté féminine (aphorisme 170), Nietzsche intègre toutefois les femmes à sa réflexion comme une trame de fond ou plutôt un point d’horizon. Il les évoque comme repoussoir souvent, mais surtout comme pôle de comparaison : parler des femmes, c’est camper, polariser son propos. C’est revenir à l’opposition fondamentale entre les deux forces (dionysiaque et apollinienne) sur lesquelles s’est construite sa vision du monde dans laquelle le monde n’est que vie, mouvement et luttes.

De l’Aurore au Gai Savoir : questions de style

Ces nombreuses remarques sur les femmes semblent ainsi plus importantes qu’on ne l’avait soupçonné dans la pensée de Nietzsche, ne serait-ce que par leur composante clairement provocatrice. Mais comment interpréter adéquatement une pensée qui s’exprime indirectement, par images, anecdotes et coups de gueule, à l’instar de ce que l’on trouve dans Aurore et les essais qui suivent ?

Le concept d’« écosystème » est probablement la formule qui exprime le mieux le fonctionnement interne de la pensée de Nietzsche puisque celui-ci a toujours refusé de se plier au style de rédaction typique de la philosophie occidentale, calqué sur la démonstration argumentée érigée en « système ». Alors que les philosophes ont pour habitude d’user d’une prose volontairement aride et linéaire (pour faire plus sérieux), Nietzsche cherche à lui insuffler rythme, poésie, sentiment, vie, colère. Refusant d’énoncer des thèses rigides comme le font les figures marquantes (Kant en serait le meilleur exemple, avec ses divisions d’ouvrages symétriques), il met ensemble des concepts qui s’entrechoquent, s’opposent, se contredisent parfois. Dans cet équilibre précaire, toutefois, les idées se développent comme des êtres vivants et Nietzsche les laisse évoluer librement. Tel que le résume Sarah Kofman (1934-1994), l’aphorisme permet de faire ce que d’autres formes d’écriture rendent impossible :

L’aphorisme par sa brièveté, sa densité invite à danser : il est l’écriture même de la volonté de puissance, affirmative, légère, innocente. Écriture qui biffe l’opposition du jeu et du sérieux, de la surface et de la profondeur, de la forme et du contenu, du spontané et du réfléchi […] (Kofman dans Frackowiak 2012, 11).

Dans cet écosystème, certaines nuances deviennent difficiles à interpréter, d’autres sont particulièrement révélatrices, par exemple, lorsque Nietzsche prend soin de préciser, comme il le fait dans Aurore, à propos d’une personne « de mœurs nobles, homme ou femme » (aphorisme 201, je souligne) (Nietzsche 2019, 772) ou encore « Dès que quelqu’un […] joue […] les juges, il faut protester sans délai : qu’il soit mâle ou femelle » (aphorisme 372, je souligne) (Nietzsche 2019, 836) Voir aussi Le Gai savoir, paragraphe 69  Faculté de vengeance » (traduction d’Henri Albert).↩︎. Il aurait pu simplement présumer que le masculin l’emporte par défaut et que le référent universel, c’est le mâle (comme le présume toute la tradition philosophique occidentale, d’ailleurs). L’une des interprétations possibles est qu’il souhaite rappeler que certains traits (comme la noblesse d’esprit ou de mœurs) n’appartiennent pas aux hommes, et que s’il fait nombre de remarques péjoratives à l’égard des femmes, cela porte moins sur ce qu’elles seraient par « nature », que sur des comportements et des choix dont elles sont responsables. Nietzsche ne méprise pas les femmes mais bien les femmes qui « jouent » les faibles, qui font preuve de mesquinerie ou culpabilisent autrui sans en assumer les conséquences. Il ne fait pas de reproche à ceux et à celles qui font semblant d’être faibles et vulnérables afin de manipuler autrui : il leur reproche toutefois de se poser comme « victimes ». Mais il y a des situations où c’est le cas. Il y a des situations où elles n’ont pas d’autres options (c’est encore vrai aujourd’hui hélas) et même Nietzsche le reconnaît, c’est du moins ce que laissent transparaître certaines de ses remarques sur la vie conjugale. La recherche en sciences sociales est sans équivoque à cet égard : encore aujourd’hui bien des femmes, bien que privilégiées par rapport à d’autres sous certains rapports, subissent davantage que leurs équivalents masculins des situations de précarité. Elles prennent en charge la majorité du soutien aux personnes vulnérables, ce qui a mené à l’essor de ce qu’on appelle l’éthique du care, approche qui a marqué la fin du millénaire (Tronto 2008) et a fait école dans les milieux féministes (Laugier 2010). Par contre – et c’est là une autre chose que nombre de militantes féministes soulignent –, elles ne sont pas « que » vulnérables : elles ont des forces et ressources insoupçonnées aussi (d’ailleurs, si vous avez des doutes à ce sujet, allez lire les mémoires de Louise Michel (1886), d’Angela Davis (2013), d’Emma Goldman (2018), de Léa Roback (1988), d’An Antane Kapesh (2019), sans oublier d’aller interroger tout simplement votre kokom, votre aînée, la matriarche de votre propre clan). La force des femmes aussi, Nietzsche l’avait bien vue, c’est pour cette raison qu’il est sans pitié.

En effet, les femmes disposent aussi de forces qu’elles peuvent exploiter pour exercer leur pouvoir, à condition de courir certains risques : celui de déplaire, de se retrouver seules contre tous, d’être incomprises ou marginalisées, mais aussi, celui d’échouer. C’est à ce coût qu’elles peuvent revendiquer leur pleine agentivité, d’être perçues comme des adversaires du calibre de leurs compagnons. Un profil de femmes en particulier irrite Nietzsche : celui qui a recours à la culpabilisation et à la manipulation, c’est-à-dire la militante féministe. Cette critique sera exprimée très clairement dans l’essai qui suit Aurore, Le Gai savoirAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎ (1882), où il s’exprime en ces termes :

La force des faibles. Toutes les femmes se montrent fort subtiles à exagérer leurs faiblesses, et même ingénieuses à en imaginer pour paraître aussi fragiles que des ornements auxquels même un grain de poussière ferait injure : leur existence doit rendre sensible à l’homme sa propre balourdise et en accabler sa conscience. C’est ainsi qu’elles se défendent contre les forts et tout « droit du plus fort » (paragraphe 66) (Nietzsche 2019, 993).

Bref, il reproche aux femmes de chercher la sécurité comme outil pour accroître leur propre pouvoir (jusque là, ça va), mais de façon détournée et hypocrite (passe encore). Là où le bat blesse, c’est lorsqu’elles « jouent » les victimes (à ne pas confondre avec la dénonciation de situations inacceptables, évidemment) alors qu’elles aussi ont parfois recours à diverses formes de violence ou sont complices de certains rapports, tel qu’il l’exprime dans Aurore, à l’aphorisme 227 :

Porteurs de chaînes. – Prudence envers tous les esprits enchaînés ! Par exemple envers les femmes intelligentes que leur destin a confinées dans un milieu mesquin et étouffant où elles vieillissent. Certes, elles restent en apparence allongées au soleil, léthargiques et à demi aveugles : mais chaque pas étranger, tout imprévu les fait sursauter, prêtes à mordre ; elles se vengent de tout ce qui a échappé à leur chenil (Nietzsche 2019, 792).

