Lire Nietzsche à coups de sacoche

Introduction

Introduction

Mélissa Thériault, « Introduction », Lire Nietzsche à coups de sacoche : panorama des appropriations féministes de l’œuvre (édition augmentée), Les Ateliers de [sens public], Montréal, isbn:978-2-924925-17-1, http://ateliers.sens-public.org/lire-nietzsche-a-coups-de-sacoche/introduction.html.
version , 08/03/2022
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À ma grand-mère Bernadette (1919-2021),
qui faisait une excellente nietzschéenne sans le savoir.

Crédits et remerciements

Ce livre improbable a été commis grâce à l’aide de plusieurs personnes ou entités administratives. À défaut de pouvoir dresser ici une liste exhaustive, je remercie à tout le moins :

Prologue

Août 2016 : je suis dans le désert, près de Las Vegas, sous le soleil, où le silence glisse comme une couverture de miel sur la bêtise du monde. Je n’ai jamais été aussi loin de tout, les rayons qui cuisent la peau me font plisser les yeux comme un caïman. Qui pourrait croire qu’il n’y a pas si longtemps, on faisait des tests atomiques tout près d’ici, au cœur de l’un des endroits les plus tranquilles sur terre ?

Il est quand même ironique qu’en entrant au Nevada – nom qui signifie « neige » alors que le climat est désertique –, on entre dans la Pacific time zone, pour rejoindre l’une des villes les plus bruyantes de l’Amérique. Ici, on va jusqu’à enfouir des haut-parleurs dans les terre-pleins et plates-bandes d’hôtels afin qu’une musique tonitruante soit diffusée en continu, jour et nuit. C’est pour dire à quel point aucune quiétude n’est possible : tout ce qui était vivant a été domestiqué au service de l’industrie des plaisirs, toute la vie sauvage a été repoussée hors des limites de la ville.

J’ai atterri il y a peu de temps à McCarran, l’aéroport international de Las Vegas, lui-même énorme et désert, comme le territoire dont il est le nombril.

J’ai posé ma valise, pris la journée pour me reposer et observer la faune locale. Las Vegas est le terrain idéal pour observer les comportements humains : tous les pires travers, bien concentrés dans un gros tapon et exposés au vu et au su de tous, sans gêne aucune. Quoi de mieux que cet endroit pour une petite retraite d’écriture ? Mais à peine sortie du lobby de l’hôtel, le choc fut trop drastique : trop de bruit, trop de gens, la solution idéale semblait d’aller dans le désert, le temps de m’y faire.

C’est là que mon premier crush philosophique s’est rappelé à mon souvenir, sans prévenir.

Il y a beaucoup de clichés sur Las Vegas et beaucoup d’entre eux sont exacts, mais il y a beaucoup plus à voir que ce que révèlent les images habituelles. C’est le microcosme le plus évocateur de la nature humaine, dans toutes ses bassesses et sa grandeur : « du kitsch qui frôle le génie », disait mon guide touristique. Moi je dis plutôt que c’est du génie qui se présente et se dissimule sous le masque du kitsch. À Las Vegas, on en a plein la vue, mais les apparences ne sont garantes de rien : on sait que rien de ce que l’on voit n’est vrai, que tout est carnaval, et pourtant, on se prend au jeu.

Il ne faut que quelques minutes pour quitter le bruit infernal du centre pour se retrouver dans le désert : c’est là que je me suis réfugiée pour m’acclimater au bruit.

Et c’est là, dans le silence total, que Nietzsche me parle et me rappelle à l’ordre (ou au désordre, c’est selon). Son ombre se penche sur mon épaule, je sens presque les poils de moustache frôler l’écran solaire appliqué minutieusement pour ne pas brûler sous l’implacable morsure du soleil :

– Tu vois ? C’est ça la philosophie du midi, ce que je me suis tué à expliquer. Devant la splendeur du monde et l’idiotie humaine, il faut laisser le mystère entier, accepter qu’il nous échappe. Il est inutile d’essayer de l’expliquer, et complètement vain d’essayer d’en percer la nature à l’aide d’un discours rationnel, il n’y a pas de nature, il n’y a pas de nature humaine, il n’y a que des gens qui vont et viennent sous nos yeux, il n’y a que la vie grouillante et le torrent du temps dont il faut savoir apprécier la musique. C’est ça, l’erreur de la philosophie occidentale : présenter son bla-bla comme Vérité. Vaut mieux ne rien dire et danser.

– Je veux bien, mais voyez-vous, j’ai mal tourné : je suis prof de philo. On me paye pour que j’enseigne des trucs aux jeunes. On me demande de transmettre à mon tour ce qu’on m’a appris. Alors… vous suggérez quoi ?

– Fais tes trucs sans te soucier de ce qu’on pensera.

Sa silhouette se découpe à contre-jour au loin, puis disparaît.

Je dois être déshydratée, ou avoir mangé un truc louche, je commence à délirer. Quoi qu’il en soit, il a bien raison. Il est temps, si je veux jouer les Zarathoustra à sacoche, de me mettre au travail sur ce foutu manuscrit.

