Fabrique de l'interaction parmi les écrans

Ménager les faces par écran

Ménager les faces par écran : vers de nouvelles règles de politesse

Amélie Bouquain

Tatiana Codreanu

Christelle Combe

English version > Amélie Bouquain, Tatiana Codreanu, Christelle Combe, « Ménager les faces par écran : vers de nouvelles règles de politesse », Fabrique de l’interaction parmi les écrans : formes de présences en recherche et en formation (édition augmentée), Les Ateliers de [sens public], Montréal, 2021, isbn:978-2-924925-13-3, http://ateliers.sens-public.org/fabrique-de-l-interaction-parmi-les-ecrans/chapitre4.html.
version:0, 15/06/2021
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L’objet de ce chapitre est de redéfinir la politesse – notion à la fois linguistique, sémiotique et culturelle – dans un contexte relevant d’une situation de communication multimodale polyartefactée. Dans cette situation interactionnelle éminemment complexe, on rencontre non seulement des instances différentes (déterminées par le statut dans le groupe ou par les outils de communication) mais aussi des situations de présences différentes (de la présence physique à la présence artefactuelle et interactionnelle). Afin de rendre compte des comportements des participant·e·s et des actes de politesse, nous aurons recours à un cadre théorique pluridisciplinaire. Ce chapitre répond à la question suivante : en quoi consistent les rituels de politesse dans ce séminaire doctoral polyartefacté ? Il a pour objectif de documenter l’évolution et l’apprentissage par le groupe de la régulation de la relation interpersonnelle de la première à la dernière séance. Il propose également, à la manière des maximes de H. Paul Grice (1979) et Dan Sperber (1989), une redéfinition de nouvelles « règles » de politesse dans un tel contexte.

Cadre théorique

À partir de la microsociologie d’Erving Goffman (1974), la théorie de la politesse de Penelope Brown et Stephen C. Levinson (1978) adopte la préservation de la face comme modèle tandis que Jonathan Culpeper (1996) opte pour l’attaque de la face comme modèle de l’impolitesse.

Catégories de la politesse

Catherine Kerbrat-Orecchioni (2005) définit quatre catégories, de la politesse à l’impolitesse :

  • La politesse, soit l’existence dans l’énoncé d’un ou plusieurs marqueurs dont la présence est plus ou moins attendue en vertu des normes en vigueur ;

  • L’hyperpolitesse, soit la présence de marqueurs excessifs par rapport aux normes en vigueur ;

  • La non-politesse, soit l’absence « normale » de tout marqueur de politesse ;

  • L’impolitesse, soit l’absence « anormale » d’un marqueur de politesse ou la présence d’un marqueur d’impolitesse.

Pour étudier la politesse en contexte polyartefacté, nous nous appuierons sur les notions suivantes.

Les actes menaçants et les actes flatteurs pour la face

La « face » est « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » (Goffman 1974, 9) et la «  figuration » est « tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même) » (1974, 15). Pour étudier la politesse, il convient donc d’observer les actes menaçants pour la face (Face Threatening Acts ou FTA) ou encore les actes flatteurs (Face Flattering Acts ou FFA) (Kerbrat-Orecchioni 1996), sans négliger les aspects contextuels (Kerbrat-Orecchioni 2002). Dans notre cas, nous nous attacherons particulièrement au contexte polyartefacté, postulant précisément qu’un même énoncé peut valoir pour un FTA dans un contexte donné, et pour un FFA dans un autre contexte, et inversement.

Types de figuration

Les principaux types de figuration pour sauver la face tels que l’évitement, la réparation ainsi que la coopération

deviennent souvent des pratiques habituelles et normalisées : elles ressemblent aux coups traditionnels d’un jeu ou aux pas codifiés d’une danse. Chaque personne, chaque groupe et chaque société en a, semble-t-il, un répertoire que l’on se réfère quand on demande à quoi ressemble « vraiment » une personne ou une culture. Pourtant, il semble que chaque ensemble de pratiques manifestées par telle personne ou tel groupe soit tiré d’un ensemble structuré, unique et cohérent, des pratiques possibles, comme si la face, par sa nature même ne pouvait être sauvée que d’un certain nombre de façons, et que chaque groupement social dût faire son choix dans une matrice unique (Goffman 1974, 15‑16).

Notre travail consiste donc, à partir de la description de ce nouveau type d’interactions multimodales polyartefactées, à trouver cette matrice unique encore en train de se définir.

Les rituels de politesse

Kerbrat-Orecchioni propose la définition suivante des rituels de politesse :

[Ce] sont des pratiques réglées, qui se reproduisent plus ou moins à l’identique dans des situations identiques… Les formules rituelles sont pauvres en contenu informationnel, mais riches en signification relationnelle. L’absence d’un rituel attendu est perçue comme le symptôme menaçant d’une déchirure du tissu social, dont les conséquences peuvent être désastreuses (2002, 512).

Ainsi, la gestion de la parole dans un séminaire doctoral en face à face répond à certains rituels plus ou moins codifiés.

Rituels codifiés de séminaire doctoral

Après l’écoute de la conférence, la parole est généralement distribuée par un·e animateur·rice qui répond à des demandes plus ou moins explicites de prises de parole (main levée, regard, etc.). Ce moment de questions est attendu et une absence de questions pourrait même être considérée comme un FTA potentiel pour la face des conférencier·e·s, voire celle de l’animateur·rice qui palliera ce silence en posant lui·elle-même des questions aux conférencier·e·s. S’il s’agit en revanche d’un moment de travail et de réflexion entre les membres du séminaire, la parole peut circuler plus naturellement entre les participant·e·s, chacun écoutant la parole de l’autre, puis la prenant à son tour plus ou moins spontanément lorsqu’un espace semble s’être libéré (à la fin avérée d’une prise de parole, après un silence prolongé, etc.). Dans le contexte d’un séminaire polyartefacté, la prise de parole et sa distribution peuvent s’avérer plus complexes et les sujets se trouver confrontés plus que jamais à des contraintes multiples (Kerbrat-Orecchioni 2002).

