Ces femmes détestables : l’enfer, c’est les suffragistes
Mélissa Thériault, « Ces femmes détestables : l’enfer, c’est les
suffragistes », Lire Nietzsche à coups de sacoche : panorama
des appropriations féministes de l’œuvre (édition augmentée), Les
Ateliers de [sens
public], Montréal, isbn:978-2-924925-17-1, http://ateliers.sens-public.org/lire-nietzsche-a-coups-de-sacoche/chapitre4.html.
version , 08/03/2022
Creative
Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)
Politique du féminin
Soyons honnêtes : n’importe quelle femme moindrement sensée serait légitimée de céder à l’envie d’utiliser les livres de Nietzsche pour s’allumer un bon feu de camp.
Et c’est là tout le génie de Nietzsche. Il demeure intrigant et fascinant, même lorsqu’il se fait le champion de la mauvaise foi. Faut-il le rappeler, il n’avait que peu d’estime pour les misérables humains, qu’il qualifie de « maladie de peau » de la terre dans son ZarathoustraAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎ : peu d’hommes trouvaient grâce à ses yeux. Il n’est pas surprenant qu’il en ait été de même avec les femmes. Misogyne, peut-être, mais antiféministe surtout et misanthrope d’abord et avant tout : la nuance est capitale.
Il ressort de la lecture que dans le corpus nietzschéen, « homme » et « femme » sont souvent utilisés comme des catégories qui permettent de penser notre place dans le monde, mais qui, comme toutes les catégories abstraites, échouent à rendre compte de la complexité du réel. Les concepts permettent de communiquer des idées, mais ils les appauvrissent, ce que ne fait toutefois pas l’expression artistique et métaphorique. En refusant de prendre position précisément comme le veut la pratique habituelle de la philosophie, Nietzsche rend le travail d’interprétation plus ardu. Par conséquent, interpréter ses affirmations sur « les femmes » reste difficile, non seulement parce qu’il refuse de définir, mais surtout, parce qu’on trouve par moments des affirmations où la condition féminine est réduite à la fonction de gestation (dans une perspective hyper-essentialisante) et d’autres où elle est comprise comme une prescription comportementale acquise. Il y a donc une tension au sein même de son discours et l’hypothèse la plus simple consisterait à croire que la position de Nietzsche sur le sujet varie selon son humeur ou les circonstances. Mais cette hypothèse serait réductrice.
Lire Nietzsche avec un œil queer ?
En fait, il y a lieu de se demander si on ne trouverait pas chez Nietzsche les balbutiements d’une réflexion sur l’articulation sexe-genre qui seront au centre des débats dès la fin du 20e siècle, mais que lui-même n’arrive pas à articuler. Les débats sur l’opposition – trompeuse, d’ailleurs, si on se place d’un point de vue butlérien – entre une entité anatomique (le sexe) et le rôle social (le genre) forceront à repenser les fondements anthropologiques de l’identité de genre, mais aussi les concepts utilisés pour décrire celle-ci (Baril 2008). C’est à croire que Nietzsche lui-même voit les difficultés que posent les visions essentialisantes de la condition féminine, sans arriver à s’en affranchir : il voit bien que toutes les femmes ne sont pas nécessairement faites pour être mères, mais il les relègue néanmoins à cette condition ; il dit en toutes lettres qu’on peut en faire des hommes (au sens d’une norme comportementale liée au genre), mais sans donner plus de détail. Il ne défend pas sérieusement cette position (celle selon laquelle « hommes » et « femmes » sont des rôles sociaux plus que des déterminations biologiques) mais ne l’écarte pas non plus. Comment arriver à ne pas lire « littéralement » Nietzsche de sorte à arriver à tirer quelque chose de ces caricatures ?
Le fait que les commentaires sur le sujet sont disséminés dans toute l’œuvre ajoute à la confusion. On peut toutefois avancer que si chez Nietzsche, les rapports entre hommes et femmes s’opposent de façon comparable aux principes fondateurs de sa pensée (apollinien/dionysiaque). Être homme ou femme signifierait donc présenter une forme d’énergie vitale plutôt qu’une autre. L’erreur la plus courante serait de voir cette complémentarité des rôles genrés comme fixée une fois pour toutes, sans possibilité d’une permutation ou remise en question des valeurs et, surtout, de la voir comme étant liée au sexe assigné à la naissance. Au contraire, ces rôles se forgent dans des dynamiques communicationnelles, à partir de ce qui est donné comme tempérament. Comme l’explique Virginie Despentes dans son pamphlet King Kong théorie :
Je ne dis pas qu’être une femme est en soi une contrainte pénible. Il y en a qui font ça très bien. C’est l’obligation qui est dégradante (Despentes 2007, 128).