Si ce sont les femmes qui sont identifiées ici, il reste qu’il adresse le même reproche à quiconque utiliserait des tactiques identiques. « Les femmes » sont ici symboles d’un type de rapports que Nietzsche réprouve : des rapports où l’on n’assume pas son entière responsabilité. Mais sa réflexion sur le sujet se fera plus précise dans son essai suivant. En effet, c’est en poursuivant son projet de faire de la philosophie de la même façon qu’on composerait de la musique ou un poème, que Nietzsche rédige et publie en 1882 Le Gai savoir, en référence à une forme d’art lyrique ancienne, « la gaya scienza ». Il n’est pas anodin que l’analogie entre femme et vérité soit reprise dès le début de l’ouvrage mais avec une charge symbolique supplémentaire :

Peut-être la vérité est-elle une femme qui est fondée à ne pas laisser voir son fondement ? Peut-être son nom, pour parler grec, est-il Baubô ?… Oh, ces Grecs ! Ils s’entendaient à vivre : ce qui exige une manière courageuse de s’arrêter à la surface, au pli, à l’épiderme ; l’adoration de l’apparence, la croyance aux formes, aux sons, aux paroles, à l’Olympe tout entier de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels – par profondeur ! (aphorisme 4)Voir à ce sujet l’étude d’Anaïs Frantz De Spot (2011).↩︎ (Nietzsche 2019, 925).

On se rappellera que pour Nietzsche, la philosophie a commencé à se dégrader, à perdre de sa pertinence et de sa valeur au moment où Socrate réoriente la pensée grecque vers l’idéal d’une rationalité vouée à la quête de vérité. Une telle quête est vue par Nietzsche comme un appauvrissement de la pensée, c’est pourquoi l’analogie entre le féminin et la vérité est fréquente dans ses travaux, où « femme et vérité se rencontrent comme deux objets semblablement inaccessibles » (Fraisse 1990, 17). Lorsqu’il fait cette analogie, il dit en fait que nous avons difficilement accès à la vérité : nous avons accès à des perspectives, à des apparences. De même, il est difficile d’établir un rapport authentique avec les femmes qui adoptent – consciemment ou non – des normes comportementales associées traditionnellement à leur genre (par exemple, faire preuve de coquetterie et de pudeur). Encore une fois, il ne se réfère pas aux femmes en tant que telles, mais plutôt à l’idéal auquel elles devraient s’efforcer de correspondre aux yeux de ses contemporains. L’époque de Nietzsche est à la fois puritaine et progressiste, nouvellement sécularisée mais encore attachée aux idéaux transcendants : le modèle de la femme traditionnelle (douce et moralement exemplaire, reine du foyer) permet de maintenir un statu quo, où les hommes tirent avantage de l’aliénation des femmes. Pour ces dernières, se conformer au stéréotype donne accès à une stabilité dont elles retirent des bénéfices (ce qui se rapproche de ce que la sociologue américaine Lisa Wade a désigné comme « compromis patriarcal »), au prix toutefois de leur liberté. C’est plutôt l’hypocrisie de cette complicité que Nietzsche leur reproche. En fait, on voit assez tôt dans son parcours intellectuel que la référence constante au champ lexical associé à la féminité ne joue pas le rôle qu’on pourrait penser, et que loin de mépriser les femmes, il les redoute à plusieurs égards. En maintenant les femmes à l’écart de certaines institutions (politiques, notamment), la société patriarcale en a fait des êtres mystérieux, donc qui suscitent de la curiosité. C’est le sens de cette singulière affirmation dans le deuxième livre du Gai savoir où il avance que :

Le charme et l’action la plus puissante des femmes, c’est, pour parler le langage des philosophes, une actio in distans : mais pour cela il faut tout d’abord et avant tout – de la distance ! » (aphorisme 60) (Nietzsche 2019, 991).

Toujours dans Le Gai savoir, Nietzsche utilise une métaphore qui préfigure son livre suivant (Ainsi parlait ZarathoustraAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎, une fable qui met en scène un « sage » qui a du fil à retordre avec ses semblables, pour dire le moins) pour aborder la question de la responsabilité morale. En demandant pourquoi les femmes devraient être considérées comme gardiennes de la vertu, il interroge aussi la possibilité même d’une « nature » féminine ou masculine, mais surtout la place de l’éducation dans les dynamiques sociales. Le passage ne permet pas de tirer une conclusion claire quant à la position de Nietzsche, mais met en évidence le conflit des modèles sociaux possibles :

Volonté et consentement. – On avait amené un jeune homme chez un sage : « En voici un, lui dit-on, qui se fait corrompre par les femmes ! » Le sage, secouant la tête, se mit à sourire : « Ce sont les hommes qui corrompent les femmes ; et toute faute commise par les femmes doit être expiée et redressée par les hommes – car l’homme se fait une image de la femme, et la femme se forme selon cette image. » – « Tu es trop charitable pour les femmes, dit l’un des assistants, tu ne les connais point ! » Le sage répondit : « La nature de l’homme est volonté, la nature de la femme est consentement – telle est la loi des sexes en vérité ! Dure loi pour la femme ! Tous les êtres humains sont innocents de leur existence, mais les femmes le sont au deuxième degré : qui donc pourrait avoir assez d’onction et de charité pour elles ? » – « Onction ! Charité ! Qu’est-ce à dire ? s’écria un autre parmi la foule : il s’agit de mieux éduquer les femmes ! » – « Il s’agit de mieux éduquer les hommes », dit le sage, et il fit signe au jeune homme de le suivre. – Mais le jeune homme ne le suivit point (aphorisme 68) (Nietzsche 2019, 993‑94).

Quoi conclure de ce type de passage ? Encore une fois, Nietzsche s’exprime de façon cryptique, mettant dans la bouche de personnages fictifs des points de vue qui renvoient vraisemblablement à des positions de ses contemporains. Une personne pessimiste (ou misogyne) pourrait répondre que les conflits hommes-femmes sont insolubles et que Nietzsche ne fait qu’exprimer dans cette histoire farfelue la croyance répandue d’une iniquité hommes-femmes qui s’expliquerait par des motifs biologisants et évolutionnistes. Cette conclusion serait assez navrante, surtout que Nietzsche ne semble pas adhérer à une telle forme d’évolutionnisme (Merlio 2009). Il faut donc tenter une lecture plus audacieuse : la petite fable vise peut-être à illustrer quelles dynamiques malsaines peuvent s’implanter lorsque les rapports sont inéquitables et qu’on ne saurait évoquer des déterminismes d’aucun ordre – biologique, historique – pour les justifier. D’ailleurs, quelques lignes plus loin, au paragraphe 71, Nietzsche fait une autre mise au point surprenante de progressisme en déplorant que les femmes de son époque soient tenues dans l’ignorance des implications de leur propre vie sexuelle et affective, ce qui rend pratiquement impossible une vie conjugale heureuse.