Configuration du dispositif et prise de parole

Mais rappelons tout d’abord, en fonction de la configuration du dispositif et des différents artefacts, comment cette prise ou distribution de la parole peut se faire. Pour les participant·e·s dans la salle du séminaire (10 à 12 selon les sessions), cette prise de parole peut se faire par un signe de connivence avec l’animatrice (regard ou main levée), un simple regard balayant la salle permettant de voir si quelqu’un d’autre s’apprête à parler. La participante utilisant le Beam devra en revanche faire pivoter l’artefact, ou la participante sur le Kubi pivoter sur son socle pour pouvoir balayer la salle du regard ou se rendre visible aux autres participant·e·s. Dans les deux cas, cela aura une incidence sonore, voire visuelle pour l’ensemble des participant·e·s présent·e·s dans la salle du séminaire. Quant aux participant·e·s sur Adobe Connect, ils ont la possibilité de lever la main (fonction technologique proposée par la plateforme) ou de le faire physiquement face à leur webcam dans le cadre de la fenêtre impartie pour que cela soit perçu par les autres participant·e·s présent·e·s dans la salle du séminaire (certains d’entre eux·elles étant connecté·e·s également dans Adobe Connect). L’image des participant·e·s sur Adobe Connect est projetée sur le mur de la salle et les participant·e·s regardent cette image en général en étant assis·e·s et en levant la tête. En situation d’interactions en présentiel, la forme physique du corps des interlocuteur·rice·s, du Kubi (pivotant sur la table) et du Beam (se déplaçant dans la pièce) participent de l’expérience corporelle (Merleau-Ponty 1945).

Les termes d’adresse

Le système de l’adresse qui se compose des formes pronominales généralement de la deuxième personne et des formes nominales d’adresse (FNA) qui désignent et nomment le·la principal·e destinataire (Kerbrat-Orecchioni 2010), en fonction du genre d’interactions dans lequel elles interviennent, jouent un rôle particulier : un rôle dans l’organisation et la gestion de l’interaction, un rôle dans la sélection de l’allocutaire et la gestion des tours de parole, un rôle de renforcement du lien interlocutif et de l’acte de langage et enfin un rôle par rapport à la relation interpersonnelle (Kerbrat-Orecchioni 2010). Leur rôle est aussi primordial dans les séquences d’ouverture et de clôture.

La notion de coopération

La notion de coopération, qui est vue dans le contexte de la figuration par Goffman, est étudiée également par la biologie évolutive. Selon Martin A. Nowak (2006a ; 2006b), dans un groupe on peut distinguer trois types de comportements : les individus qui coopèrent (les coopérateur·rice·s et les super coopérateur·rice·s), les individus qui décident de rester en dehors de la coopération (les défecteur·rice·s) et les individus qui portent une valeur de jugement par rapport aux actes de coopération et de défection (les discriminateur·rice·s). Nowak souligne le coût associé au comportement coopérateur (en procurant un bénéfice à d’autres individus).

Coopération

Ainsi, on coopère en se basant sur les expériences vécues et en connaissant ce qui s’est produit auparavant. Un autre élément qui entre en jeu est celui de la réputation. Selon la valeur qu’on donne à un individu (réputation, prestige, etc.), on peut se trouver devant un cas de figure de coopération par réciprocité indirecte. La coopération émerge également dans une dynamique de groupe, réciprocité liée au réseau. Selon les liens et les interactions sociales, les individus qui souhaitent coopérer peuvent se regrouper entre eux et altérer les interactions sociales avec d’autres individus. Nowak met en avant également la difficulté des groupes et des situations interactionnelles mélangées en termes de coopération. Dans ce cas, une sélection par le groupe est opérée. On distingue trois types de comportements : les comportements coopératifs, les comportements non-coopératifs, et les comportements mixtes, ces derniers permettant une parité, un rapport d’égal à égal dans un groupe. Nowak et Highfield (2011) soulignent le fait qu’en situation présentielle et non médiée, les rapports inégaux entre les individus sont plus fréquents.

La politesse implique également des rapports de réciprocité directe, indirecte et des processus sélectifs basés sur les coûts et les bénéfices. De la même manière, la réputation d’un individu peut placer celui-ci au-dessus des coûts et des bénéfices et guider les règles et les comportements dans le cadre du séminaire. Cela rejoint la notion de face dans le contexte des relations sociales selon Goffman qui conçoit « une grande partie de l’activité interne à la rencontre comme étant un effort de la part des participants pour surmonter tous les événements imprévus qui risqueraient de les faire voir sous un jour fâcheux, sans pour autant rompre leurs relations » (1974, 38).

Le statut des participant·e·s

Le séminaire doctoral polyartefacté forme selon l’acception de Goffman une équipe, c’est-à-dire :

un ensemble de personnes dont la coopération très étroite est indispensable au maintien d’une définition donnée de la situation. C’est un groupe qui est en relation, non pas avec une structure sociale ou une organisation sociale, mais plutôt avec une interaction ou une série d’interactions dans laquelle, on maintient la définition adéquate de la situation (Goffman 1973, 102).

Les membres d’une équipe sont interdépendants et cherchent à donner la représentation attendue du public.

À partir de la notion de cadre participatif dynamique (Goffman 1987) et des entrées d’analyse de la biologie évolutive, nous distinguerons les statuts suivants :

Afin de définir les rituels de politesse propre à ce contexte, ce chapitre répondra aux questions de recherche suivantes :

Analyses et résultats

Formes nominales d’adresse : évolution diachronique

Dans cette partie, nous étudierons les formes nominales utilisées pour s’adresser ou encore désigner les participant·e·s qui, pour participer à distance au séminaire doctoral, devaient utiliser un artefact (Adobe Connect, Beam ou Kubi). Notre étude est diachronique de la première à la dernière séance du corpus recueilli.

Dans ce contexte polyartefacté, il convient tout d’abord de prendre en compte les caractéristiques des artefacts impliqués, mais aussi les différentes « sphères d’interactionsPar « sphère d’interactions », nous entendons l’espace ouvert aux interactions que permet l’artefact. Les interactions peuvent donc avoir lieu au sein de cet espace et être caractérisées d’inter ou encore d’intra quand les interactions ont lieu dans des espaces d’intersection entre différentes sphères (lors de l’utilisation de plusieurs artefacts), par exemple si un ordinateur connecté au logiciel de visioconférence est utilisé pour tout un groupe présentiel, intégrant les artefacts présents dans la salle, tels que les robots de téléprésence Beam et Kubi.↩︎ » qui leur sont inhérentes.