Si être une femme libérée n’est « pas si facileNote au jeune lectorat : même si vous connaissiez ce hit de Cookie Dingler de 1984, vous ignoriez probablement que les paroles avaient été écrites par Joëlle Kopf, enseignante de français et collaboratrice du chanteur à titre de choriste et amie. Kopf s’était elle-même décrite comme une « caricature de femme libérée » en décrivant les tensions entre des aspirations contradictoires. Si vous avez lu jusqu’ici, c’est que vous voulez vraiment savoir l’histoire complète, alors la voici : Décès de Joëlle Kopf, la parolière de “Femme libérée” : tout ce que vous ignorez sur ce tube de Cookie Dingler (2019).↩︎ », ça n’a pas non plus à être une fatalité, encore faut-il pouvoir avoir le « luxe » de choisir quel genre de femme l’on veut être, revendication qui a été portée par des approches féministes diverses.
En fait, c’est parce que nombre de femmes se cantonnent à un rôle prédéterminé que Nietzsche est si sévère à leur endroit : dans l’Allemagne puritaine de son époque, nombre de ses contemporaines « choisissent » la voie conjugale comme moyen de se réaliser (rappelons que les possibilités pour les femmes se comptent sur les doigts d’une main). Jouer la vie conjugale comme un rôle de composition est fort acceptable. Ce qui l’est moins, c’est de jouer ce rôle sans en reconnaître les bénéfices, en procédant à la manipulation et à la culpabilisation d’autrui. Les nombreuses remarques acerbes de Nietzsche sur le mariage s’expliquent peut-être non tant par ses échecs sentimentaux (remarquez qu’il y aurait de quoi mettre un terme à l’enquête) mais par le fait que le mariage s’avère souvent à ses yeux une chorégraphie d’hypocrisie des plus funestes. Terreau du ressentiment, le mariage est le lieu où l’on nie une partie de soi au nom d’une recherche de stabilité, de reconnaissance sociale parfois : sous cet angle, le mariage représenterait moins une « ruse de la raison » qu’une « ruse de la vie ». En ce sens, Nietzsche conserve certains plis schopenhaueriens dans la mesure où le rôle d’épouse est décrit comme une mascarade au service de l’élan reproducteur. Or ce n’est pas là que le bât blesse : bien que très cynique à l’égard du mariage, il ne le rejette complètement. En fait, il déplore que l’institution ait changé de signification et pris une tournure romantique plutôt que… romaine. Après tout, le mariage a été inventé dans l’Antiquité comme un régime légal de transmission du patrimoine et n’avait rien à voir avec l’amour. Mais du point de vue de Nietzsche, qui a une posture très conservatrice sur cet aspect, tout s’est gâché avec le romantisme, puisque qui dit mariage romantique dit égalité, qui dit égalité dit « suffrage universel » : le couple devient alors une mini-démocratie.
L’histoire du mariage par Alex Gendler
Et ce qui irrite Nietzsche au plus haut point, c’est une femme revendicatrice bien particulière, qui incarne à ses yeux le pire des deux mondes. Une femme qui, plutôt que de régner au foyer, revendique haut et fort un statut de citoyenne à part entière égal à celui de l’homme, qui brise la famille, qui néglige ses enfants pour aller se mêler des affaires de la Cité.
J’ai nommé : la suffragiste.
L’enfer, c’est les suffragistes… et les suffragettes
1886, c’est trente-cinq ans après la publication de The Enfranchisement of Women par Harriet Taylor Mill (1851) et peu de temps après que l’intellectuelle française Hubertine Auclert, pour la première fois de l’histoire, ait donné une connotation positive au terme médical « féminisme » (c’est-à-dire le fait pour un homme de ne pas développer les caractéristiques masculines). Le mot désignera par la suite cette lutte visant à améliorer le sort des femmes pour atteindre l’égalité de droit avec les hommes et sera plus tard associé au concept de suffragette (qui apparaîtra pour sa part bien plus tard, en 1903).