Nietzsche, l’amour platonique et le planning familial (!)

Le paragraphe 72 du Gai savoir porte sur un thème peu fréquent chez les philosophes occidentaux, qui s’intéressent rarement à la question du corps et encore moins aux « choses de bonnes femmes » : la grossesse et la maternité. Nietzsche est l’un des rares à reprendre un thème qui avait été soigneusement évité depuis Platon et à intégrer dans ses dialogues « l’analogie entre conception intellectuelle, énonciation et accouchement » (Sissa 1990, 38). On trouve en effet dans Le Banquet (Platon, s. d.) une théorie de l’amour dont l’influence sera considérable au point de former une expression du langage courant, théorie qui sera d’ailleurs énoncée par une femme, Diotime de Mantinée, qui n’occupe pas un rôle traditionnel. En confiant à la prêtresse Diotime l’énonciation d’un élément central de sa pensée, Platon reconnaît symboliquement les femmes comme interlocutrices potentielles, mais il masculinise un champ sémantique habituellement féminin. La maïeutique (ou l’art d’accoucher les esprits pratiqué par Socrate) devient une affaire d’hommes et d’esprits.

Encore une fois, Nietzsche rompt avec la pratique courante en mentionnant un phénomène souvent occulté par la tradition : la référence fréquente au concept de grossesse dans ses textes s’explique par l’analogie qu’il établit avec la création artistique, valeur fondamentale dans son écosystème. On sait également qu’il était fasciné par l’émergence des sciences de la vie (dont la biologie) qui connaissent une progression marquée à son époqueVoir à ce sujet l’ouvrage introductif de Barbara Stiegler (2001).↩︎. Le philosophe est curieux de tout, souhaite comprendre ce qui trace la ligne de partage entre ce qui relève de la nature et ce qui relève de la culture (pour reprendre l’opposition binaire qui a longtemps eu cours). À un certain moment de son évolution intellectuelle, Nietzsche s’était rapproché d’une vision du monde positiviste et cherchait à comprendre dans quelle mesure nos comportements peuvent être expliqués par divers déterminismes biologiques, pour ensuite se raviser en raison du caractère réducteur de cette approche. Il voit finalement dans la notion de « volonté de puissance » un meilleur principe explicatif, qui lui permet de relier la vie intellectuelle et la vie physique : nous ne sommes que volonté de puissance et cette volonté ne se situe pas au niveau de la décision rationnelle mais bien du souffle vital le plus fondamental, dont nous n’avons d’ailleurs pas toujours conscience. Cette proposition anthropologique est originale par rapport à la tradition philosophique parce qu’il replace la vie dans le corps, alors qu’elle avait été séquestrée dans « l’âme » pendant deux millénaires sous le signe du christianisme. La réhabilitation du corps est un changement de paradigme important qui permet de comprendre pourquoi nos actions ou croyances peuvent être irrationnelles ; c’est que nous sommes en quelque sorte presque étrangers à notre volonté, nous devons l’apprivoiser dans la mesure où elle émerge de ce qui échappe à notre empriseVoir à ce sujet : Giulia Sissa, « On parvient péniblement à enfanter la connaissance », dans Fraisse (1990), p. 37-62.↩︎, tel qu’il l’évoque dans ce passage du Gai savoir intitulé « Vita femina » :

Mais peut-être cela fait-il le charme le plus puissant de la vie : elle est couverte d’un voile tissé d’or, un voile de belles possibilités, qui lui donne une allure prometteuse, réticente, pudique, ironique, apitoyée, séduisante. Oui, la vie est femme ! (aphorisme 339) (Nietzsche 2019, 1123).

Disons-le d’emblée : Nietzsche a une vision extrêmement négative de la séduction et de l’amour, qu’il semble réduire à une guerre basée strictement sur un désir de possession, entremêlée de mensonges, d’exigences morales et de volonté de puissance. À cet égard : peu de différence avec la vision simpliste et franchement misogyne de Schopenhauer au fil des nombreuses remarques sur les rapports entre hommes et femmes. Dans l’aphorisme 345 « La morale en tant que problème », il aborde la question du devoir : ce qu’il reproche aux femmes, c’est de recourir à la morale pour accroître leur pouvoir sans assumer leur volonté de pouvoir. Il présente de plus à l’aphorisme 363 une hypothèse essentialisante à l’effet qu’hommes et femmes n’auraient pas la même vision de l’amour. Malheureusement, c’est mal connaître tant les hommes que les femmes et certains passages ne laissent aucune place à équivoque :

La femme se veut prise, acceptée comme propriété, veut s’épanouir dans la notion de « propriété », « être possédée » ; par conséquent elle désire un homme qui prenne, qui ne se donne ni s’abandonne lui-même ; qui en revanche doit plutôt être rendu plus riche en « lui-même » – par un surcroît de force, de bonheur, de croyance et cela constitue ce que la femme lui donne lorsqu’elle se donne elle-même. La femme s’abandonne, l’homme s’accroît d’autant – je pense que nul contrat social, ni la meilleure volonté de justice ne permettront jamais de surmonter cet antagonisme naturel : si souhaitable qu’il puisse être de ne pas se braquer constamment sur tout ce que cet antagonisme a de dur, de terrible, d’énigmatique et d’immoral […] (aphorisme 363) (Nietzsche 2019, 1160).

Pour le dire autrement, la croyance selon laquelle « la femme se donne et l’homme prend », que Nietzsche tire d’ailleurs on ne sait d’où (de ses observations spontanées ? de la science balbutiante de son époque ? de la philosophie classique qu’il méprise par moments ?) serait non-négociable, éternelle, immuable, factuellement incontestable. Mais tout discutable (et c’est un euphémisme) que soit ce passage, un détail vaut la peine d’être relevé : le fait qu’il soit obligé d’ajouter une strate rhétorique pour qu’on ne remette pas en question son propos, alors que ses affirmations sont en général spontanées, lancées au lectorat sans ménagement. Pourquoi Nietzsche insiste-t-il au point de faire de son argument une pétition de principe (stratégie maladroite s’il en est une, mais qui semble être la seule à sa disposition) ? En fait, il semble chercher à camper des antagonismes et à utiliser les femmes comme contrepoids. Non content de véhiculer des clichés éculés, il pousse l’audace jusqu’à en rajouter sur le sujet de l’amour (au risque de faire un sophisme ad hominem, je me permets de rappeler que ce n’était pas son champ d’expertise principal) en enfonçant le clou :

[…] Car l’amour conçu dans sa totalité, sa grandeur, sa plénitude, est nature et en tant que telle quelque chose à tout jamais d’« immoral ». – La fidélité, de ce fait, est incluse dans l’amour de la femme, elle découle de la définition même de cet amour : chez l’homme elle peut facilement naître à la suite de son amour, par reconnaissance ou par une idiosyncrasie de son goût, et par prétendue affinité élective, mais elle n’appartient pas à l’essence de son amour – et cela si peu que l’on aurait quelque droit de parler d’une contradiction naturelle entre l’amour et la fidélité chez l’homme : lequel amour n’est autre chose qu’une volonté d’avoir et non point un renoncement ni un abandon : or la volonté d’avoir cesse régulièrement, dès qu’il y a possession… En réalité, chez l’homme, lequel ne s’avoue que rarement et tardivement cet « avoir », c’est la soif plus subtile et plus soupçonneuse de posséder qui fait subsister son amour : de la sorte il est même possible qu’il s’accroisse encore après l’abandon de la femme – l’homme n’admet pas aisément qu’une femme n’ait plus rien à lui « abandonner » (aphorisme 363) (Nietzsche 2019, 1160‑61).