Caractéristiques des différents artefacts

Artefacts Robot Beam Robot Kubi Adobe Connect
Typologie d’artefacts individuel individuel individuel et groupe*
Types de discussions dialogue et polylogue dialogue et polylogue dialogue et polylogue
Sphères d’interactions inter inter inter et intra
Types d’interactions oral synchrone oral synchrone oral et écrit synchrone


* Individuel au sens qu’un seul individu se connecte à distance avec son ordinateur et de groupe au sens où le logiciel permet la connexion de plusieurs participant·e·s distant·e·s.

Tel que le dispositif a été mis en place, entre les participant·e·s connecté·e·s via les robots Beam et Kubi, Adobe Connect et le groupe en présentiel, il ne peut techniquement y avoir que des interactions orales synchrones (sphère d’interactions intra). Néanmoins, tou·te·s les participant·e·s avaient la possibilité de se connecter également sur Adobe Connect – ceux et celles en présentiel tout comme ceux et celles qui utilisaient Beam et Kubi –, permettant des échanges écrits synchrones à travers le chat du logiciel (sphère d’interactions inter).

Pendant ce séminaire, tou·te·s les participant·e·s se désignent par leurs prénoms. Le tutoiement est utilisé entre les membres pérennes et l’usage du « vous » est relatif au fait de s’adresser au groupe (tutoiement) ou aux conférencier·e·s (vouvoiement). Notre analyse se concentre sur les FNA utilisés par les participant·e·s en présentiel pour désigner les participant·e·s à distance.

L’analyse du corpus au niveau macro nous permet de définir trois niveaux de perception et de représentation correspondant à des catégorisations (« membership categorization device », Sacks 1992) qui vont avoir un effet sur la désignation des participant·e·s à distance par les participant·e·s en présentiel et cela en particulier par le ou la participant·e ayant le leadership dans le cadre de l’animation du séminaire :

Cette catégorisation mise en évidence par notre analyse révèle une perception allant du globalisant à l’individualisation et donc une graduation dans la représentation du groupe et des participant·e·s à distance à ce séminaire doctoral liée aux effets de présence. C’est à travers ces trois catégorisations que nous avons mené notre analyse au niveau micro.

Pour cela, nous avons relevé et analysé les FNA utilisées dans chaque séance et mis en évidence les évolutions que nous avons constatées entre la première et la dernière séance.

Catégorisation groupale Catégorisation artefactuelle Catégorisation individuelle
Séance 1 X X X
Séance 2 X X X
Séance 3 X X
Séance 4 X
Séance 5 X

Séance 1

Tableau de la séance 1

Catégorisation Formes nominales d’adresse
Catégorisation groupale 00:20:00 - Christine : « On va peut-être donner la parole à la distance »

00:32:11 - Christine : « Est-ce que à distance vous auriez des petites suggestions, remarques… »
Catégorisation artefactuelle 00:35:52 - Christine : « Le robot éternue »
Catégorisation individuelle 00:20:13 - Christine : « On va peut-être donner la parole à la distance, vous avez des choses à dire ? »
« Non ? Amélie ? Tatiana ? »

00:35:52 - Morgane : « À tes souhaits »

Dès la première séance, dans le fait de s’adresser aux autres, nous observons une scission entre présentiel et distanciel, comme s’il existait au-delà des différents artefacts utilisés par les participant·e·s à distance, deux espaces qui coexistaient à travers des effets de groupe : ceux et celles qui sont en présentiel et ceux et celles qui composent le groupe à distance.

Analyse de la séance 1

Le fait d’interagir avec des participant·e·s connecté·e·s à distance semble peu naturel, Christine (l’animatrice du groupe) s’efforce ponctuellement de leur donner la parole mais dans l’ensemble ces participant·e·s interviennent peu ou pas de manière naturelle, tel que cela serait le cas d’interactions dans un groupe en présentiel sans présence d’artefacts.

Nous constatons que les participant·e·s à distance constituent en premier lieu un groupe à distance (« la distance », « à distance ») avant d’être nommé·e·s comme des individus à part entière. Leurs prénoms sont utilisés pour les désigner dans un deuxième ou troisième temps, afin de les interpeller individuellement souvent suite à une absence globale de réponse lorsque Christine a donné la parole à « la distance », voire pour combler le silence.

Par ailleurs, le moment où Amélie (la participante connectée avec le Beam) éternue met en évidence la dichotomie de la réalité de la situation vécue par les participant·e·s en présentiel. L’une s’exclame « Le robot éternue » tandis que l’autre dit « À tes souhaits ». D’une part, l’artefact est personnifiéCf. chapitre « Intercorporéité artefactée, entre réification et personnification ».↩︎, d’autre part, c’est la participante à distance qui est prise en compte (catégorisations artefactuelle et individuelle).

Catégorisations artefactuelle et individuelle

Séance 2

Tableau de la séance 2

Catégorisation Formes nominales d’adresse
Catégorisation groupale 00:01:24 - Les conférencier·e·s : « les autres »

00:51:40 - Christine : « ceux qui sont à distance »

1:06:10 - Christine : « Jean-François et après on donnera la parole aux personnes qui sont à distance »

1:13:10 - Christine : « donner la parole aux personnes à distance »
Catégorisation artefactuelle 00:01:24 - Les conférencier·e·s : « Sur Beam », « Beam », « corps à corps avec Beam », « votre Beam »

00:51:47 - Françoise et Christine : « le robot »

00:53:24 - Les conférencier·e·s : « le Beam qui se retourne aussi »

1:13:10 - Christine : « On va peut-être donner la parole aux personnes à distance, qui voudrait poser une question par exemple parmi ceux de Adobe d’abord… Christelle, Tatiana, Prisca, Liping »
Catégorisation individuelle 00:51:23 - Christine : « Amélie si tu peux brancher ta caméra »

1:13:10 - Christine : « On va peut-être donner la parole aux personnes à distance, qui voudrait poser une question par exemple parmi ceux de Adobe d’abord… Christelle, Tatiana, Prisca, Liping »

1:19:47 - Christine : « Je donne la parole finalement à Amélie parce qu’elle a été squeezée tout le temps par nous »

1:20:00 - Jean-François : « Il y a Christelle qui a levé la main aussi »

1:33:25 - Christine : « Amélie tu as quelque chose à dire ? … à distance non plus ? »

La séance 2 se caractérise par la présence de conférencier·e·s invité·e·s.