1886, c’est également l’année de naissance de l’avocate new-yorkaise Inez Milholland, militante pour la paix et le suffrage des femmesVoir à ce sujet : Suffragistes et suffragettes : La conquête du droit de vote des femme au Royaume-Uni et aux États-Unis (2017).↩︎, ainsi que celle de Victoire Cappe, fondatrice du Mouvement social féminin (très influent en Belgique). C’est aussi l’année de la modification, grâce à l’acharnement de la militante anglaise Josephine Butler, d’une loi anglaise relative à la prostitution qui contrevenait aux droits fondamentaux des femmesVoir à ce sujet : Féminisme et prostitution dans l’Angleterre du XIXe siècle : la croisade de Josephine Butler (2018).↩︎.
Mais 1886, c’est aussi la publication de Par-delà bien et malAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎, indéniablement un des textes qui aura le plus d’influence sur la philosophie du siècle à venir, en ce qu’il remet en question le système de valeurs occidental. Dans cet essai flamboyant, Nietzsche en a long à dire sur la question et sur ces femmes qui revendiquent un statut de citoyennes (et disons-le : d’êtres « humains » à part entière). Conformément à son habitude, il tourne en ridicule leurs revendications. Les affirmations de Nietzsche sont irritantes et souvent non-fondées : il répète plutôt qu’il n’explique ou justifie (et, en cela, a au moins le mérite d’être transparent quant au caractère borné de sa lecture de l’actualité). Ce passage, par exemple, est un concentré de clichés masculinistesPour une définition du terme et une analyse de son évolution, voir « Le “masculinisme” : une histoire politique du mot (en anglais et en français) » (2009).↩︎ :
À aucune époque le sexe faible n’a été traité par les hommes avec autant d’égards qu’à notre époque – cela est un trait spécifique du penchant et du goût fondamental de la démocratie au même titre que l’irrespect pour l’âge – : quoi d’étonnant que l’on abuse immédiatement de ces égards ? On veut davantage, on apprend à exiger, on finit par trouver ce tribut des égards presque offensant, on préférerait rivaliser, voire franchement se battre pour ses droits : en un mot, la femme perd de sa pudeur. Ajoutons immédiatement qu’elle perd aussi de son goût. Elle désapprend la peur de l’homme : mais la femme qui « désapprend la peur » abandonne ses instincts les plus féminins. Il est assez légitime, et également assez facile à comprendre que la femme se hasarde à sortir lorsque l’on ne veut plus et n’élève plus avec vigueur ce qui dans l’homme inspire la peur, disons-le plus précisément, ce qui dans l’homme est l’homme ; ce qui est plus difficile à comprendre, c’est que ce faisant – la femme dégénère (aphorisme 239) (Nietzsche 2003, 779).
Attardons-nous sur quelques pépites stupéfiantes. D’abord, la référence au « sexe faible », peu cohérente avec la façon dont Nietzsche qualifie habituellement ces êtres dangereux que sont les femmes. Simple figure de style ? Peut-être. Il concède une fois de plus qu’elles peuvent apprendre à ne plus craindre l’homme tout en maintenant la croyance dans un instinct proprement « féminin » qui se caractériserait notamment par la pudeur, ce qui constitue une profonde contradiction que lui-même n’arrive pas à bien cerner : en devenant « hardie », la femme gagne en force et devrait non pas dégénérer, mais devenir Überfrau. Et c’est là que cela devient intéressant : plutôt que de reconnaître cette possibilité, Nietzsche en reste à sa stupeur et rebrousse chemin, afin de ne pas ébranler la dichotomie fondatrice à laquelle il tient tant, refusant de franchir le seuil d’une ère dans laquelle il aura pourtant joué un rôle décisif, à savoir, la postmodernité. Nietzsche se disait un siècle à l’avance et avait vu les progrès futurs probables des mouvements féministes, mais il n’était pas capable d’imaginer de façon optimiste un monde égalitaire. Aux yeux de Nietzsche (qui en a contre le suffrage universel, mais d’abord et avant tout contre toute ferveur démocratique), la créature la plus ridicule, la plus « hystérique » est assurément la suffragiste, puisque la quête d’une égalité juridique et politique avec l’homme lui apparaît motivée par le ressentiment. Qui plus est, ces militantes faisaient preuve d’un acharnement aussi tenace que celui des métaphysiciens cramponnés à l’idéal de vérité, tout en faisant la promotion de l’égalité au nom de la dignité morale, valeurs honnies s’il en était aux yeux du philosophe allemand.