Le Gai savoir marque donc, ironiquement, une phase pessimiste pour Nietzsche, dont la santé et le moral se dégradent, ce qui semble teinter l’ensemble de sa réflexion. Insultant, réducteur, naïf (au mieux), ce passage a de quoi donner envie de brûler les livres et de hurler. On peut aussi rire en voyant comment Nietzsche tombe lui-même dans le panneau de sa propre croyance : il tient à cet idéal – l’homme viril qui prend, la femme passive qui se donne car sans lui, le système s’écroule. (Encore une fois, notre auguste lectorat pourra juger par lui-même si les vues sur le mariage d’un homme resté à toutes fins pratiques seul toute sa vie sont éclairantes ou non. Je me permets un « sophisme ad hominem » sans aucun scrupule non par manque de rigueur, mais bien au contraire par « kofmanisme assumé » : à l’instar d’une des idées développées par l’exégète parisienne, on assume ici que la pensée d’un philosophe n’est jamais complètement imperméable à l’influence de son vécu.)

Plus cynique dans sa façon de dépeindre les rapports humains, mais loin de se laisser abattre par ses problèmes, Nietzsche entreprend ensuite un nouveau projet qui prendra la forme d’un récit sans équivalent dans l’histoire de la philosophie. Composé de quatre livres qu’il éditera au fur et à mesure (non sans difficulté), Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personneAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎ (1885) marque un tournant dans sa pratique d’écriture : même sujet, mais forme différente. Avec des sections intitulées « De la chasteté », « Des femmelettes jeunes et vieilles », « De l’enfant et du mariage » ou encore « Chez les filles du désert », on voit que les femmes sont partout dans cet ouvrage inclassable où l’on trouve une multitude de commentaires sur les femmes et le féminin. De même, dans la section « De l’ami », Nietzsche réitère une vision extrêmement pessimiste de l’amour. Dans « Chanson à danser » se retrouve à nouveau la comparaison femme-vie. Dans « De la béatitude involontaire », le ton se rembrunit, puisque le passage se conclut ainsi : « Le bonheur me court après ? C’est parce que moi, je ne cours pas après les femmes. Or le bonheur – la Fortune – est femme » (Nietzsche 2003, 465). Encore une fois, l’usage de « femme » semble allégorique ici, mais la référence est vraisemblablement autobiographique.

Si le mot « sexe » est absent, l’adjectif « efféminé » revient pour sa part quelquefois ; les passages où l’exemple des « vieilles femmes » sert de base à des comparaisons péjoratives sont multiples. Pourtant, ce texte est davantage connu pour avoir introduit l’idée d’éternel retour et les allégories animalières les plus efficaces. Poétique et cryptique, le récit de Zarathoustra raconte les tribulations d’un sage qui cherche à dépasser l’humain (au sens de trouver une façon de surmonter ses faiblesses et bassesses, de trouver par soi-même la façon d’agir sans s’en remettre à une morale extérieure). Le protagoniste porte le nom d’une figure religieuse réelle très ancienne, Zoroastre (prophète perse mentionné dans l’Avesta, texte sacré de la religion mazdéenne, jadis pratiquée là où se trouve présentement l’Iran), ce qui a mené certains exégètes à y voir une parodie de la Bible, alors que d’autres y voient l’expression la plus fidèle des visées de Nietzsche sur la question. Fable ou parodie, délire mystique ou exercice de style : difficile de trancher. Il est possible que Nietzsche ait usé de ce stratagème (présenter sous forme allégorique ses vues sur la « nature » féminine et les rapports hommes-femmes) pour se vautrer dans un conservatisme sans gêne à contre-courant des mouvements d’émancipation féminine qui fleurissaient à son époque.

Quoi qu’il en soit, les dialogues entre Zarathoustra et les personnages qu’il trouve sur son chemin (humains ou autres animaux) ne diffèrent pas substantiellement – outre le style – de ce qu’on trouve dans les autres ouvrages : ils ne sont ni moins ni plus pessimistes. Mais certains passages vont plus loin et se présentent comme des thèses en bonne et due forme : « Ils ne sont guère virils ; c’est pourquoi leurs femmes se virilisent. Car seul celui qui est assez viril peut libérer la féminité dans la femme » (Nietzsche 2003, 470), conclut Zarathoustra dans « De la vertu amoindrissante », section qui se termine par un commentaire acerbe relatif à la médiocrité des hommes induite par leur tendance à la vertu. Cette critique que réitère Nietzsche par la voix de son protagoniste est aussi ambiguë qu’intrigante, mais renvoie vraisemblablement aux valeurs associées aux rôles genrés. Par exemple, selon la vision traditionnelle de la femme dans la société où Nietzsche évolue, la vertu consiste en l’obéissance au mari et aux principes religieux, de même que la dévotion aux responsabilités familiales. Dans ce contexte, le désir de confort et de sécurité (valeurs faibles, selon Nietzsche) l’emporte généralement sur la soif de dépassement et la prise de risques. C’est dans cette perspective qu’il faut affranchir la femme de la femme, et l’homme de la femme qu’il porte en lui. L’inverse ne semble pas aussi vrai, puisqu’en développant des qualités traditionnellement associées à l’homme, une femme pourrait dépasser les stéréotypes associés à son genre. Le problème qui se pose ici est évidemment le suivant : pourquoi le masculin devrait-il servir de référence ? Cela étant dit : Nietzsche méprise les hommes aussi, c’est là un des rares endroits où il fait preuve d’équité, comme l’explique la philosophe française Sarah Kofman :

Sans doute, Nietzsche n’est pas humaniste et il ne s’en cache pas. Mais la « hiérarchie entre l’homme et l’homme », la seule qui pour lui devrait s’instaurer quand seront surmontées les absurdes frontières entre races, nations et classes, n’est pas d’ordre politique. Elle est entre deux types humains, l’un forgé par l’idéal ascétique et qui l’a jusqu’alors emporté au point d’avoir fixé, semble-t-il à jamais, les traits et les caractères de l’espèce humaine ; l’autre, le type du surhomme que Nietzsche a fictionné dans la figure de son fils Zarathoustra et qui devrait servir de modèle à l’avènement d’un type d’homme nouveau mettant fin à la suprématie dangereuse d’un seul, facteur de nivellement et de décadence (Kofman 1992, 71).