Analyse de la séance 2 (1/2)

Nous notons que dans cette séance les conférencier·e·s s’adressent à plusieurs reprises à Amélie (pilote du Beam) et la désignent à chaque fois par la marque du robot « Beam » (catégorisation artefactuelle). Alors que concernant les participant·e·s présent·e·s à distance avec le logiciel Adobe Connect, les conférencier·e·s s’adressent directement à eux une première fois en utilisant « vous » (effet de groupe, catégorisation groupale) et en les désignant à une autre reprise par « les autres ». En termes de représentation, cela renforce le sentiment de la coexistence de deux espaces, comme déjà identifié lors de la séance 1 chez les participant·e·s en présentiel et la mise en évidence d’une catégorisation groupale très marquée.

Catégorisations artefactuelle et individuelle

Concernant la désignation des personnes à distance par les participant·e·s en présentiel, nous pouvons faire les mêmes constats que lors de l’analyse menée sur le corpus de la séance 1, à savoir qu’en particulier Christine s’adresse à elles d’abord comme des participant·e·s à distance (« ceux qui sont à distance », « aux personnes à distance », « à distance »), mais aussi comme des personnes connectées à travers un artefact (« le robot », « parmi ceux d’Adobe d’abord »), et donc l’existence d’une catégorisation artefactuelle, et enfin comme des personnes en tant que telles avec l’utilisation de leurs prénoms, mais toujours afin de les solliciter pour une prise de parole, qui reste distribuée.

Notons néanmoins qu’à trois reprises les prénoms des participant·e·s sont utilisés directement pour les interpeller ce qui constitue un premier changement.

Analyse de la séance 2 (2/2)

Dans un des cas, il s’agit néanmoins d’une demande d’un acte à réaliser (« Amélie si tu peux brancher ta caméra »), acte que seule la personne physique peut effectuer.

En amont de notre analyse de la séance 3, il convient de signaler qu’entre la séance 2 et la séance 3, le groupe de recherche a commencé à effectuer les entretiens semi-directifs auprès des participant·e·s, ce qui a pu entraîner une autoréflexion et une conscientisation sur certains éléments, comme par exemple l’emploi du nom de l’artefact (catégorisation artefactuelle) pour désigner un ou une participant·e à distance.

Séance 3 - parties 1 et 2

Tableau de la séance 3

Catégorisation Formes nominales d’adresse
Catégorisation groupale 00:03:26 - Christine : « ceux qui sont à distance »

00:05:56 - Christine : « à la distance »

00:22:48 - Christine : « toi t’es pas là, Amélie non plus… et Tatiana… vous êtes obligatoirement à distance »
Catégorisation artefactuelle
Catégorisation individuelle 00:03:40 - Caroline : « je sais pas si vous m’entendez bien ? »

00:03:40 - Caroline : « ceux qui sont absents », « quelqu’un qui n’est pas présent »

00:06:05 - Christine : « ils sont presque aussi nombreux que nous »

00:07:42 - Christine : « c’est celui qui est à l’intérieur du robot »

00:14:40 - Christine : « les personnes à distance »

00:15:13 - Christine : « C’est normal qu’on voit pas Tatiana »

00:19:30 - Christine : « Amélie, Tatiana »

00:22:48 - Christine : « toi t’es pas là, Amélie non plus… et Tatiana… vous êtes obligatoirement à distance »

00:42:13 - Christine : « C’est par à coup qu’elle se déplace Amélie là »

Analyse de la séance 3 (parties 1 et 2) (1/4)

Lors de la séance 3, un autre artefact a été introduit – le robot Kubi, c’est ainsi que deux participantes à distance étaient connectées avec des robots de téléprésence (Beam et Kubi) et une troisième participante avec le logiciel de visioconférence Adobe Connect. Notons que cette séance était dédiée à la présentation des travaux de recherche du groupe, et selon les axes de recherche définis en amont, chaque groupe présentait alors aux autres l’avancée de ses travaux et analyses.

La classification et répartition en trois catégorisations des FNA utilisées lors de la séance 3 laisse tout d’abord apparaître la disparition de la catégorisation artefactuelle, à savoir la désignation des participant·e·s par le nom de l’artefact utilisé, mais aussi une tendance plus prononcée vers la catégorisation individuelle, c’est-à-dire l’utilisation de termes d’adresse relatifs à l’individu (« Amélie, Tatiana », « les personnes à distance »).

Analyse de la séance 3 (parties 1 et 2) (2/4)

Néanmoins, comme pour les deux séances précédentes, nous pouvons constater que la perception de deux espaces distincts perdure : présentiel versus distanciel.

Toutefois, à la différence des séances 1 et 2, les FNA relatives à la catégorisation groupale (« ceux qui sont à distance », « à la distance ») utilisées à chaque fois par Christine ne sont pas ici employées afin de s’adresser directement aux participant·e·s à distance mais pour les évoquer dans le cadre de la discussion au sein du groupe. Il s’agit d’une forme de désignation et non d’une forme d’adresse. Cet effet de groupe, de deux espaces coexistants, comme constatés lors des deux premières séances, est renforcé par la remarque de Christine « ils sont presque aussi nombreux que nous », le « nous » désignant dans la bouche de l’animatrice le groupe en présentiel et non l’ensemble des participant·e·s au séminaire.

À partir de cette séance, on note un changement concernant les FNA utilisées afin de s’adresser aux participant·e·s à distance, en l’occurrence l’emploi de leurs prénoms pour les interpeller ou les désigner et cela en particulier de la part de Christine.

Analyse de la séance 3 (parties 1 et 2) (3/4)

Ce changement peut être dû à l’expérience acquise par les participant·e·s au fil des séances, tel que cela a d’ailleurs été mis en évidence lors de l’entretien avec Jean-François où il qualifie d’apprentissage les interactions au sein du dispositif :

Je pense que tu apprends à le faire parce que tu te rends compte où on te dit que telle personne n’est pas à l’aise avec cette configuration.

Cette notion d’apprentissage est reprise dans cette séance lors de la présentation des analyses des groupes, il est question d’apprentissage des interactions et de leur gestion à l’intérieur du groupe, également défini comme une « communauté de confiance ». Les « normes » d’interactions évoluent au sein du groupe au fil des séances et donc des expériences, permettant des ajustements en regard de ce qui est analysé comme non satisfaisant ou pouvant faire l’objet d’amélioration.