La réaction de Nietzsche est irritante et il n’est guère surprenant que des libérales contemporaines comme Martha Nussbaum aient refusé de le reconnaître en tant que penseur politique (ou comme penseur tout court). Nussbaum, qui s’oppose à voir l’ironie dans la prose nietzschéenne en faisant fi des fondements théoriques sur lesquels repose son propos, réagit de façon pour le moins sanguine au fait qu’on ose le comparer à de véritables penseurs politiques tels que Mill et Rousseau (Nussbaum 1997, 1). Son verdict est qu’on ne peut « rien » tirer de la pensée de Nietzsche« […] il soutient que ses bonnes nouveautés peuvent sauver l’Europe de la crise produite par la supposée banqueroute du libéralisme du siècle des Lumières. Il semble intéressant de réexaminer cette déclaration, en demandant, “Qu’est-ce que Nietzsche a à nous offrir […] ?”. En particulier, étant donné que Nietzsche est encore une fois en vogue en tant que critique romantique et antirationaliste du libéralisme, “Qu’est-ce que Nietzsche a à offrir en tant que critique sérieux de philosophie politique libérale ?” Je vais procéder en définissant certains critères de réflexion politique sérieuse – sept problèmes avec lesquels un penseur politique doit s’attaquer pour mériter sérieusement notre attention. Je soutiendrai ensuite que sur six des sept problèmes, Nietzsche n’a rien à offrir qui ne soit tout à fait puéril » (ma traduction) (Nussbaum 1997, 1‑2).↩︎. Mais le problème avec ce genre de lecture (et la raison pour laquelle on peut la considérer fautive) est qu’elle comporte tous les défauts identifiés par Nietzsche (on dirait en termes populaires qu’elle « tombe dans le panneau »). Prônant un libéralisme bien-pensant et dogmatique, elle n’hésite pas à rejeter la proposition sans même tenir compte de ses postulats de départ et, surtout, sans réaliser que le projet politique de Nietzsche est un libéralisme radical qu’il convient de critiquer sérieusement s’il y a lieu, mais certainement pas de rejeter du revers de la main avant même d’en avoir compris la teneur.
La philosophe américaine Kelly Oliver explique pour sa part que dans une perspective comme celle de Nietzsche, la « faute » du mouvement féministe tient surtout à ce qu’il part d’un moyen pour devenir une fin. Lorsque ce qui devait être une façon d’aider les femmes d’un point de vue socio-économique devient l’objectif en soi (le mouvement pour le mouvement), on retombe dans une posture essentialisante : d’un projet qui visait à favoriser le déploiement vital, on fait une fin en soi qui freine celui-ci. La volonté de vérité doit servir la vie (et non nourrir un idéal transcendant) et doit se reconnaître par moments comme une volonté d’illusion (Oliver 2000, 189‑90). Existe-t-il, selon Nietzsche, une « nature » féminine qui prédisposait les femmes à agir de telle ou telle façon ? Pas nécessairement. C’est en ce sens qu’il affirme que chaque personne peut choisir son rôle de composition et les valeurs qui y sont associées.
Dès 1878, dans Humain, trop humainAccéder au texte intégral, (traduction d’Alexandre-Marie Desrousseaux).↩︎, Nietzsche avait abordé la question dans l’aphorisme 425 du chapitre 7, intitulé « Période militante des femmes », qu’il convient de citer dans sa quasi-entièreté :
On pourra, dans les trois ou quatre contrées civilisées de l’Europe, faire des femmes, par quelques siècles d’éducation, tout ce que l’on voudra, même des hommes, non à la vérité au sens sexuel, mais enfin dans tout autre sens. Sous une telle influence, elles auront un jour reçu toutes les vertus et les forces des hommes ; il est vrai qu’il leur faudra par-dessus le marché prendre aussi leurs faiblesses et leurs vices […]. Mais comment supporterons-nous l’état de transition amené par là, lequel peut lui-même durer plus d’un siècle, durant lequel les sottises et les injustices féminines, leurs antiques attaches, prétendront encore l’emporter sur tout l’acquis, l’appris ? Ce sera le temps où la colère constituera la passion proprement virile, la colère de voir tous les arts et les sciences inondés et engorgés d’un dilettantisme inouï, la philosophie mourant sous le flux d’un babil à perdre l’esprit, la politique plus fantaisiste et plus partiale que jamais, la société en pleine décomposition, parce que les gardiennes de la morale ancienne seront devenues ridicules à leurs propres yeux et se seront efforcées de se tenir à tous égards en dehors de la morale. Si les femmes en effet avaient en la morale leur plus grande puissance, à quoi devront-elles se prendre pour regagner une semblable mesure de puissance, une fois qu’elles auront délaissé la morale ? [je souligne].