Contexte et objectif général

À quoi bon un « autre » livre sur l’œuvre de Friedrich Nietzsche ? N’y en a-t-il pas déjà assez ? Et, à plus forte raison, de très bons ? Et surtout, à quoi bon s’attarder à ce qu’a pu dire un misogyne amer sur la condition féminine ?

Ces questions sont légitimes, certes, mais ce livre s’est presque fait malgré moi, je plaide la « légitime démence ». Nietzsche est l’auteur qui m’a décidée à opter pour la philosophie, plutôt que pour les langues ou la littérature. Et pourtant, c’est également le penseur qui serait le plus à même de dissuader n’importe quelle femme dotée d’un brin de jugement de s’y adonner, entre autres raisons parce que la philosophie s’est historiquement évertuée (si on peut employer un tel terme) à faire en sorte que les femmes en soient tenues à l’écart le plus longtemps possible.

La bonne nouvelle, c’est que le remède réside dans le poison : si Nietzsche prend souvent les airs d’un prosateur misogyne, il est aussi, grâce à sa position d’iconoclaste, le penseur qui est le plus à même, si on en applique l’esprit jusqu’au bout, de nous aider à percer l’exosquelette patriarcal qui a tenu les femmes à l’écart.

Les penseurs les plus dérangeants sont souvent mal accueillis et Nietzsche n’y fait pas exception. Sa place à l’université aura toujours été remise en question : par ses collègues dans un premier temps et par la postérité ensuite (son œuvre mettra longtemps à être incluse dans les corpus d’enseignement), mais par lui-même d’abord et avant tout (Béland 2013). Bien que les problèmes de santé aient été le principal facteur de son retrait de la vie universitaire, Nietzsche n’y avait pas moins vécu un intense déchirement. On le sait, la carrière universitaire de Nietzsche a été brève, mais fulgurante, et ce n’est qu’après avoir quitté l’institution qu’il eut le sentiment d’avoir les conditions nécessaires pour exercer une réelle activité philosophique. Ironiquement, c’est sa position d’outsider qui fera en sorte que ses écrits pourront révolutionner la philosophie du 20e siècle.

De façon comparable, Judith Butler décrira un siècle plus tard, dans la préface de Gender Trouble (1990), une forme de double vie, c’est-à-dire un clivage qu’elle ressent entre la vie universitaire (celle où l’on doit être un être rationnel, performant, neutre et objectif) et sa vie « vécue » – celle du quotidien, où les amitiés se nouent, où les problèmes abstraits ont un visage, où il faut faire face aux conséquences des choix, où les valeurs cessent d’être des idéaux pour s’incarner en entraînant dans leur sillage des conséquences parfois indésirables. Ce genre de confession est rare dans notre milieu où la première chose que l’on apprend, c’est que pour survivre puis réussir, il faut gommer son humanité pour se transformer en droïde expert – cette sorte de machine qui travaille sans relâche, qui est ravie de consacrer ses fins de semaines à participer à des colloques, qui trouve normal de répondre à des courriels sept jours sur sept.

Mes ambitions à moi sont nettement plus modestes. L’idée de ce livre a germé lors de la préparation d’un séminaire qui devait faire suite à un cours obligatoire de baccalauréat (séminaire qui a été annulé). J’ai ensuite voulu intégrer cette question précise à un cours de baccalauréat sur Nietzsche (j’ai manqué de temps pour intégrer cette matière). Je cherchais alors des outils pédagogiques en français pour enseigner Nietzsche à des étudiants non-philosophes dans l’éventualité d’un groupe hétérogène, ce qui arrive souvent avec ce genre de sujet, avec une perspective contemporaine qui intégrerait une critique féministe (en vain). Je cherchais ensuite quelque chose qui irait au-delà des lectures « classiques » de Nietzsche et des critiques féministes qui rejettent Nietzsche sans même prendre le temps de l’étudier à partir de son propre écosystème de pensée (succès partiel). Décidément, il ne restait qu’une option : écrire le livre moi-même, bien que je ne sois pas une « spécialiste » de l’œuvre. Après tout, si Nietzsche l’avait fait, ne pouvais-je moi aussi assumer ma position d’autodidacte ? Dans le pire des cas, le livre serait mauvais, mais au moins, il aurait le mérite de rassembler un corpus exégétique à même de me permettre de poursuivre mes ambitions pédagogiques et de les rendre disponibles pour le public.

Il existe une abondante littérature sur Nietzsche de la part de chercheures résolument féministes, catégorie qui comprend par ailleurs des chercheures qui rejettent l’étiquette. Celle-ci se situe sur un large spectre reliant des figures aussi distinctes que les représentantes de la French Theory (construction américaine bien déroutanteVoir par exemple cette introduction à la French Theory.↩︎) aux héritières européennes de la psychanalyse, qu’on pense seulement à Kristeva, Irigaray, Cixous et Butler. Il existe en revanche peu de ressources qui font la synthèse en français du discours nietzschéen sur cette nébuleuse sémantique qui englobe les femmes, la femme, le féminin, la féminité (bien qu’il existe nombre d’ouvrages excellents sur ces questions prises isolément). C’est ainsi que les notes de préparation de cours sont devenues un téméraire projet de livre. Avec le temps, le projet s’est fait pieuvre, déployant ses bras flexibles dans toutes les directions, parfois avec succès, parfois non. Puis les bras ont appris à danser avec le sujet et ont cessé de vouloir le dominer.