Extrait d’entretien de Christine

Christine le souligne également en entretien :

Christine : « Bon, il y a encore des choses à améliorer et, par exemple, en me revoyant sur les vidéos justement, je n’aime pas quand je dis “le robot” plutôt que de dire “Amélie”. Si tu veux, c’est pratique de dire cela, mais si j’étais dans le robot, par empathie, je n’aimerais pas qu’on m’appelle “le robot”. Mais c’est très difficile c’est-à-dire qu’on est à un moment techno-historique. »

Tatiana : « Mais en même temps le robot existe. »

Christine : « Oui il existe mais c’est quand même Amélie quoi donc je préférerais dire Amélie […] du coup en me revoyant, je me suis dit PAS cool, quoi. »

Analyse de la séance 3 (parties 1 et 2) (4/4)

Les entretiens qui ont été réalisés par les différents groupes, ainsi que l’expérience au sein du dispositif et les réflexions inhérentes ont donc contribué à un changement dans les FNA employées lors des interactions, et cela en particulier en ce qui concerne les participant·e·s en présentiel, dont Christine (l’animatrice), envers les participant·e·s suivant le séminaire à distance.

Toutefois, la désignation des participant·e·s à distance par certains membres du groupe reste dichotomique. Ainsi à plusieurs reprises, les participant·e·s à distance sont désigné·e·s par le terme « absent·e·s ». Deux groupes semblent coexister : « les présent·e·s » et « les absent·e·s ». Christelle interpelle alors le groupe sur cet emploi et le choix de cette FNA. Caroline convient alors que le terme n’est pas « satisfaisant » et qu’il ne s’agit pas de sa représentation. En effet, si les participant·e·s qui suivent le séminaire via un artefact ne sont effectivement pas présent·e·s physiquement, au sens corporel, ils et elles ne sont pas non plus absent·e·s au sens propre du terme.

Séance 4

Tableau de la séance 4

Catégorisation Formes nominales d’adresse
Catégorisation groupale
Catégorisation artefactuelle
Catégorisation individuelle 00:18:41 - Morgane et Dorothée : « Can you move just move thank you »

01:06:00 - Christine : « Christelle voudrait parler, Christelle tu tu… alors Christelle est sur Adobe […] Ah t’as pas mis ton micro […] Elle est où Christelle […] On t’a coupé vas-y vas-y parle »

Lors de l’analyse de la séance 4, nous remarquons que seuls les termes relatifs aux personnes ont été employés (« Christelle voudrait parler », « Christelle tu… », « Ah t’as pas mis ton micro »), et nous constatons donc une disparition des termes en lien avec la représentation du groupe à distance (catégorisation groupale) et avec les artefacts utilisés (catégorisation artefactuelle).

Analyse de la séance 4

Cette nouvelle évolution peut laisser penser qu’elle s’inscrit dans un continuum en regard des changements constatés depuis la première séance. Toutefois, le fait que la conférencière utilise un des artefacts – le robot Beam – a pu contribuer à remettre en cause les représentations liées aux effets de groupe : présentiel versus à distance, eux·elles versus nous, la conférencière étant connectée à distance et ne faisant pas partie du groupe de recherche. Par ailleurs, sa notoriété a probablement influencé la manière de s’adresser à elle, mais aussi aux autres participant·e·s à distance. Notons également que lors de cette séance, seules deux participantes suivaient le séminaire à distance, une via Adobe Connect et l’autre via le Kubi, l’absence d’effet quantitatif lié à un groupe a également certainement favorisé l’usage de FNA relatives à la catégorisation individuelle. D’ailleurs, la conférencière s’est adressée à plusieurs reprises à la participante utilisant Adobe Connect en employant son prénom.

Séance 5 - parties 1 et 2

Tableau de la séance 5

Catégorisation Formes nominales d’adresse
Catégorisation groupale
Catégorisation artefactuelle
Catégorisation individuelle Data session
Utilisation des prénoms des participant·e·s à distance

Analyse Groupe
00:01:57 - « Christelle »

00:06:20 - Christine : « aaaaah ! elle m’a fait peur ! »

00:07:00 - Jean-François : « Par exemple, Amélie vient d’avancer vers nous… »

00:09:10 - Morgane : « Amélie tu peux te déplacer s’il te plaît »

00:21:04 - Christine : « Tatiana tu penses quoi ? »

Analyse de la séance 5a

La séance 5 se compose d’une data session et d’une session où les participant·e·s mettent en commun l’avancée de leurs travaux de recherche concernant l’analyse du corpus recueilli. Deux artefacts sont utilisés par les participant·e·s à distance : le robot Beam et Adobe Connect.

Lors de la séance 5, seuls les prénoms des participant·e·s qui suivent le séminaire à distance sont utilisés pour les désigner et les interpeller, ainsi les catégorisations groupale et artefactuelle ont totalement disparu, ce qui confirme une réelle évolution entre la séance 1 et la séance 5, et cela malgré les différents artefacts utilisés, le nombre de participant·e·s connecté·e·s à distance et la typologie des participant·e·s : membre du groupe de recherche ou conférencier·e.

Analyse de la séance 5b

Notre analyse diachronique des FNA utilisées par les participant·e·s en présentiel afin de s’adresser aux ou de désigner les participant·e·s à distance a permis de mettre en évidence qu’entre la séance 1 et la séance 5, sur une durée de six mois, il y a eu une forte atténuation de l’effet de groupe (catégorisation groupale) et le passage d’une désignation au départ principalement par l’artefact (catégorisation artefactuelle) à l’adresse par le prénom des participant·e·s. Il y a donc une disparition des représentations liées aux effets de présence et aux trois catégorisations que nous avions identifiées au début de notre analyse.

Actes menaçants et procédés de réparation

Dans cette partie, nous étudions différents actes menaçants pour la face dans ce contexte polyartefacté et les procédés de réparation mis en œuvre.

Dans un premier temps, nous allons étudier le cas d’un « malentendu ». La scène se passe au cours de la séance 2, alors que l’animatrice accueille deux conférencier·e·s invité·e·s au séminaire pour la première fois depuis la mise en place du dispositif de recherche. La conférence se déroule alors que le son pour les participant·e·s présent·e·s dans Adobe Connect est de très mauvaise qualité. En effet, un seul micro Adobe Connect est activé sur l’un des ordinateurs dans la salle du séminaire, micro qui se trouve bien trop loin des conférencier·e·s.