Ce passage est étourdissant à la fois pour tout ce qu’il mobilise et prend pour acquis mais aussi pour toutes les craintes qu’il ressasse. D’abord, quel est cet « autre sens » ? Et en quoi serait-ce si funeste que les femmes, gardiennes de la morale (rôle discutable s’il en est un), rejettent ce pouvoir de second ordre ? Le monde sera-t-il vraiment sens dessus dessous parce que les rôles ne seront plus aussi clairement définis ? Sommes-nous si incapables de réinventer de nouvelles règles et d’adapter nos comportements au fil du temps ?
À première vue, on pourrait penser qu’à l’instar de bien des penseurs en posture privilégiée, Nietzsche ne s’est « jamais » interrogé sur l’origine de la disparité dans la répartition des pouvoirs. Après tout, ayant bénéficié d’une éducation de qualité qui lui a permis d’obtenir un poste enviable et de jouir de beaucoup de liberté, il n’a pas fait l’expérience de la précarité ou de formes d’assujettissement vécues par les femmes (par exemple, la pression de se marier). Or, on sait qu’il s’est justement posé la question dans Généalogie de la moraleAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎ et qu’il a reconnu que la répartition des pouvoirs religieux, spirituels, symboliques s’explique par la capacité de certains groupes de s’approprier ces pouvoirs. Si le pouvoir s’acquiert par la force – que cette force soit physique, intellectuelle ou morale –, il n’est légitimé qu’a posteriori, soutient-il, en faisant appel à des justifications morales culpabilisantes, par exemple, le bien, le mal dans la tradition chrétienne, qui servira ensuite de fondement au système judiciaire.
Une hypothèse à envisager serait alors la suivante : Nietzsche avait vu l’inéquité dans la répartition des pouvoirs entre hommes et femmes. Il avait compris les motivations de celles qui ont tenté de corriger ces iniquités. Mais appuyer les militantes pour le suffrage universel – ou reconnaître la légitimité de leur lutte – l’aurait conduit à renier ou à remettre en question une partie de ses croyances fondamentales et aurait perturbé l’équilibre de l’écosystème qu’il proposait. Se retrancher dans la moquerie en tournant les revendications égalitaires en ridicule c’est faire comme son personnage, Zarathoustra, qui choisit de se retirer de la société pour aller radoter tout seul dans sa montagne plutôt que de rester engagé dans un débat dans lequel il fait cavalier seul.
Ainsi, Nietzsche reconnaît – peut-être à son propre corps défendant – que les vertus n’appartiennent pas au sexe, mais bien au « genre », ce qui, quoi qu’en pensent les conservateurs, est un comportement « acquis ». Autrement dit : ce par quoi on définit souvent les femmes est culturel, et non « naturel », nécessaire, inné, à un détail près. C’est ainsi que l’émancipation des femmes apparaît problématique pour Nietzsche lorsqu’elle prend la forme d’une obligation morale ou de l’obéissance à un principe d’égalité. Qui plus est, cette quête d’égalité contrecarre la seule chose qui à ses yeux est inhérente et naturelle aux femmes, à savoir la maternité. Ainsi, les suffragistes sont par conséquent des femmes dégénérées puisqu’elles se consacrent à une lutte sociale et politique plutôt qu’à la réalisation de ce à quoi la « nature » les prédisposait.
Évidemment, la posture de Nietzsche pose problème à plusieurs égards. Définir les femmes par leur potentiel de maternité exclut d’emblée celles qui ne peuvent être mères biologiques (ou ne veulent pas l’être). Cela revient, dans le premier cas, à discriminer sur la base d’un élément dont elles ne sont pas responsables (par exemple, en cas d’infertilité) et dans le second, à imposer une prescription morale dont les racines sont profondes. En effet, la femme qui refuse d’être mère a de tout temps généré la suspicion et a dû composer avec des normes comportementales strictes. En Occident, les institutions se sont toujours assuré qu’elles soient mariées ou à défaut, intégrées dans des institutions religieuses afin qu’une autorité soit exercée sur elles. Le pouvoir religieux qui reposait notamment sur le maintien et la reproduction de la structure familiale s’est toujours assuré de maintenir un ordre social strict – ce que Nietzsche reconnaît par ailleurs. Certes, plusieurs exceptions (comme les béguinages en Belgique ou autres formes de communautés féminines) ont permis à nombre de femmes de s’épanouir autrement que par la maternité et la vie familiale, mais ces mouvements sont demeurés minoritaires. Aujourd’hui, même en contexte sécularisé, le sujet demeure délicat : la non-maternité volontaire demeure un sujet tabou et nombre de femmes essuient des critiques (larvées ou explicites) pour avoir fait le choix de prendre seules les décisions relatives à la fertilité (Carmel 1990). Ce combat est loin d’être gagné : constamment, des brèches dans le droit à l’IVG réapparaissent (notamment dans certains États américains et dans des groupes conservateurs disséminés dans les pays occidentaux), au nom de la soi-disant fonction « sacrée » de la maternité.