Cette monographie n’a ni la prétention d’être exhaustive ni celle de rivaliser avec les propositions des exégètes qui ont consacré leur vie à interpréter l’œuvre dense de Nietzsche et à nous la rendre accessible. Par exemple, entre autres hérésies, je laisserai de côté l’abondante littérature autour d’Éperons de Derrida (1978) tout simplement parce que je ne partage pas les postulats épistémiques derridiens, mais aussi parce que ce texte de Derrida a en quelque sorte imposé un nouveau poncif qui reproduit un schème qu’il convient plutôt de remettre en question (Diethe 1996). Je renvoie donc mon auguste lectorat aux spécialistes qui pourront mieux que moi en faire la critique (Collin 1995). Je laisserai aussi de côté des contributions aussi importantes que celle de Luce Irigaray, bien que la prose qui porte Amante marine de Friedrich Nietzsche (1980) soit une des plus fabuleuses que j’aie pu lire. (Et je ne citerai aucun texte de Babette Babich, c’est pour dire si j’ai dû laisser de côté des pans entiers d’exégèse.)

Un livre pour tout le monde ou… pour personne ?

Ce petit essai se veut introductif et accessible à un public non-initié et permettra, je l’espère, de mieux naviguer dans l’œuvre d’un penseur magistral qui demeure plus que jamais pertinent pour développer le jugement critique. Il est dédié tout particulièrement aux étudiantes et étudiants des programmes en arts à qui j’ai le plaisir d’enseigner puisqu’il aborde une question à la fois centrale dans l’œuvre de Nietzsche et récurrente dans la vie de bien des femmes : que signifie créer, mettre au monde ?

En fait, j’aurais envie de présenter ce texte comme une tentative de recherche-création ou d’un exercice de style, de m’essayer à un texte « para-académique », de laisser libre cours à cette tendance qui me fait broyer les mots, voire de passer de « paracadémique » à « paramédical » – ce qui serait, après tout, très nietzschéen. Quoi qu’il en soit, j’ai envie de voir comment une interrogation intellectuelle explorée par le biais d’une écriture plus libre peut conserver une certaine valeur didactique, comment la recherche-création peut nous permettre d’actualiser sa pensée. L’enjeu n’est pas de réhabiliter les propos misogynes d’un intellectuel mal adapté tant à son propre siècle qu’à celui qui a suivi. Il s’agit plutôt de voir, à travers ceux-ci, les germes d’une pensée riche se prêtant à une relecture qui nous outille pour comprendre les questions de notre siècle et du prochain. Je veux voir ce qui reste de son œuvre lorsqu’on tasse ce rideau qui fait en sorte qu’on ne retient de lui souvent rien d’autre que ses coups de gueule.

C’est quoi la thèse, au juste ?

L’idée que je veux défendre ici est la suivante : malgré les commentaires antiféministes et misogynes qu’on trouve dans l’œuvre de Nietzsche, celle-ci se prête quand même à une lecture féministe, parce qu’elle porte, sous la croûte qui lui donne mauvais genre, les germes d’une véritable quête d’émancipation et d’autonomie valable pour toute personne.

Loin de moi l’idée d’excuser Nietzsche, de lui faire dire ce qu’il n’a pas dit, de lui prêter des idées qui ne sont pas les siennes. Je veux plutôt expérimenter comment on peut défendre une posture féministe envers et contre toutes les orthodoxies, sans s’enfermer dans certains poncifs féministes – poncifs fondés et justifiés, mais que d’autres savent exprimer et défendre mieux que moi – de la même façon que j’ai refusé d’endosser certains habitus liés à la discipline philosophique (avec les risques que cela pouvait comporter). En somme, il s’agit d’approcher Nietzsche avec sérieux mais aussi avec le soupçon de désinvolture qui permet de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, c’est-à-dire de ne pas rejeter une philosophie d’une telle richesse simplement parce que son auteur aura été… humain, trop humain, c’est-à-dire aveugle à ses propres travers, émotif, partial, injuste, mais aussi brillant, inspiré, inimitable.

Il reste que Nietzsche est à plusieurs égards un auteur qui est difficile à défendre ces temps-ci : son antiféminisme et sa misogynie auraient suffi à le déclasser, mais à cela s’ajoute son élitisme, son manque d’empathie, sa misanthropie, l’accusation d’antisémitisme (peu fondée, surtout vu son mépris ouvert des guerres nationalistes et raciales, mais quand même, certaines lettres de jeunesse sont équivoques, cf. Kofman (1992, 78)), le caractère cryptique de certaines thèses, le fait qu’il ait été lu et apprécié par des sympathisants nazis et Mussolini, ses délires, tout ça aurait de quoi faire en sorte qu’on le retire des cursus. Mais même là (et sans diminuer aucunement la gravité de ce dont on l’a suspecté) : l’exercice vaut la peine d’être fait, puisque c’est justement le caractère équivoque et métaphorique qui fait que sa pensée peut être réinterprétée. Nietzsche, malgré tout ce qu’on peut légitimement lui reprocher, a encore quelque chose à nous enseigner, qui est d’une criante actualité : comment affronter les épreuves avec courage ? Comment guider notre action, lorsqu’une tension apparaît entre des désirs contradictoires ? Comment être responsable de ce que l’on est, plutôt que d’avoir le réflexe de blâmer autrui ? Comment arriver à produire le meilleur de soi quand tout autour nous incite à ne fournir que le pire et que rien ne nous invite à l’optimisme ?