En fait, les mauvaises interprétations et traductions de la notion de « surhomme », thème central d’Ainsi parlait Zarathoustra sont malheureusement la norme : Übermensch n’est d’ailleurs pas sexué (et devrait se traduire par « surhumain », ce qui a tardé à s’imposer dans les versions françaises). Elle précise également que la perspective politique « ne devait impliquer aucune domination politique d’une nation, d’une race ni d’un autre sur un autre » (Kofman 1992, 71). Mais les formulations de Nietzsche prêtent flanc à une telle perception.

Il poursuit avec de quoi faire plaisir aux féministes essentialistes différentialistes :

L’homme et la femme, voici comment je les veux : lui propre à la guerre, elle à la maternité, mais tous deux propres à la danse, tant par la tête que par les jambes (troisième livre, « Des vieilles et des nouvelles tables », aphorisme 23) (Nietzsche 2003, 509).

Que dire de cette dichotomie réductrice, outre, peut-être, que Nietzsche était vraisemblablement obsédé par la question de la maternité qu’il associe métaphoriquement à la création, concept central dans sa pensée ? Une interprétation littérale vaudrait à l’ouvrage le mérite d’être relégué aux oubliettes. Mais si l’on prend la maternité comme une occurrence de la création, la comparaison devient chargée de sens dans la mesure où elle insiste sur la difficulté de l’acte de création (souvent sous-estimée), tel qu’on peut lire dans le quatrième et dernier livre, qui poursuit sur la même lancée :

Ô créateurs, Hommes supérieurs, quiconque va enfanter est malade. Mais quiconque vient d’enfanter est impur.

Demandez aux femmes : on n’enfante pas par plaisir. C’est la douleur qui fait caqueter poules et poètes.

Ô créateurs, il y a en vous beaucoup d’impureté. C’est parce qu’il vous a fallu enfanter.

Un enfant qui naît, oh ! que d’impureté vient au monde avec lui ! Allez-vous-en à l’écart. Et que celui qui a enfanté lave son âme et la purifie (quatrième livre, « De l’homme supérieur », aphorisme 12) (Nietzsche 2003, 583).

Le caractère récurrent de ce thème n’est sans doute pas étranger aux vives discussions ayant cours à l’époque quant à l’antinatalisme, vivement débattu chez différents philosophes (notamment Schopenhauer, dont on connaît l’influence sur Nietzsche), économistes, penseurs politiques et anarchistes, qui ont milité pour le contrôle des naissances. Leurs revendications n’ont que très peu rejoint celles des féministes qui militaient pour le contrôle de la santé reproductive des mères, puisque ces dernières le faisaient dans une perspective de libre-choix. Ainsi parlait Zarathoustra est un échec et son auteur en est amer, ce qui ne l’empêche pas d’être inspiré. Nietzsche amorce un nouveau projet d’écriture qui sera son œuvre maîtresse.

Après Zarathoustra

C’est par des lignes assez porteuses (quoiqu’ambiguës) pour notre réflexion que débute l’avant-propos de Par-delà bien et mal. Prélude d’une philosophie de l’avenirAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎ (1886), l’ouvrage théorique le plus audacieux de Nietzsche, qui attaque de façon frontale les concepts les plus centraux de la philosophie tout en faisant un amendement non dénué d’humour :

À supposer que la vérité soit femme, eh bien ? n’est-on pas en droit de nourrir le soupçon que tous les philosophes, pour être dogmatiques, ne comprenaient pas grand-chose aux femmes ? (Nietzsche 2003, 621).

Au chapitre 4, intitulé « Maximes et intermèdes », Nietzsche aligne les déclarations-choc sur les femmes. De toute évidence, le thème l’obsède et il y voit la meilleure comparaison pour expliquer comment il voit le monde, c’est-à-dire comme un ensemble de forces chaotiques qui luttent contre leur contraire pour leur propre déploiement. Dans cette vision du monde, le féminin occupe un rôle déterminant, puisqu’il est tout le contraire de ce que Nietzsche connaît. On trouve à l’aphorisme 86 (notamment) le type d’élément qui indique que l’usage du concept ne renvoie pas à des personnes, mais à un rôle, qui peut être endossé ou rejeté :

À l’arrière-plan de toute vanité personnelle, les femmes conservent toujours pour leur part leur mépris impersonnel – pour « la femme » (Nietzsche 2003, 696).

Le chapitre 7 contient également beaucoup de remarques sur les femmes (auxquelles nous nous attarderons dans les chapitres 4 et 5, puisqu’elles concernent l’émancipation féminine), notamment l’aphorisme 232, où il tourne en ridicule l’idée de « femme en soi » (ce qui indique à tout le moins des réserves face aux approches essentialistes) mais aussi les tentatives de démystification de cette soi-disant nature féminine à laquelle Nietzsche ne semble pas adhérer. Cela ne l’empêche aucunement d’ajouter en passant dans ce même paragraphe que « la parure fait partie de l’éternel féminin » et que son « grand art est le mensonge, sa plus haute préoccupation est l’apparence et la beauté », pour ensuite conclure par un feu d’artifice :

Avouons-le, nous autres hommes, nous honorons et aimons précisément cet art et cet instinct chez la femme, nous qui avons la tâche difficile et qui nous unissons volontiers, pour notre soulagement, à des êtres dont les mains, les regards, les tendres folies font apparaître presque comme des erreurs notre gravité, notre profondeur (Nietzsche 2003, 775).

On abandonnerait à moins toute tentative de compréhension. Mais… nous n’en sommes pas à une « tendre folie » près, n’est-ce pas ? Alors poursuivons. En fait, Nietzsche semble reprocher aux féministes de son époque non pas d’avoir de l’ambition, mais bien de se priver d’un des avantages en leur faveur : l’aura de soi-disant mystère qu’on leur attribue et dont elles peuvent tirer parti en faisant preuve d’habileté. Rappelons en passant que Nietzsche est un lecteur de Machiavel : il conçoit les rapports sociaux comme des luttes à gagner, c’est là l’esprit du titre de l’essai. Nous devons apprendre à vivre « par-delà » les notions de « bien » et de « mal » sous tous les rapports, y compris les rapports entre hommes et femmes, qu’ils soient conjugaux ou politiques, ce qui, dans sa perspective, revient au même à certains égards (Okin 2008 ; Krulic 2001). Il faut plutôt vivre de sorte à favoriser la santé, le plein déploiement d’un élan vital dont la valeur dépasse de loin l’accession à une quelconque « vérité » : c’est en ce sens qu’il juge les efforts de clarification déployés par les militantes, qui cherchent à convaincre leurs concitoyens qu’elles sont leurs « égales ». C’est que la force, croit Nietzsche, se trouve du côté obscur (c’est-à-dire que la véritable force morale est d’être capable de vivre avec l’incertitude, le risque, le doute, avec le fait qu’il n’existe pas de vérité immuable). En ce sens, les femmes ont peu à gagner à rejoindre les hommes sur le terrain de l’obsession métaphysique.