Séance 2 : exemple de malentendu

Après l’intervention des conférencier·e·s, une session de questions débute. Jean-François prend la parole. Christine, avec l’apparente double intention de ne pas négliger les participant·e·s à distance mais aussi de réguler les échanges, informe les participant·e·s qu’elle va leur donner la parole. C’est alors que Christelle (qui est par ailleurs la participante qui fournit l’accès à Adobe Connect, et qui a donc la responsabilité implicite du bon fonctionnement de la plateforme) répond dans le chat que le principal problème est qu’ils entendent très mal mais qu’ils ne veulent pas interrompre. Une participante quitte même son écran, Christelle insiste alors et adresse directement un message bref et injonctif à Jean-François dans le chat qui n’est toujours pas perçu par les participant·e·s dans la salle de séminaire, Christelle coupe alors oralement la parole de Jean-François. Le message n’est pas prononcé particulièrement fort depuis la pièce d’où Christelle l’émet, il résonne cependant dans toute la salle du séminaire, augmenté par les hauts-parleurs. La formule d’adresse cible directement le locuteur et malgré l’interrogation et la formule de politesse, une forme d’agacement transparaît dans la tonalité générale du message. La réaction de Jean-François est alors immédiate.

À première vue, le FTA s’effectue envers Jean-François qui semble se trouver pris en défaut de son manque de connaissance de la plateforme. Son embarras est perceptible et il est probablement accentué par la présence de témoins externes à la petite communauté du séminaire. Un FTA moins perceptible s’exerce également à l’encontre de Christelle qui endosse le rôle de l’impolie malgré les nombreuses alertes écrites lancées avant son intervention orale abrupte.

Nous observons finalement un soulagement des deux pôles de l’interaction, dans la salle et dans Adobe Connect. Les équipes se ressoudent et s’entraident. Christine est tout à son rôle d’animatrice, tant dans la gestion technique que dans la gestion de la parole, il semble qu’il faille cependant clore rapidement l’incident, la face de l’animatrice devant les invité·e·s extérieur·e·s n’est-elle pas aussi en danger lorsque l’imprévu survient ?

L’entretien de Jean-François confirme la forme de culpabilité qu’a pu engendrer cette mise en défaut de ces capacités techniques et plus généralement la responsabilité de n’avoir pas su répondre aux attentes des participant·e·s à distance. En effet, Jean-François revient sur l’événement et note que :

l’atteinte à la face elle est pas très grave parce que la situation fait que je me sens pas moins compétent que les autres. Enfin pas beaucoup parce que j’imagine que ça pourrait arriver à n’importe qui puisque personne n’est pas (sic) habitué à des problèmes de micro d’écho et cetera. Si ça avait été dans une situation dont j’étais le seul à ne pas maîtriser la machine ça aurait été une atteinte. Voilà c’est comme si j’avais mal géré la communication d’autant plus avec les gens à distance pour lesquels j’ai plutôt envie d’être attentif. Et donc c’est toujours des problèmes techniques ? En fait c’est la technologie qui crée ces ruptures de communication.

La volonté de participer et de ne pas rester à distance malgré des difficultés d’ordre technique s’est manifestée dans une prise de parole abrupte et irruptive au sein d’une conversation engagée, ce qui s’avère dans ce cas un FTA pour la face de celui que l’on interrompt, mais également pour celle qui commet ce FTA. On observe en effet des deux côtés des procédés réparateurs et une cohésion du groupe qui refait corps autour de l’incident.

Séance 2 : exemple de malentendu (suite)

Par ailleurs, tous les membres n’ayant pas la même maîtrise des artefacts, il peut arriver que certains se substituent à d’autres afin de solutionner certaines difficultés de communication. Toutefois, cela peut être vécu, par celui ou celle qui le subit, comme un FTA, notamment lorsque ceci touche à une fonction du corps externalisé comme déplacer le robot Beam ou Kubi, ou bien couper le son ou la caméra sur Adobe Connect. Ainsi, lors d’une séance, Christelle, afin d’éviter des effets d’écho et du larsen provoqués dans la salle par l’ouverture simultanée de micros dans Adobe Connect, opte pour couper le micro de Jean-François. Il précise ainsi en entretien :

Après on me demande de connecter mon micro j’arrive à le faire mais après – tiens ça je ne m’en souvenais pas – on me demande de le couper mais en fait on ne m’a pas demandé de le couper c’est Christelle qui a la main sur tous les participants qui à un moment m’a envoyé un petit message de chat en disant « j’ai coupé ton micro parce que ça fait de l’écho » et en fait moi j’avais l’impression qu’il s’était déconnecté tout seul et donc je le reconnectais à chaque fois et quand je me suis rendu compte que c’était elle qui le faisait, je me suis dit, okay maintenant ça y est, j’ai compris : quand je parle je le reconnecte et je me déconnecte juste après ça. C’est un apprentissage, alors ça peut être frustrant parce que au départ tu ne maîtrises rien et après parce que quelqu’un dans l’interaction a des moyens de te couper le sifflet quoi sans que tu t’en rendes compte.

Nous observons bien que le fait d’avoir le « sifflet coupé » peut mettre en évidence les manquements techniques du participant et en même temps toucher à son intégrité corporelle, le robot, la plateforme étant ressentis comme une extension de soi. Amélie dans son entretien dit notamment, en vantant l’autonomie qu’elle éprouve dans le robot par rapport à la plateforme Adobe Connect, que « le seul problème que je peux avoir c’est que je me retrouve sans batterie et que Morgane doive me brancher ». Le pronom personnel « me » pour s’autodésigner, à deux reprises, souligne bien la confusion qu’elle fait entre elle-même et l’artefact, c’est bien le robot qui a besoin de batterie et d’être branchéCf. chapitre « Intercorporéité artefactée, entre réification et personnification ».↩︎.

Capsule vidéo de Jean-François : exemple d’actes menaçants

Une autre forme de FTA que l’on peut rencontrer au cours de ce séminaire polyartefacté apparaît sous la forme d’hyperpolitesse.

Hyperpolitesse

En effet, Jean-François le souligne en entretien, les participant·e·s dans le séminaire souhaitent se rendre présent·e·s à la distance et veulent faire participer la distance :

J’apprends à gérer ce qui va être confortable pour les gens à distance. En fait le principe c’est quand même ça, c’est de faire attention à eux et de faire attention à ce que nos interactions, notre situation de communication soit confortable.

La distribution de la parole va donc s’organiser et l’animatrice va systématiquement solliciter la parole de la distance, parfois par artefact ou bien nominativement. Toutefois ce rituel s’avère générateur de FTA sous différentes formes. Tout d’abord c’est au travers des termes d’adresseCf. « Formes nominales d’adresse : évolution diachronique ».↩︎.