Les lois sur l’avortement dans le monde
Crédits : Radio-Canada Info
Les mouvements en faveur du suffrage l’irritent en raison des injonctions morales qu’ils véhiculent. L’ironie est qu’une amie proche de Nietzsche, l’intellectuelle allemande Malwida von Meysenbug (1816-1903), a été très impliquée dans ces mouvements tout en contribuant à la diffusion de l’œuvre du philosophe allemand. Que les militantes revendiquent davantage de liberté : passe encore. Que les femmes dédaignent leur rôle domestique et maternel ? Soit. Mais ce qui pose véritablement problème avec le mouvement pour le suffrage, d’un point de vue nietzschéen, c’est son caractère grégaire, moral, populaire et par conséquent, nihiliste. Le philosophe adopte ainsi à l’endroit des militantes féministes la même méfiance qu’envers le concept de vérité : chacune des positions est un mensonge, mais ces mensonges peuvent être utiles (ou mauvais) pour la pensée (Oliver 1984, 185), selon qu’ils enrichissent (ou nuisent à) la vie en donnant une trop grande importance à de fausses valeurs. Le « mensonge » qui nous incite à suivre nos instincts est fertile et productif, mais un mensonge culpabilisant ne l’est pas. Nietzsche range parmi ces mensonges des choses telles que la croyance en la justice (qui est au cœur des arguments évoqués pour réclamer le suffrage des femmes). C’est en ce sens qu’il conclut l’aphorisme 361 du Gai savoir (« Le problème du comédien ») par la formule-choc selon laquelle la femme serait « tellement artiste » parce qu’elle maîtrise l’art de la mise en scène, mais aussi de la manipulation du discours :
[…] et l’on est finalement en droit, face à tout ce que les femmes écrivent sur « la femme », d’entretenir une solide méfiance et de se demander si la femme veut – et peut vouloir véritablement faire la lumière sur son compte… Si une femme ne cherche pas ainsi à se procurer une nouvelle parure – je suis d’avis que se parer est un trait propre de l’éternel féminin, n’est-ce pas ? – eh bien, c’est qu’elle veut susciter la peur à son égard : – peut-être, ce faisant, veut-elle la domination. Mais elle ne veut pas la vérité […] (Nietzsche 2003, 775).
Ce que la militante cherche, aux yeux de Nietzsche, c’est la puissance, à l’instar de n’importe quel autre être vivant : nous sommes des êtres tournés vers la puissance, que l’on veuille l’admettre ou non. Mais plaider au nom de l’égalité hommes-femmes ou de la dignité des femmes, c’est tenir un discours hypocrite (Oliver 1984, 187‑91). Cette façon de porter un idéal mènerait certaines femmes à se nier elles-mêmes pour se positionner en « hommes ». À cela, on pourra évidemment répondre qu’en l’absence d’autres moyens pour faire entendre leur voix, ces femmes devaient composer avec les options à leur portée dans un cadre légal où elles ont longtemps été considérées comme mineures. Mais surtout, il faut voir ici que la caricature esquissée par Nietzsche lui sert de repoussoir : méfiant face au progrès et aux avancées démocratiques, il tente par ce moyen de discréditer celles qui portent ces revendications sans voir que nombre d’entre elles incarnent magnifiquement l’idéal philosophique dont il s’était fait promoteur (et sont dans l’affirmation positive, plutôt que dans le ressentiment). À titre d’illustration, pensons à Idola St-Jean (1880-1945), suffragiste québécoise marquante dont la politologue Diane Lamoureux brosse le portrait ainsi :
le féminisme était un choix conscient, seul moyen pour les femmes d’accéder à la pleine humanité. Elle a dû consacrer l’essentiel de ses énergies militantes à l’obtention du droit de vote, mais elle a constamment souligné que le vote n’était qu’un instrument, la condition sine qua non à une véritable émancipation féminine. Et, très seule à son époque, cette émancipation, elle la voyait sous l’angle de l’autonomie non seulement financière mais d’abord et avant tout personnelle (Lamoureux 2005, 58).