Ironiquement, c’est tout juste après, dans un des passages les plus irritants à première vue, que l’on trouve une concession non négligeable, à l’aphorisme 237b :

Les hommes ont jusqu’à présent traité les femmes comme des oiseaux qui descendus de quelque hauteur se seraient égarés parmi eux : comme quelque chose de plus raffiné, de plus vulnérable, de plus sauvage, de plus singulier, de plus doux, de plus sensible – mais comme quelque chose qu’il faut mettre en cage pour l’empêcher de s’enfuir (Nietzsche 2003, 778).

Macho dans la forme, cet aphorisme est néanmoins éloquent sur le caractère non naturel des disparités de pouvoir entre hommes et femmes : il reconnaît, noir sur blanc, que c’est volontairement que les hommes entravent le pouvoir des femmes, en prétextant une différence de nature entre les sexes. Le « comme » indique une comparaison métaphorique et non une relation d’identité : les femmes ne sont pas des oiseaux raffinés, mais en les décrivant comme tels, on se trouve à justifier leur assujettissement et leur marginalisation. Aussi caricaturale que soit la formulation, elle révèle que Nietzsche reconnaît la source politique de la disparité. Mais… nous y reviendrons dans le quatrième chapitre.

L’année 1887 est marquée par la publication d’un ouvrage flamboyant qui s’oppose de façon frontale aux conceptions les plus chères à la philosophie occidentale. Dans Généalogie de la morale. Un écrit polémiqueAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎, Nietzsche se fait plus systématique que dans ses livres précédents et sa réflexion s’est affinée de sorte à suivre un fil directeur plus clair. Il entreprend de montrer comment la culture occidentale s’est appauvrie au fil de l’histoire en se donnant elle-même des valeurs morales malsaines qui affaiblissent, plutôt que des valeurs morales fortes qui permettent de déployer le plein potentiel humain. Plaidant pour la réhabilitation du corps et de ses élans, le philosophe entreprend de lutter contre le ressentiment qui résulte de la négation de ses instincts. Il propose la mise en place d’une morale forte, affirmative, affranchie du devoir moral d’obéissance aux valeurs chrétiennes et la remise en question d’institutions telles que la religion et l’éthique, et par conséquent, celle du mariage (ce qui a un impact direct sur sa façon de juger les comportements genrés). Mais pour y arriver, il faut cerner l’origine de ces institutions et des croyances sur lesquelles celles-ci reposent, c’est-à-dire en faire la « généalogie » (idée qui fera de lui l’un des philosophes ayant le plus marqué le 20e siècle).

C’est donc à une remise en question de toute la culture occidentale que Nietzsche se consacre, mais contrairement à ses ouvrages précédents, il est peu question du « deuxième sexe ». Dans l’avant-propos : aucune mention, sauf le terme « efféminé », deux fois. Aucune mention pertinente dans la première dissertation, une seule référence aux « femmelettes hystériques de notre civilisation » (Nietzsche 2003, 889) à l’aphorisme 7 dans la deuxième (décidément !). La troisième dissertation porte sur l’idéal ascétique : c’est là que revient la question de la femme de façon plus centrale. (On voit ici que Nietzsche ne réussit pas tout à fait à se dégager d’une lecture judéo-chrétienne, puisque la femme est – encore – associée à la tentation.)

Avec l’essai qui suit, Le Crépuscule des idoles, ou comment philosopher à coups de marteauAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎ publié en 1888, Nietzsche reprend le problème sous un autre angle. La sexualité comme source de la morale y est évoquée dès le premier aphorisme, dans la section « La morale en tant que manifestation contre nature », et occupe une place importante. Plusieurs aphorismes courts (donc difficiles à interpréter) mentionnent les femmes, sous forme de boutades, principalement, dont certaines sont déroutantes. L’accent est mis sur l’ivresse de l’excitation sexuelle (enfin un mot positif sur ce noble sujet à l’aphorisme 8, dans la section « Flâneries inactuelles »), de même que la vision de la sexualité par Schopenhauer à l’aphorisme 22, ce qui permet au philosophe d’effectuer un retour sur les idées consignées dans ses premiers écrits, dont La Naissance de la tragédieAccéder au texte intégral (traduction de Jean Marnold et Jacques Morland).↩︎. Mais c’est dans la section « Comment le “monde-vérité” devint enfin une fable. Histoire d’une erreur » que l’on trouve le passage-clé qui permet de saisir la rhétorique derrière son discours sur les femmes :

Le « monde-vérité », inaccessible pour le moment, mais permis au sage, au religieux, au vertueux (« pour le pécheur qui fait pénitence »). (Progrès de l’idée : elle devient plus fine, plus insidieuse, plus insaisissable, – elle devient femme, elle devient chrétienne…) (Nietzsche 2003, 1046).

Dans ce passage, Nietzsche articule clairement l’association traditionnelle entre femmes et moralité : « femme » est une insulte qui permet de désigner quiconque manque de force. Mais il est tout à fait conscient par ailleurs que ce lien n’est que façade. La suite s’avère plus intéressante encore, puisqu’à la fin de l’aphorisme 39 de la section « Flâneries inactuelles », Nietzsche reconnaît explicitement que les rapports hommes-femmes sont régis par une structure patriarcale de domination (qui s’autojustifie sur d’étranges fondements biologiques) :

Jamais, au grand jamais, on ne fonde une institution sur une idiosyncrasie ; je le répète, on ne fonde pas le mariage sur « l’amour », – on le fonde sur l’instinct de l’espèce, sur l’instinct de propriété (la femme et les enfants étant des propriétés), sur l’instinct de la domination qui sans cesse s’organise dans la famille en petite souveraineté, qui a besoin des enfants et des héritiers pour maintenir, physiologiquement aussi, en mesure acquise de puissance, d’influence, de richesse, pour préparer de longues tâches, une solidarité d’instinct entre les siècles. Le mariage, en tant qu’institution, comprend déjà l’affirmation de la forme d’organisation la plus grande et la plus durable : si la société prise comme un tout ne peut porter caution d’elle-même jusque dans les générations les plus éloignées, le mariage est complètement dépourvu de sens. – Le mariage moderne a perdu sa signification – par conséquent on le supprime (Nietzsche 2003, 1106).

Rappelons-le, Nietzsche est un lecteur de Schopenhauer, s’intéresse à la biologie, est contemporain de Darwin : c’est sur cette base qu’il parle du mariage comme d’un mécanisme de survie de l’espèce. Son intérêt pour les théories évolutionnistes explique nombre de ses affirmations, mais ne résout pas tout non plus. En fait, tout juste après ce passage sur le mariage, il aborde la question de la beauté – mécanisme adaptatif par excellence – dans l’aphorisme 47 intitulé « La beauté n’est pas un accident ». Nietzsche introduit la comparaison avec le culte de la beauté masculine chez les éphèbes grecs (« quel travail et quel effort au service de la beauté le sexe mâle avait exigé de lui-même depuis des siècles ! » (2003, 1113)). Banal en apparence, ce rapprochement trahit quand même quelque chose : que d’associer la beauté aux femmes et d’en faire des êtres désirables sur la base de ce critère est de l’ordre de l’injonction sociale. Donc Nietzsche sait et concède de lui-même que les critères habituels de démarcation reposent sur la socialisation plus que sur la biologie, qui n’est qu’un prétexte servant à justifier un état des rapports sociaux.