Ces diverses adresses s’avèrent aussi un FTA des différent·e·s participant·e·s lorsque ces dernier·e·s n’avaient pas l’intention de prendre la parole, soit parce qu’ils·elles n’avaient rien de pertinent à dire sur le sujet, soit parce qu’ils·elles n’ont pas pu entendre correctement pour des raisons techniques, soit parce qu’ils·elles ne se sentent pas forcément compétent·e·s sur le sujet au point de prendre la parole devant tout le groupe.

Exemple de FTA : la non prise de parole

Dans tous les cas, la face de celui ou celle qui est sollicité·e se trouve mise à mal, comme en témoigne Amélie :

Alors moi quand j’ai rien à dire ça m’embarrasse un peu quand on me demande euh y a des gens qui sont en présentiel et qui ne participent pas on leur dit pas eh toi tu n’as pas un truc à dire et moi dans le robot je suis vraiment toute seule et ça m’expose beaucoup plus enfin je sens que ça m’expose si on dit bon ben dans Adobe vous n’avez pas quelque chose à dire ils sont trois ou quatre mais moi je suis obligée de dire non hum j’ai rien à dire ça me gêne un peu ça expose plus ma face en tout cas.

Lorsqu’un·e participant·e n’a rien à dire et se justifie par exemple par le problème de la mauvaise qualité du son, l’animatrice, également mise à mal devant l’invité·e extérieur·e, abrège rapidement et passe à autre chose. Comme le souligne Christine en entretien :

Pour la face de l’organisateur… C’est-à-dire que évidemment, j’ai pris un risque en faisant ce dispositif là de recherche… Maintenant, si tu veux, je ne le ressens pas tellement comme un risque pour ma face parce que j’ai cherché à englober tout le monde dans la même entreprise c’est-à-dire que je pense, enfin je sens, j’espère, qu’on fait partie d’une équipe, et c’est toute l’équipe si tu veux qui est engagée, bon si ça foire, ce n’est pas seulement moi, si tu veux, c’est juste qu’on aura essayé quelque chose qui n’aura pas marché mais « ON », pas « MOI » simplement.

En englobant tout le monde dans le dispositif et en répartissant les responsabilités, l’animatrice protège aussi en quelque sorte sa propre face.

La non prise en compte d’une demande de parole sera également un FTA pour la personne dont la parole est déniée. Cela apparaît à plusieurs reprises où « la distance », c’est-à-dire les personnes présentes au sein des artefacts, « va être oubliée ». Les demandes d’aide ou plutôt les non prises en compte de demandes d’aide pourront être aussi ressenties comme des FTA.

L’amplification sonore, visuelle, lorsque le robot éternue, se déplace, ou au contraire la disparition sonore ou visuelle au sein d’un artefact peut apparaître comme un FTA pour les personnes dans le séminaire. Quitter la salle peut passer davantage inaperçu que de quitter l’écran d’Adobe Connect ou d’un robot.

Dernier exemple : FTA lié à l’effet de média

Nous commenterons un dernier exemple de FTA lié à l’effet de média. Dans l’exemple suivant, c’est la conférencière qui utilise le Beam et qui est au centre des attentions tant de l’auditoire que de l’animatrice. Dans l’exemple ci-dessous, le robot va se tourner vers l’image surdimensionnée de son interlocutrice projetée sur le mur. Ce mouvement engendre cependant un FTA potentiel puisque le robot tourne alors le dos à son interlocutrice. Les participant·e·s dans la salle s’amusent de la scène, l’invitée répare la situation en se dirigeant aidée par Morgane afin de s’orienter vers la bonne caméra.

FTA lié à l’effet de média

Actes de coopération en tant qu’actes flatteurs

Pour illustrer les liens que nous opérons entre les actes de coopération et les actes flatteurs pour la face des interlocuteur·rice·s, nous avons analysé en détail la séance 4.

Susan se positionne dans la salle

Au début de la séance, la conférencière, Susan Herring, utilisant le Beam, se trouve positionnée face à l’ensemble des participant·e·s (en présence et à distance – le Kubi et la caméra d’Adobe Connect étant également posés sur une table et orientés vers le Beam). Susan Herring déplace le Beam dans la salle avec aisance.

FFA 1

Ballet interactionnel

Cependant, lors de la conclusion de sa présentation, le robot cache une partie du texte projeté sur le mur et Morgane, qui agit en tant qu’animatrice technique demande à Susan de bouger le Beam en émettant des gestes de désignation qui attirent son attention. Les gestes déictiques de Morgane sont repris en miroir par Dorothée qui va essayer de coopérer avec Susan et Morgane afin de repositionner le Beam dans la salle. Les éléments de la convergence communicative de Dorothée témoignent de la synchronie interactionnelle (sourires, mimiques syntones, contacts oculaires, orientation du tronc, hochements de tête, gesticulation co-verbale). Nous observons ainsi une réelle synchronie interactionnelle, une sorte de ballet interactionnel auquel le nouveau groupe Morgane-Dorothée participe.

FFA 2

Dorothée et Samira se repositionnent

Dorothée et Samira se lèvent et se positionnent devant le Beam derrière Christine et Morgane. Une brève collaboration s’installe entre Dorothée, Samira, Christine, Morgane et Susan qui pilote le Beam.

FFA 3

Actes de coopération

Lors de la partie questions-réponses à la fin de la présentation de Susan Herring, les applaudissements participent des actes flatteurs pour la face de l’invitée. Christelle reprend sa place en grand sur l’écran projeté sur le mur. Les quatre participantes (Christine, Morgane, Dorothée et Samira) continuent à interagir avec Susan à cause d’un écho audio. Elles essaient de coopérer avec Susan en lui faisant des suggestions. Susan avance vers le groupe, Christine demande à Christelle d’aider Susan sur Adobe Connect en coupant son micro. Susan répond : « I am sorry, I was not able to understand what you just said » (« Je suis désolée, je n’ai pas compris ce que tu viens de dire »). Christine répond qu’elle s’adressait à Christelle. Susan s’approche de la table : « And if I get closer ? » (« Et si je m’approche ? »). Christine regarde l’écran projeté : « Christelle est figée, non, elle est partie ? Bon on a perdu Christelle mais j’espère qu’elle va revenir, elle sait se connecter de toute façon ». Dorothée émet des gestes de la fonction empathique en regardant l’image de Christelle, cependant Joséphine répond à Christine « Oui » et, devant le silence de la part des autres participant·e·s, Christine prend la décision de continuer sans Christelle. Nous pouvons constater qu’effectivement ,en l’absence de discriminateur·rice·s, le comportement collaborateur disparaît car on favorise les actes flatteurs pour la face de Susan Herring.