On est loin de la militante hystérique moralisatrice. Pourtant, Nietzsche allait jusqu’à voir une « stupidité masculine » dans le mouvement féministe, qui consistait à ses yeux à imiter l’homme dans un élan dogmatique, puis tenter de créer une science de la femme. La militante est attirée par une attitude essentialiste (croire en sa pleine dignité en tant que personne) et un désir de se montrer en toute transparence, deux attitudes que Nietzsche a en horreur (Oliver 1984, 187). Tel que l’explique Oliver, tant le métaphysicien que la féministe sont obsédés par la volonté de vérité et leur recherche de l’« en soi », qui est un comportement hostile à la vie (1984, 188). Bref, en plus d’être coquettes, superficielles, manipulatrices et monomaniaques (puisqu’une seule chose les intéresse : la maternité), les militantes échoueraient, aux yeux de Nietzsche, à se qualifier comme des sujets à part entière. Par conséquent, leur désir d’émancipation de même que leurs tentatives d’empowerment sont jugés ridicules. Une seule chose les sauve, en fait : leur soi-disant désintérêt de la vérité.
Cette lecture d’Oliver ne fait toutefois pas consensus. Sarah Kofman, par exemple, propose une tout autre explication des nombreux sarcasmes de Nietzsche à l’égard des femmes militantes (Frackowiak 2012, 188) dont les éléments principaux sont relatés dans une entrevue qu’elle avait accordée peu avant son décès en 1994 :
Quand Nietzsche pastichant un mot de Napoléon écrit « Mulier taceat de muliere », il n’ôte pas la parole aux femmes pour la donner aux hommes qui détiendraient la vérité sur elles, car il sait qu’il n’y a pas de vérité, pas plus sur les femmes que sur autre chose. Et que ce que l’on appelle « la Femme » ou « l’éternel féminin » est une fiction des hommes qui à un moment donné de l’histoire ont eu le besoin de séparer l’humanité en sexe fort et sexe faible, en s’attribuant imaginairement cette force qu’ils n’avaient précisément plus. Quand Nietzsche demande aux femmes de faire silence sur les femmes, il leur demande de ne pas être complices des hommes, des métaphysiciens, de tous les dogmatiques qui croient en la « vérité ». Car la femme est, quand elle n’est pas corrompue par les hommes, sceptique. Elle sait qu’il n’y a pas de vérité et si elle se voile, c’est parce qu’elle sait qu’elle n’a rien à cacher… (Kofman 1992, 66).
Pour intéressante qu’elle soit, cette explication repousse le problème plus loin, puisque Kofman poursuit en réitérant la posture nietzschéenne qui trace un lien nécessaire entre féminité et maternité. Ce faisant, les préjugés machistes qui associent l’émancipation à « l’hystérie » sont remis en question mais maintenus :
C’est la femme « émancipée » ou hystérique, celle qui refuse d’affirmer la vie, d’avoir des enfants, qui se fait complice des théologiens et revendique d’avoir à dire la vérité sur les femmes. C’est pourquoi, quand, comme vous le dites, dans presque tous mes livres je parle des femmes, ce n’est pas pour dire la vérité sur elles. C’est pour dénoncer les préjugés métaphysiques masculins, pour aussi les déconstruire à la façon de Nietzsche et de Derrida. La déconstruction des opposés métaphysiques, entre autres celles du sensible et de l’intelligible, devant nécessairement conduire à celle de l’opposition masculin/féminin, puisque la tradition métaphysique a toujours mis le masculin du côté de l’intelligible, le féminin du côté du sensible (Kofman 1992, 66).
L’ironie, c’est que Kofman, qui n’était elle-même pas mère et occupait un emploi traditionnellement masculin au sein duquel elle faisait figure d’iconoclaste (ce qui lui a d’ailleurs valu son lot de problèmes), a été l’une des plus féroces critiques du machisme ambiant de sa discipline. Le machisme qu’elle dénonçait n’était pas seulement présent dans les comportements au sein des dynamiques de travail, mais dans le cœur même de l’histoire de la philosophie (notamment chez Kant, Comte et Freud). Pourtant, elle a toujours refusé de s’identifier comme féministe, même si ses travaux et actions allaient dans le sens d’une égalité de reconnaissance entre hommes et femmes. Kofman incarnait donc à la fois « l’hystérique » que Nietzsche semble condamner (puisqu’elle revendique, dérange, remet en question l’ordre établi) et la personne courageuse dont Nietzsche vantait les mérites (puisqu’elle avait su assumer pleinement son désir de mener une vie tournée vers la création libre). Par son parcours intellectuel, Kofman était particulièrement bien placée pour saisir les nuances et ambiguïtés de la position de Nietzsche et éviter les pièges de l’interprétation trop littérale. Elle avait su voir que malgré les propos acerbes de Nietzsche, ce dernier ne rejetait pas pour autant ni le féminin ni les femmes. Oliver souligne pour sa part qu’à plusieurs endroits dans son œuvre, Nietzsche s’identifie lui-même à elles et n’hésite pas à tordre la dichotomie traditionnelle homme/femme en évoquant des « masculine mothers and manly pregnancies » ou en utilisant de façon positive des métaphores liées à la maternité (Oliver 1995, 143, 147, 151).