Ce sont là des questions sur lesquelles Nietzsche a encore quelque chose à nous dire, par-delà ses erreurs, maladresses et propos qui cherchent à choquer.

Misogyne, oui ou non ?

Nietzsche était-il véritablement misogyne ? C’est l’impression qu’une lecture au premier degré de son œuvre ne manquera pas d’imposer, c’est le stigmate qui lui a longtemps collé à la peau (Helm 2004), mais qui n’en est pas moins quelque peu injuste. Omniprésent dans cette œuvre foisonnante et sibylline par moment, le thème du « féminin », qui s’avère beaucoup plus complexe que ses remarques provocatrices sur les femmes, occupe un rôle non négligeable. Si les théoriciennes féministes anglo-saxonnes ont proposé une pluralité d’interprétations (allant du rejet viscéral à l’appropriation enthousiaste), le monde philosophique francophone demeure pour sa part attaché aux interprétations plus orthodoxes ou héritières de la psychanalyse. Et pourtant, il y a lieu de penser que Nietzsche, qu’il le veuille ou non, était à sa façon féministe, peut-être même malgré lui : c’est là le projet de cet essai qui peut faire également office d’ouvrage d’introduction à sa pensée.

« Quelle idée farfelue » sera-t-on tenté de répondre à cette proposition, puisqu’en bon disciple de Schopenhauer (partiellement repenti, mais oublie-t-on jamais ses premières amours intellectuelles ?), Nietzsche ne s’est pas privé d’abreuver son lectorat de remarques misogynes sans équivoque. Mais une confidence dans Ecce homo (1888) a de quoi soulever des doutesAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎. En se vantant d’avoir une « éthique de l’attaque », le penseur allemand affirmait ceci :

  1. je n’attaque que les choses qui sont victorieuses ;

  2. je n’attaque que les choses contre lesquelles je ne trouverai pas d’alliés ;

  3. je n’attaque jamais des personnes, je ne me sers des personnes que comme d’un verre grossissant au moyen duquel on peut rendre visible un état de crise général, mais encore caché et difficilement saisissable ;

  4. attaquer, c’est chez moi une preuve de bienveillance, un témoignage de reconnaissance.

La question mérite d’être posée : et si cette boutade s’appliquait particulièrement à ses propos provocateurs sur les femmes et le féminin ? Et si Nietzsche avait pressenti – lui qui disait qu’il écrivait pour le siècle à venir – que les rapports sociaux seraient bouleversés au point où cette question deviendrait le sujet crucial du millénaire à venir ? S’il avait vu, sans savoir l’articuler de façon satisfaisante, qu’hommes et femmes seraient appelés à se redéfinir et à se créer eux-mêmes, à fabriquer de leurs désirs et volontés leur propre surhumanité ?

Pour tenter une ébauche de réponse à ces questions, il n’y a qu’une solution : « mettre une femme là-dessus ».

Enseigner Nietzsche dans une perspective féministe : à quoi bon ?

Cet essai est né au détour d’une conversation spontanée avec une ancienne collègue : nous discutions à bâtons rompus de plans de cours et de nos auteurs favoris, des avantages à inclure ou non tel auteur plutôt qu’un autre au corpus à l’étude. La question était anodine, mais les problèmes qu’elle recouvrait l’étaient un peu moins :

– Tu enseignes Nietzsche dans tes cours, toi ?

– Parfois oui, mais… c’est souvent mal compris. Et en plus, il fait fâcher les étudiantes avec ses propos sur les femmes. C’est dur à défendre. Mais ce n’est pas parce qu’il attaque les femmes qu’il les méprise : il n’est guère plus tendre avec les hommes. C’est lui-même qui l’a dit dans Ecce Homo.

– En effet. D’ailleurs, la pensée féministe est un will to power qui en vaut bien d’autres : quoi qu’il en dise, il serait mal placé pour critiquer quiconque cherche à s’émanciper d’une tutelle ou d’une situation d’aliénation.

– Donc tu crois que ses attaques contre la femme seraient une astuce rhétorique pour discuter de la confrontation des valeurs ?

– Peut-être. Tu sais quoi ? Faudrait faire un livre là-dessus : si lui philosophait à coups de marteau, nous on peut bien le faire à coups de sacoche !