En cette fin de séance, nous pouvons constater de nombreux déplacements du Beam de la part de Susan Herring vers les intervenant·e·s qui lui adressent la parole. La réorientation du Beam peut être même assimilée à des gestes de l’activité référentielle, témoignant d’une volonté de coopération de la part de Susan et proche des actes de politesse. Par ailleurs, lorsque Christelle écrit sur le chat, Susan pilote le Beam en s’approchant de l’écran projeté pour lire directement le message.

Jean-Francois s’incline devant les caméras

D’autres actes de coopération sont remarquables et mettent en évidence la véritable fonction de la salle et de ce qui est recherché en fonction des actes de politesse, sans que cela corresponde à une rationalité immédiate des choix opérés.

Prenons en exemple le moment où Jean-François revient dans la salle. Le geste d’inclinaison a une place importante historiquement, en termes de rites de politesse. Ce geste est d’ailleurs fréquent lors du visionnage d’un film au cinéma ou d’un spectacle. Dans ce cas, la personne se levant a un geste d’inclinaison du buste afin de ne pas déranger le champ visuel des personnes assises derrière elle. Ce qui est intéressant dans ce passage, c’est l’intériorisation du design de la salle et les actes de politesse-coopération par rapport aux objectifs du séminaire : recueillir les données pour la future recherche. On essaie de ne pas déranger les futur·e·s « spectateur·rice·s » de ce film par une obstruction de la caméra. On peut constater un effet de mimétisme de salle de spectacle (cinéma, théâtre) et une réciprocité indirecte. Ainsi, les actes coopérateurs de politesse s’inscrivent dans une mission commune du groupe, celle d’accroître la capacité de transmission d’informations et de connaissances dans le cadre de la recherche. Le geste de Jean-François est illustratif des actes super-coopérateurs qui émergent au-delà des inter-groupes éphémères de coopération, le partage de savoirs étant primordial pour la survie de la recherche.

Figure 1 : Jean-François esquive les caméras

L’analyse des interactions montre que certains actes coopérateurs peuvent être assimilés aux actes de politesse. Néanmoins, les participant·e·s coopérant·e·s ne s’imposent pas nécessairement lors du séminaire doctoral. Des groupes se forment et se scindent soumis à la contrainte de taille, de positionnement dans la salle, de stratégies d’occupation des chaises, à la recherche d’une place qui optimise les réceptions sonores et visuelles. Le modèle de sélection est ainsi basé sur la notion d’optimum technique. La coopération est précaire et des comportements coopérateurs n’émergent pas d’une manière stable ni pour les participant·e·s dans la salle ni pour les participant·e·s à distance. Les groupes coopérateurs peuvent être submergés par les choix non-coopérants. Cependant des comportements stables se produisent quand les participant·e·s coopèrent autour de l’enregistrement des données et du partage des connaissances.

L’analyse des actes de coopération met en évidence la constitution subjective de l’espace d’action en 3D qui structure l’environnement des interactions. Cette corporéité n’est pas évidente pour une image 2D projetée sur un mur qui prive de forme physique 3D les participant·e·s sur Adobe Connect. On peut alors observer que le design de l’expérience de départ (la salle du séminaire, la configuration physique et le choix des artefacts) forme un horizon perceptif qui affecte les interactions entre les participant·e·s du séminaire. En effet, les difficultés liées à l’image projetée d’Adobe Connect et aux fonctionnalités de cette plateforme (peu de visibilité pour les personnes en présentiel) ajoutent un degré de complexité interactionnelle qui nécessite un apprentissage du nouveau « corps », d’une nouvelle pensée corporelle de l’objet projeté en 2D, un « être-corps » qui n’est pas en mouvement et qui a des difficultés à s’incarner parmi les « être-corps » 3D en mouvement. Si le mouvement des « être-corps » 3D attirent facilement l’attention des participant·e·s présent·e·s dans l’espace physique de la salle du séminaire, l’image projetée en hauteur des participant·e·s sur Adobe Connect demande un effort supplémentaire pour les interactions en cours (lever la tête, artefact passif qu’on oublie facilement en absence de tout signe d’une réalité anatomique et physiologique). Ainsi, le positionnement et la nature des différents artefacts dans l’espace physique de la salle du séminaire jouent un rôle considérable.

De nouvelles « maximes »

Des rites d’interaction sont donc à mettre en place, l’apprentissage d’une nouvelle « culture d’interactions hybride » est ainsi indispensable et nous proposons à « la manière de Grice » pour un séminaire polyartefacté les maximes suivantes :

L’analyse diachronique des FNA utilisées par les participant·e·s en présentiel afin de s’adresser ou désigner les participant·e·s à distance a permis de mettre en évidence que sur une durée de six mois, il y a eu une forte atténuation de l’effet de groupe (catégorisation groupale) et une évolution des termes employés avec le passage d’une désignation principalement par l’artefact (catégorisation artefactuelle) à l’interpellation par le prénom des participant·e·s, et donc d’une disparition de deux catégorisations liées aux effets de présence au profit de la catégorisation individuelle.

L’analyse microqualitative de différents FTA et de procédés de réparation montrent que ceux-ci sont souvent liés à un effet de médium ou à un dysfonctionnement technique, et qu’il est important que les différent·e·s participant·e·s maîtrisent non seulement l’artefact qu’ils utilisent, mais également celui que leur interlocuteur·rice utilise. Pour le dire plus simplement, il faudrait idéalement que tous les artefacts aient été vécus de l’intérieur par les différent·e·s interlocuteur·rice·s pour que l’empathie indispensable à une interaction satisfaisante puisse avoir lieu.

Dans tous les cas, un effet de groupe pourra toujours fonctionner au niveau des coopérateur·rice·s et pallier ainsi les manquements potentiels de l’un·e ou l’autre interlocuteur·rice. L’étude de lieu où les interactions artefactées se déroulent pourra mettre en évidence de quelle manière les actes de politesse et de coopération peuvent être influencés par l’architecture et le design du lieu lui-même. La stratégie d’occupation d’un espace est fortement liée à la recherche de l’optimum technique et l’absence d’un équilibrium a une influence directe sur les actes de politesse et de coopération.

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