Baubô et les féministes en bobettes
Une section du livre Nietzsche et la scène philosophique de Sarah Kofman (1986) est nommée d’après une très ancienne figure orphique à propos de laquelle nous ne savons que peu de choses, et à laquelle Nietzsche réfère notamment dans Le Gai savoirAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎ : celle de Baubô. Kofman relève que si Nietzsche critique vertement certains modes de comportement féminin, il en valorise d’autres. Elle explique cette tension importante en relevant que la « bonne » femme serait Baubô, alors que la « mauvaise » serait la féministe, la suffragette, la militante, ce qui a été relevé par Oliver également (Oliver 1995, 151). Pourtant, c’est mal connaître les militantes que de les réduire à cette caricature, alors que plusieurs d’entre elles ont fait preuve d’une forme de courage et d’énergie cohérentes avec les valeurs préconisées par Nietzsche.
D’abord, qui est Baubô ? C’est la figure mythologique grotesque et impudique qui réussit à faire rire Déméter, déesse des moissons, inconsolable depuis la perte de sa fille Perséphone retenue dans le royaume d’Hadès. En redonnant à Déméter le goût de vivre, Baubô fait en sorte que la vie revienne sur terre par une astuce aussi simple que surprenante : elle fait l’exact contraire de Marilyn Monroe rattrapant avec pudeur le pan de sa jupe soufflé par l’air d’une bouche de métro. Baubô est laide, mais la spontanéité avec laquelle, d’après le récit qui est parvenu jusqu’à nous, elle retrousse sa jupe pour faire rire Déméter en montrant son sexe et son ventre est efficace. C’est le ridicule de la situation qui déclenche le rire. (D’ailleurs, il aurait été bien utile qu’un avatar contemporain de Baubô fasse le même numéro à Monroe : l’icône n’aurait peut-être pas eu une fin aussi funeste si on avait pu la faire rire elle aussi ?)
En fait, bien des militantes (et pas seulement les plus radicales) s’y connaissent en termes d’impudeur : « elles » sont souvent les plus dignes héritières de Baubô… bien que leur humour ne plaise pas à tous (le masculin est ici à dessein). L’historienne Christine Bard rappelle une des scènes qu’on voyait fréquemment pendant les manifestations et actions pour l’accession au suffrage : les « pantalons de dessous, découverts par le soulèvement des robes (un geste d’agression auquel les suffragettes sont réellement confrontées) » (Bard 2014, 217). Les militantes n’en demeuraient pas moins campées sur leurs convictions et résolues à mener leur lutte, préférant risquer de se faire tourner en ridicule que d’abandonner leur cause. Elles n’en sont pas restées là : différentes actions de provocation adoptées par les suffragistes et les militantes féministes (ou ralliées à des causes liées à des enjeux féministesPensons par exemple à la fameuse « Manif toute nue » tenue le 3 mai 2012 à Montréal pour le maintien de l’accès à l’éducation universitaire accessible, relayée notamment par l’AFP dans un topo du 18 mai 2012.↩︎) qui leur ont succédé témoigneront d’une force active, plutôt que réactive, une puissance libératrice, voire ludique. Celle-ci passera notamment par la réappropriation de leur corps, de l’usage de celui-ci à des fins de provocation (à ne pas confondre toutefois avec l’approche sensationnaliste préconisée par les FemenPour une réflexion sur le pseudo-féminisme des Femen, voir : « Femen partout, féminisme nulle part » (Chollet 2013).↩︎ qui, somme toute, a plus à voir avec un désir de visibilité médiatique que de véritables changements sociaux (Dalibert et Quemener 2014)).
À la décharge de Nietzsche, il faut préciser qu’il n’a pu être témoin que d’une partie du mouvement féministe moderne. Non seulement il n’a pu en voir la dimension créative et porteuse, mais il n’a pu voir que le féminisme, au final, est bon pour tout le monde et permet, à plusieurs égards, de cultiver sa surhumanité.