Il est vite ressorti de cette conversation que malgré la pléthore d’ouvrages qui paraît sur Nietzsche chaque année, il y avait un manque à combler dans la façon de l’interpréter sur ce sujet précis (bien que de nombreux ouvrages de qualité aient été publiésVoir par exemple Hatab (1981).↩︎). Progressivement, l’idée a pris forme, alimentée par le décalage sidérant entre les lectures proposées dans les milieux anglophones et celles qu’on trouve dans les milieux francophones. Pourquoi Nietzsche est-il récupéré par de nombreuses théoriciennes féministes américaines, mais rarement abordé sous cet angle chez ses interprètes francophones ? Cela s’explique probablement par des traits sociologiques liés à chacun de ces milieux : la philosophie demeure, quoi qu’on en dise, perméable aux milieux culturels dans lesquels elle se construit. Alors qu’en France, « féministe » demeure encore une insulte aux yeux de certaines figures attachées à une tradition patriarcale bien établie, nos collègues anglophones ont un rapport très différent à cette étiquette. Elles ont par conséquent développé une littérature et une réflexion abondantes à ce sujet qui n’hésitent pas à prendre Nietzsche à son propre jeu et à se l’approprier à leur façon (ce qui n’empêche aucunement que l’antiféminisme soit hélas florissant dans le monde anglophone, seulement, il s’exprime différemment).

Mais au-delà de cette explication, il y a lieu de se questionner sur les raisons qui font qu’on tient tant à en faire le bouc émissaire d’un problème dont il est davantage le témoin que le complice. Comme l’explique la philosophe américaine Kelly Oliver, la coutume a longtemps été d’ignorer les commentaires misogynes parsemés dans l’œuvre et de les considérer simplement comme des digressions sans véritable pertinence (Oliver et Pearsall 1998, 1). D’autres évitent la question : c’est le cas de l’intellectuel américain Walter Kaufmann, pourtant brillant exégète du penseur allemand. Cela n’a pas empêché des féministes de diverses allégeances de s’approprier l’œuvre pour plusieurs raisons, notamment parce qu’une part de ces commentaires, clairement ironiques, pouvaient contribuer à remettre en question certains stéréotypes à propos des femmes (Oliver et Pearsall 1998, 2). Mais c’est surtout parce qu’il est connu que la caricature et l’autoparodie étaient des procédés fréquemment employés par Nietzsche (Oliver 1995, XIII), que l’on a pu reconnaître qu’il fallait adopter une démarche interprétative plus prudente afin de ne pas tomber dans le piège posé par le philosophe allemand à un lectorat en quête de réponses toutes faites.

Certes, il est plus efficace de balayer l’œuvre du revers de la main. Mais cela reviendrait à se priver d’un outil d’autoanalyse critique pourtant utile, puisque rares sont les penseurs qui ont été aussi implacables envers leurs propres travers : « tout » courant de pensée doit savoir être autocritique. Nietzsche avait de toute façon des reproches à formuler à l’espèce humaine au grand complet : son œuvre est truffée de reproches adressés à tous (y compris à lui-même), en toute cohérence avec son projet de transmutation des valeurs. Toutefois, en privant son lectorat de certaines clés d’interprétations (c’est-à-dire en écrivant de façon parfois cryptique), le philosophe allemand a prêté flanc à des lectures tronquées qui ont réduit trop souvent son propos à une caricature. Par exemple, comment interpréter la fameuse phrase qui termine un chapitre d’Ainsi parlait ZarathoustraAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎ (1885), « Tu vas chez les femmes ? N’oublie pas le fouetTraduction d’Henri Albert, « La vieille et la jeune femme ».↩︎ ! » ?

Dénoncer Nietzsche eu égard à ses propos sur les femmes est un lieu commun. En poussant un peu, on pourrait même se demander si utiliser Nietzsche comme « misogyne de service » ne serait pas une vilaine habitude bien commode pour qui souhaite se rassurer sur son propre compte, pour se prouver que l’on a évolué, que les choses sont réglées, alors qu’elles ne le sont pas du tout. Malgré les avancées légales spectaculaires réalisées depuis des décennies, des inégalités subsistent. Pire encore, nous découvrons que nous avions sous-estimé le poids de certaines injustices. Cette question va avec son corollaire : que gagne-t-on à rejeter de façon hargneuse un penseur qui avait justement pris soin de nous avertir qu’il fallait se méfier des apparences ? Et si Nietzsche jouait les misogynes surtout par provocation, en réaction aux mouvements sociaux et avancées féministes majeures de son époque (ce qu’on appelle la « première vague féministe ») dont il était très au fait ? Lui-même aurait reconnu que les revendications féministes – outre leur composante égalitaire qui lui répugnait tant – portent un will to power qui en vaut bien d’autres. Surtout, une documentation abondante confirme que Nietzsche ne rechignait pas à s’entourer de femmes fortes et affirmées intellectuellement : il comptait parmi son entourage des femmes qui n’hésitaient pas à s’approprier ce qui leur convenait dans l’œuvre. Ses affinités avec Cosima Wagner (1837-1930) sont connues. On sait qu’il avait voté en faveur de l’admission des femmes à l’université où il était rattaché dans les premières années de sa carrière, que ses échanges avec Meta von Salis (1855-1929), érudite et militante pour le suffrage des femmes, étaient des plus cordiaux, d’autant plus que celle-ci assumait pleinement des positions élitistes et individualistes. On sait aussi que son amie Malwida von Meysenbug (1816-1903), connue en tant que pionnière du féminisme allemand, contribuera à la diffusion de ses idées. (Est-ce à dire que cela compense pour lui avoir fait rencontrer Lou Salomé (1861-1937), ce qui lui aura causé tant de tourmentsÀ ce sujet, lire « Mais qui est Lou Andreas-Salomé ? » (2000).↩︎ ? Allez savoir.)