L’ouvrage qui suit Le Crépuscule des idoles adopte un tout autre angle d’analyse. En effet, L’AntéchristAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎ (rédigé en 1888, publié en 1895) est une attaque en règle contre ce qui gangrène la culture occidentale depuis deux millénaires, selon Nietzsche : le christianisme. Cette religion morbide, qui pousse à un égalitarisme répressif, qui tue tout élan de dépassement. Plusieurs occurrences peu significatives : il y est question de ces « bêtes curieuses » (aphorisme 12) et des « femmes hystériques » (aphorisme 52), mais un passage se démarque :

Contre l’ennui les dieux mêmes luttent en vain. Que fait-ilDieu↩︎ ? Il invente l’homme, – l’homme est divertissant… Mais voici, l’homme lui aussi s’ennuie. La miséricorde de Dieu envers la seule détresse que comportent les paradis ne connaît plus de limites : il créa immédiatement d’autres animaux. Première méprise de Dieu : l’homme ne trouva pas les animaux divertissants, – il domina sur eux, il ne voulait plus être « animal ». – Par conséquent, Dieu créa la femme. Et, en effet, c’en était fini de l’ennui, – mais aussi d’autre chose ! La femme fut la deuxième méprise de Dieu. – « La femme est, dans son essence même, serpent, Heva » – tout prêtre sait cela : « c’est de la femme que provient tout le mal du monde » – tout prêtre sait cela également. « Par conséquent, c’est d’elle aussi que provient la science » (aphorisme 48) (Nietzsche 2003, 1177‑78).

Hystériques, problématiques, les femmes ? Au moins, elles sont potentiellement savantes, c’est déjà ça de pris, ça fait changement de cette croyance bien ancrée dans l’histoire de la philosophie voulant qu’elles soient limitées cognitivement par natureSur la différenciation sexuelle perpétuée par la traduction philosophique, voir Les femmes de Platon à Derrida ; anthologie critique (Collin, Pisier, et Varikas 2011)↩︎. L’aphorisme 56 débute ainsi :

Enfin, tout dépend à quelle fin on ment. Que le christianisme n’ait pas de fins « sacrées », voilà mon objection contre ses moyens. Rien que des fins mauvaises : empoisonnement, calomnie, négation de la vie, le mépris du corps, le dénigrement et l’auto-avilissement de l’homme par la notion de péché, – par conséquent ces moyens aussi sont mauvais (Nietzsche 2003, 1189).

C’est un procès d’intention, certes. Mais la fin est intéressante, puisque Nietzsche y établit une comparaison avec la Loi de Manu, un Dharmashastra (traité juridique de loi divine dans l’hindouisme qu’il qualifie de « livre incomparablement spirituel et supérieur »), où, selon lui, on trouve l’exact contraire de l’esprit du christianisme :

Toutes les choses sur lesquelles le christianisme étale son insondable vulgarité, par exemple la conception, la femme, le mariage, sont ici traitées avec respect, avec amour et confiance. Comment donc peut-on mettre entre les mains d’enfants et de femmes un livre qui contient cette parole abjecte : « Pour éviter l’impudicité, que chacun ait sa femme et que chaque femme ait son mari… car il vaut mieux se marier que de brûler ? » Et a-t-on le droit d’être chrétien aussi longtemps que la genèse de l’homme est christianisée, c’est-à-dire souillée par la notion d’immaculée conception ? (aphorisme 56) (Nietzsche 2003, 1189).

Le passage se poursuit par une citation du texte sacré et poétique, au sein duquel on trouve, selon Nietzsche, en plus de prescriptions plus saines que celles contenues dans la Bible un « saint mensonge » (« chez la jeune fille le corps tout entier est pur »). Au-delà du caractère anecdotique, ce qu’il entend souligner ici est qu’il n’est pas dans l’essence de la religion de rejeter le corps. Ce serait en fait une tare du christianisme en particulier, puisque d’autres religions intègrent dans leur doctrine des préceptes qui contribuent non pas à la négation mais au déploiement des forces vitales. Les rapports hommes-femmes pourraient (auraient pu ?) par conséquent être tout autres. Donc non seulement ce commentaire n’est pas en tant que tel antireligieux, mais en plus, il cerne clairement les tendances misogynes de l’institution chrétienne (qui, on le sait, a davantage à voir avec l’influence de l’apôtre Paul de Tarse qu’avec le message du Christ, surtout si l’on considère que la rédaction de ses lettres a précédé celle des Évangiles).

En 1888, Nietzsche rédige Ecce homo. Comment on devient ce que l’on estAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎, ouvrage sans égal dans l’histoire de la philosophie : le texte est court, vindicatif et flamboyant, soit tout le contraire d’un traité de philosophie. En fait, c’est une autobiographie intellectuelle faite dans l’urgence, dans laquelle l’auteur revient sur son œuvre, sa vie, ses victoires et échecs. Évidemment, la question de la femme y est abordée :

[…] le penchant agressif ressortit aussi nécessairement à la force que le sentiment de vengeance et de rancune à la faiblesse. La femme par exemple est vindicative ; c’est inhérent à sa faiblesse, au même titre que sa sensibilité à la détresse d’autrui (« Pourquoi je suis si sage », aphorisme 7) (Nietzsche 2003, 1218).

Au risque de tomber dans le sophisme ad hominem, rappelons qu’il est à cette époque souffrant : il n’est aucunement question de stigmatiser ici l’auteur sur la base de considérations liées à son état de santé ou de juger les textes en fonction de ce critère. Il demeure néanmoins que les conditions de rédaction de ce texte n’étaient pas idéales et que le résultat se caractérise par ses élans hyperémotifs et hargneux qui transparaissent dans l’écriture : le texte n’a vraisemblablement pas bénéficié du recul nécessaire à la clarification et bonification conceptuelle de son contenu. Mais le délire, paradoxalement, devient révélateur dans un passage où il distingue des sortes de femmes, indiquant au passage qu’il assume pleinement son adhésion à une codification stéréotypée des comportements genrés :

Puis-je, au passage, m’aventurer à prétendre que je m’y connais en mignonnes ? Cela fait partie de mon patrimoine dionysiaque. […] peut-être suis-je le premier psychologue de l’Éternel Féminin. Elles m’aiment toutes – vieille histoire : mis à part les femmes sinistrées, les « émancipées », celles qui n’ont pas le nécessaire pour faire des enfants. Par bonheur, je ne suis pas disposé à me laisser déchirer : la femme accomplie déchire quand elle aime… Je connais ces aimables ménades… Ah, quel petit fauve dangereux, insinuant, souterrain ! Et si plaisant, avec cela !… Une petite femme qui galope à la poursuite de sa vengeance culbuterait le destin en personne. – La femme est indiciblement plus méchante que l’homme, est aussi plus intelligente ; la bonté chez la femme est déjà une forme de dégénérescence… Chez celles qu’on appelle les « belles âmes » il y a en arrière-fond un malaise physiologique, – Je m’arrête là, sinon je deviendrais médeciniqueLe néologisme est de Nietzsche.↩︎ (« Pourquoi j’écris de si bons livres », aphorisme 5) (Nietzsche 2003, 1245‑46).