Certes, ses nombreux commentaires contre les mouvements militant pour les droits des femmes n’ont rien pour nous inciter à le lire avec indulgence (sans parler du fait que plusieurs autres commentaires semblent réduire les femmes à une vocation reproductive). Mais il y a quand même lieu de penser que ses attaques contre « la » femme expriment surtout une volonté de confronter des valeurs, dans la mesure où « femme » et « homme » sont des prescriptions comportementales, des rôles assignés ou, en quelque sorte, des masques. Et en cela, Nietzsche est un féministe bien avant d’autres.

Précautions oratoires : questions de style et limites de cet essai

Il importe de préciser un élément : mon ambition ici est de proposer une initiation à l’œuvre de Nietzsche d’un point de vue de « fan » en partant non pas des concepts principaux pour lesquels il est connu (surhumain, volonté de puissance, nihilisme, etc.) mais en traçant un nouveau fil d’Ariane jusque-là invisible, à partir d’un thème fréquent dans l’œuvre, mais souvent occulté. Aborder un penseur dont les idées ont été déterminantes pour un siècle de lecteurs et lectrices à partir de son angle mort, n’est-ce pas une excellente façon de voir ce qui peut en rester après la critique ?

Plus précisément, l’enjeu est de proposer une perspective sur l’œuvre nietzschéenne qui tienne compte de la réflexion actuelle sur les questions liées au sexe et au genre (c’est-à-dire de procéder par anachronisme assumé), mais aussi de voir dans quelle mesure on trouve souvent dans les textes mêmes de Nietzsche l’antidote à sa propre misogynie, qu’elle soit sincère ou feinte à des fins de provocation. Car ce qui ressort de l’œuvre de Nietzsche, c’est qu’au-delà de ses contradictions, emportements, grossièretés et coups de gueule, il y a une intuition philosophique simple mais forte, à la portée du plus commun des mortels, sans complications, sans hernies verbales et sans alambic conceptuel en guise d’écran de fumée. Cette intuition est la suivante : la vie humaine n’a de sens qu’à condition de tendre de toutes ses forces vers l’accomplissement de soi, processus qu’on ne peut réaliser que par soi-même, mais qui oblige à faire des choix et des compromis. Cette entreprise exigeante et douloureuse – devenir la meilleure version de soi-même possible – exige beaucoup de courage, mais pour nous accompagner dans ce processus, il y a, heureusement, l’art et la création. On l’aura compris : que l’on soit homme ou femme ne change rien à cette exigence d’accomplissement, à un détail près, à savoir que les femmes ont, en général, à leur disposition un pouvoir de (pro)création supplémentaire par grossesse. Mais cette potentialité suffit-elle à les définir ? La réponse de Nietzsche est ambiguë et invite à pousser plus loin l’enquête (ce que nous ferons dans la première partie.

Il reste que l’on fait souvent de Nietzsche l’homme de paille qu’il n’a pas lieu d’être. Non qu’il ait besoin d’être défendu (surtout qu’il a en effet affirmé des choses terribles sur les femmes), mais on ne le dira jamais assez : lire Nietzsche « littéralement » indique que l’on n’a rien compris à l’œuvre tant sur le plan de la stratégie rhétorique que du contenu. Le rejeter sur cette base, c’est tomber bêtement dans le piège qu’il nous tend. Est-ce à dire que Nietzsche est un féministe mal compris ? Je n’irais pas jusque là. Est-ce à dire que « Nietzsche et Butler, même combat » ? Le rapprochement peut paraître farfelu, mais ne l’est pas tant. C’est qu’il y a entre le premier et la seconde une filiation beaucoup plus proche qu’on pourrait penser (outre ce penchant pour la déconstruction) et qui repose sur une idée bien simple : les concepts d’« homme » et de « femme » renvoient à des rôles sociaux et non à des entités essentialisées et c’est sur ce point précis que son œuvre demeure actuelle. Après tout, il y a une filiation intellectuelle entre les deux, puisque Nietzsche est invoqué par Foucault pour critiquer l’idéalisme hégélien et mettre de l’avant une approche anti-essentialiste qui sera reprise et adaptée par Butler (Sabot 2014) (d’ailleurs, l’idée n’est pas nouvelle du tout, parlez-en aux burrnesha, ces vierges sous serment d’Albanie, qui s’y connaissent en termes d’appropriation des codes genrésLes burrnesha sont des femmes qui ont fait serment de refuser toute vie conjugale et sexuelle et qui adoptent un rôle social d’homme tant dans l’apparence (vêtements) que sur le plan des responsabilités (privilèges et responsabilités de chefs de famille). Vieille de six cent ans, cette tradition en voie de disparition est néanmoins vivante dans certaines régions rurales des Balkans. Voir à ce sujet : « Vierges jurées d’Albanie : devenir hommes pour être des femmes » (2018).↩︎).

En terminant : j’ai volontairement choisi un style libre, conforme à l’esprit nietzschéen (qui s’inspire davantage de celui de Virginia Woolf que de la prose académique usuelle). J’utiliserai la première personne du singulier plutôt que le « nous pompeux » (c’est comme ça que j’appelle le nous dit « de modestie »). J’y inclurai des québécismes, des références à la culture pop, même si c’est mal vu (eh, si Roxane Gay, peut le faire, moi aussi je peux – j’ai confiance que vous saurez utiliser Google au besoin). Je vais même ajouter des mots irritants pour les yeux de certaines personnes tels qu’« autrice » (mot qui existe depuis des siècles pourtant). Je ne référerai pas toujours aux éditions les plus pointues – d’ailleurs, je voudrais bien, mais au moment où ces lignes sont écrites, on attend toujours que la Pléiade termine les éditions complètes. J’ai utilisé des éditions facilement accessibles pour un public débutant.

Petit conseil en passant : si vous êtes du genre guindé, posez ce livre. Ce n’est pas pour vous. (Je dis ça pour votre bien, hein ! Je souhaite simplement vous épargner un infarctus.)

Questions de méthode

La rédaction de cet essai c’est fait par strates, sur une période relativement longue, à travers un cheminement intellectuel fragmenté par les impératifs extérieurs, ce qui a été difficile sur le plan méthodologique. À travers les exigences bureaucratiques, les contraintes de calendrier, les pannes d’inspirations, les trouvailles bibliographiques et les nécessités pédagogiques, ma position et mes priorités ont évolué, ma mémoire s’est fragmentée, les versions se sont succédé.

Je réalise aujourd’hui qu’un tel projet était beaucoup trop ambitieux pour le temps dont je disposais, mais que l’exercice n’est pas vain pour autant.

Sur le plan strictement méthodologique, je pose un regard très humble sur les résultats, car en procédant comme le l’ai fait, c’est-à-dire par l’analyse de corpus et la compilation des passages pertinents à l’aide de deux assistantes, mes biais herméneutiques n’étaient que d’autant plus forts. Ma position en tant que chercheure a fait en sorte que j’aie jugé pertinent de retenir ou d’écarter tel ou tel passage : j’ai classé certains commentaires comme importants et d’autres comme anecdotiques. La lecture que je propose est celle d’une lectrice ayant une connaissance générale de l’œuvre, et non une expertise de pointe sur la génétique des textes. Des éléments de compréhension me manquent et cette modeste contribution sera, je l’espère, vite dépassée par celle d’autres : les présentes pages ne sont qu’une modeste brique dans un mur qui peut être complété, pulvérisé, déconstruit, refait.

L’ironie, c’est que l’analyse assistée par ordinateur aurait été pertinente afin d’obtenir des données plus précises sur le nombre d’occurrences dans chaque ouvrage, afin de saisir plus précisément à quels concepts les mots-clés sont associés. Peut-être aurais-je réussi par ce moyen à obtenir une réponse plus éclairante. Mais de chercher une réponse univoque dans le corpus aurait signifié aussi ne rien avoir compris à Nietzsche : il a été clair lorsqu’il souhaitait l’être et nous devons accepter l’ambivalence de ses propos (ce qui n’engage, évidemment, aucunement à y adhérer).

L’œuvre de Nietzsche a été façonnée par les ruptures technologiques et scientifiques : en tant que philologue, il avait le réflexe de chercher dans le passé des réponses pour le présent, mais avait constamment le futur à l’esprit. Il a vu naître des disciplines scientifiques (biologie, psychologie), il y a cherché des réponses et des pistes d’inspiration. Il n’a pas hésité à recourir aux innovations techniques de son époque (l’une des toutes premières machines à écrire commercialisées, la boule à écrire HansenLire à ce sujet : « Behold Friedrich Nietzsche’s Curious Typewriter, the “Malling-Hansen Writing Ball” » (2013).↩︎) lorsque sa santé ne lui permettait plus de lire et d’écrire comme à son habitude. Plus d’un siècle plus tard, des défis comparables se posent pour nous. J’ai fait partie des dernières cohortes d’étudiantes à consulter des fiches de carton dans des tiroirs en métal (!) et les tâches que j’effectuais jadis comme assistante de recherche (par exemple, passer des heures à photocopier des revues papier) n’ont rien à voir avec celles que je confie aujourd’hui à mes propres assistantes. Je vois le développement de l’intelligence artificielle et je me demande à quoi nos pauvres cerveaux pourront bien être utiles. Les groupes auxquels j’enseigne ont des méthodes de recherche qui n’ont rien à voir avec ce que moi-même j’ai pu expérimenter. Je dois constamment rappeler qu’il y a des choses qui existent en dehors d’Internet. Mais un point demeure : nous devons enseigner à qui viendra après nous ce que Nietzsche appliquait à lui-même, à savoir, la capacité de s’autocritiquer sévèrement afin de penser le lien entre le passé et le présent.

Ce lien, c’est nous et si nous rejetons trop vite notre passé, nous perdons un point d’appui précieux.