Mais il en rajoute et ici encore, la ligne de pensée est claire :

De même, tout « féminisme » chez les humains, et aussi chez l’homme, est ce qui pour moi ferme la porte : en ce cas on n’entrera jamais dans ce labyrinthe de connaissances audacieuses (« Pourquoi j’écris de si bons livres », aphorisme 3) (Nietzsche 2003, 1243).

Le combat pour l’égalité des droits est même un symptôme morbide : tout médecin sait cela. – Plus la femme est femme, plus elle se défend avec bec et ongles contre les droits en tant que tels : l’état de nature, l’éternelle guerre entre les sexes, lui confère, et de loin, la première place. A-t-on prêté l’oreille à ma définition de l’amour ? c’est la seule qui soit digne d’un philosophe. L’amour – dans ses moyens, la guerre, en son principe la haine à mort entre les sexes (« Pourquoi j’écris de si bons livres », aphorisme 5) (Nietzsche 2003, 1246).

On notera que c’est la formulation de La Naissance de la tragédie qui est reprise ici : Nietzsche semble n’en avoir jamais démordu. Il poursuit, en réitérant non pas une misogynie qu’on lui prête souvent, mais bien un antiféminisme viscéral :

A-t-on entendu ma réponse à la question : comment guérit-on – « sauve »-t-on une femme ? On lui fait un enfant. La femme a besoin d’enfants, l’homme n’est jamais qu’un moyen : ainsi parlait Zarathoustra. – « Émancipation de la femme », c’est la haine instinctive de la femme ratée, c’est-à-dire inapte à enfanter, contre la femme réussie, le combat contre l’« homme » n’est jamais qu’un moyen, prétexte, tactique. En voulant s’exhausser elles, sous l’appellation de « femme en soi », de « femme supérieure », d’« idéaliste femme », elles veulent rabaisser le niveau général de la femme ; pas de plus sûr moyen pour cela que l’éducation en lycée, les pantalons et les droits politiques du bétail électoral (« Pourquoi j’écris de si bons livres », aphorisme 5) (Nietzsche 2003, 1246).

Ironiquement, il admet le caractère fallacieux d’une catégorisation essentialisante (qu’il avait pourtant portée dans son œuvre à plusieurs reprises), en ce qu’il reconnaît le caractère politique des formes de vie féminines autres que la maternité : être mère s’accompagne d’un certain idéal, alors qu’être émancipée implique de rejeter certains éléments de ce même idéal. C’est donc dire que Nietzsche comprend tout à fait que les normes comportementales imposées aux femmes ne conviennent pas à toutes, tout comme il comprend que les normes de genre ne sont pas le reflet précis de ce qu’on pourrait appeler la condition humaine :

Au fond, les émancipées sont les anarchistes dans l’univers de l’« Éternel Féminin », les laissées-pour-compte dont l’instinct, tout au fond, est la vengeance… Toute une espèce du plus pernicieux « idéalisme » – qui d’ailleurs apparaît aussi chez les hommes, par exemple chez Henrik Ibsen, cette vieille fille typique a pour but d’empoisonner la bonne conscience, la nature dans l’amour sexuel… Et, pour ne laisser aucun doute sur mon opinion à ce sujet, aussi honnête que stricte, je tiens à faire part d’un article de mon code moral contre le vice : sous le nom de vice je combats toute espèce de contre nature ou, si l’on préfère les grands mots, d’idéalisme. Voici cet article : « La prédication de la chasteté est une incitation publique à la contre nature. Tout mépris de la vie sexuelle, toute souillure jetée sur elle au moyen de l’idée d’“impur” est l’attentat même contre la vie, – c’est le vrai péché contre l’Esprit saint de la vie » (« Pourquoi j’écris de si bons livres », aphorisme 5, mes italiques) (Nietzsche 2003, 1246).

Le Cas WagnerNous passons sous silence l’opuscule Dithyrambes de Dionysos (publication en 1889), texte essentiellement poétique qui ne comporte aucune mention du thème qui nous intéresse. Idem pour Nietzsche contre Wagner qui reprend pour l’essentiel sous forme remaniée des idées exposées dans des publications antérieures (réécriture en 1888, publication en 1889).↩︎, rédigé en 1888Accéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎, est le chant du cygne d’un penseur qui se sent trahi par l’une de ses influences les plus marquantes : le compositeur Richard Wagner, en qui il avait vu, plus jeune, non seulement la marque d’un génie, mais l’étoffe d’une figure quasi paternelle. Déçu du tournant « chrétien » qu’opère le compositeur bâlois qui avait fait sa marque en révolutionnant la mise en scène d’opéra, Nietzsche (fervent mélomane et en mesure d’apprécier les innovations musicales) en fait sa tête de Turc, le symbole de la décadence occidentale. Prétexte à un retour sur l’ensemble de sa trajectoire intellectuelle, la critique des intrigues et personnages de l’œuvre wagnérienne permet également à Nietzsche de rappeler les grandes lignes de sa conception des dynamiques hommes-femmes… pour le meilleur et pour le pire :

L’homme est lâche devant tout ce qui est éternellement féminin : c’est ce que savent les petites femmes. – Dans beaucoup de cas d’amour féminin, et peut-être précisément dans les plus célèbres, – l’amour n’est autre chose qu’un parasitisme plus raffiné, un moyen de se nicher dans une âme étrangère, parfois même dans une chair étrangère – hélas ! combien souvent au dépens [sic] de l’hôte ! (section 3) (Nietzsche 2003, 983‑84).

Deux éléments majeurs se dégagent de ce texte. D’abord, l’insistance sur la critique de la « femme à sauver » par un héros, un chevalier masculin, que Nietzsche a en horreur (or, tout le corpus de Wagner semble reposer sur cette dynamique, ce qui amène le philosophe à conclure à sa décadence morale). L’autre élément, qui hélas, contrebalance la critique du « sauveur », c’est l’introduction de Carmen, figure féminine tragique (qui sera analysée plus loin). Dans l’opéra qui inspire le philosophe, la « haine mortelle des sexes » se trouve illustrée dans sa plus simple formule : que le plus fort gagne. Par conséquent, Carmen perd la vie, puisque Don José « juge légitime » de se « faire justice » : dans un système patriarcal violent comme celui décrit dans l’opéra, les hommes ont droit de vie et de mort sur les femmes.

Ce qui ressort de cette référence à un personnage féminin fort, bien que le personnage soit assujetti à un rapport de pouvoir fatal, c’est, ironiquement, une certaine égalité hommes-femmes face aux imprévus de la vie. En effet, l’amour, le désir ont leurs propres lois, à chacun et chacune d’assumer les risques pour vivre pleinement : c’est ce que nous analyserons dans le chapitre 5.

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