Comment lire ce livre ?

Quelques mots maintenant sur la composition de cet ouvrage quelque peu schizoïde, qui oscille (pour le meilleur et pour le pire, notre lectorat tranchera) entre l’essai pamphlétaire et le manuel de cours.

Dans les deux premiers chapitres sont recensées les principales affirmations de Nietzsche sur « la » femme, le féminin, l’homme (lorsque pertinent), livre par livre, ce qui permet à un lectorat non-initié de découvrir l’œuvre du philosophe allemand.

La liste n’est d’ailleurs pas exhaustive, puisque certains commentaires sont trop cryptiques pour que j’ose me risquer à toute interprétation. Cette démarche permet de retracer de façon schématique une trajectoire intellectuelle et de présenter les concepts qui lui sont propres à mesure que le philosophe les développe.

Le troisième chapitre est intitulé « Définitions et anti-définitions » mais… ne comporte aucune définition. Elle vise plutôt à mettre en relation les stéréotypes associés à la condition féminine, stéréotypes qu’on trouve tant dans l’œuvre de Nietzsche que dans le discours actuel, avec les notions théoriques (essentialisme, différentialisme, etc.) qui permettent d’en exposer les tensions et contradictions. Ce chapitre aborde l’anthropologie nietzschéenne qui, rappelons-le, repose sur une critique radicale du dualisme platonicien et sa reconduction par le christianisme, ce qui a une incidence sur le discours sur les femmes. À titre d’exemple, on y exposera notamment comment Nietzsche, contrairement à la tradition philosophique, conçoit l’agentivité humaine non pas comme fondée par la raison, mais par une volonté située dans le corps qui porte l’élan vital (cette « volonté de puissance » ou volonté « vers la puissance »), ce qui permet de lire autrement ses commentaires sur les femmes. Ce chapitre permet aussi d’expliquer pourquoi Nietzsche accorde tant d’importance à la création (concept central dans toute sa philosophie) puisqu’il fait un parallèle entre la maternité et la production artistique. Selon Nietzsche, tout artiste est « enceint » de son œuvre (et par extension : toute personne devrait voir sa propre vie comme une œuvre d’art), ce qui lui permet d’expliquer comment la création artistique ne va pas sans une part signifiante de douleur et de sacrifice, mais aussi d’épanouissement.

Les deux derniers chapitres contiennent des « études de cas » liées à des thèmes féminins. D’abord, sur la question du militantisme féministe, où est expliqué pourquoi Nietzsche a les militantes féministes en aversion. En deux mots : à cause du caractère moralisateur et égalitaire de la démarche (plutôt que la démarche elle-même). Pour Nietzsche, le mouvement féministe est une forme de christianisme appliqué qui s’avère, au final, presque plus sournois que le christianisme lui-même. C’est que non seulement les luttes féministes apparaissent, aux yeux du philosophe allemand, comme de la manipulation et un désir de revanche – c’est du moins la lecture que propose Sarah Kofman – mais touchent également à un intime point sensible, tel que le propose Françoise Collin :

Ce n’est d’ailleurs pas de misogynie dont témoigne Nietzsche mais plutôt d’anti-féminisme. Ainsi il oppose « les petites bonnes femmes » – les vraies femmes – à ces féministes qu’il exècre. C’est que l’hostilité philosophique, et non seulement philosophique à l’égard du politique, se démultiplie et probablement se complique quand le politique relève par surcroît des femmes et touche à la sexuation (Collin 1997, 13).

C’est que le philosophe, on le sait, n’a guère l’amour en haute estime. Quoi alors de mieux, pour terminer, qu’une analyse de la figure du personnage de Carmen et des stéréotypes qui y sont associés, tel qu’il l’évoque dans Le Cas WagnerAccéder au texte intégral (traduction d’Henri Albert).↩︎ (1888) ? Ce court pamphlet publié à la fin de sa vie (où l’héroïne de l’opéra de Bizet tient un rôle central) constitue pour Nietzsche une occasion d’opérer un retour critique sur son œuvre : ses premières thèses, son changement de cap suite à la rupture avec Wagner, les principes de base de sa philosophie.

Notons, pour finir, que chacun de ces chapitres peut être lu indépendamment des autres, selon les besoins ou le niveau d’avancement.

Note des éditeurs

Pour rédiger cet ouvrage, l’autrice s’est appuyée sur des publications et des traductions de Friedrich Nietzsche qu’elle cite en références bibliographiques.

Lorsqu’une version de ces textes était disponible en ligne, les éditeurs ont ajouté un lien permettant aux lecteurs d’y accéder. Il s’agit la plupart du temps de publications et de traductions différentes de celles citées par l’autrice.

Ainsi, les deux versions peuvent varier.

Source

Références
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Contenus additionnels

Nietzsche and the Ladies: From Feminist to Misogynist

Épisode du balado « Stay Awhile and Listen » de Lasse Malver.

Crédits : Stay Awhile and Listen par Lasse Malver

Source

Thus Didn’t Spake Zarathustra: What Hitchcock, True Detective, and maybe Kanye all get wrong about Nietzsche

Crédits : Daniel Hubbard et Josephine Simple pour Slate

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