Vidéocritique
Gilles Bonnet, Erika Fülöp, Gaëlle Théval, « Vidéocritique », Qu’est-ce
que la littéraTube ? (édition augmentée), Les Ateliers de [sens
public], Montréal, 2023, isbn : 978-2-924925-21-8, http://ateliers.sens-public.org/qu-est-ce-que-la-litteratube/chapitre2.html.
version 0, 22/05/2023
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Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)
[…] Bettie a avorté en silence, sans en avertir personne. Ni sa maman, ni son papa, ni ses amies. « Peut-être pour éviter la naissance d’un monstre : l’enfant d’un critique littéraire et d’une booktubeuse » (Ciriez 2018, 177‑78).
Dans son roman BettieBook paru en 2018, Frédéric Ciriez met en scène le duel sans pitié mais aussi l’attraction érotique kitsch qui lient paradoxalement les représentants de deux mondes, dont d’aucuns voudraient sournoisement qu’ils fussent l’un l’ancien, l’autre le nouveau : à ma droite le champion toutes catégories, le critique littéraire prescripteur, cador des revues spécialisées, invité sur quelques plateaux télé, toléré au dessert chez Drouant, et d’ailleurs dernièrement un peu empâté ; à ma gauche la challenger, une jeune utilisatrice de YouTube devenue productrice de contenu littéraire, à la fois auréolée et stigmatisée par l’étiquette de « booktubeuse ». Celle-ci tuera-t-elle celui-là ? La menace plane, celle d’une sénescence accélérée de la critique classique attachée aux supports et corpus traditionnels, quand les capsules vidéo sur YouTube poursuivent voire accentuent, en France depuis 2014 tout particulièrement, leur division cellulaire. Le K.O. est proche qui consacrera la victoire d’une chimère, peut-être, la « critique littéraire vidéo » (Ciriez 2018, 31) :
J’ai des amis, tu as des lecteurs, même si tu en as de moins en moins et qu’à terme tu es condamné.
Moi : Condamné à quoi ?
Bettie : À faire de la vidéo (Ciriez 2018, 64).
Un discours ambiant, volontiers relayé par les magazines et suppléments littéraires, voudrait ainsi que ces nouvelles formes de métadiscours périment les précédentes, de fait en butte à un singulier rétrécissement de leur lectorat. Le Web enregistre avec attention cette prétendue évolution, dès 2015, avec des articles de fond tel celui publié par La Revue des médias de l’INA, et significativement intitulé : « Les booktubers vont-ils remplacer les critiques littéraires ? » (Rimaud 2015).
Cartographie : quelles critiques littéraires ?
Sonia de Leusse résume clairement le débat en posant la question : « Les booktubers, nouveaux critiques ? » (2017), quand c’est en réalité de partage du lisible qu’il s’agit probablement selon la même chercheuse :
Pour remplacer la critique professionnelle, il faudrait qu’elle existe sur ce champ : or – même s’il y a, bien sûr, des exceptions – les jeunes les plus suivis chroniquent surtout de la littérature Jeune adulte, dont les critiques ne figurent quasiment pas dans les médias traditionnels (2016b, 2).
YouTube se contenterait ici de prendre le relais des blogs, dont le développement s’essouffle à l’ère des réseaux sociaux. Un discours similaire en tous points permettait en effet d’en circonscrire nettement les enjeux : « les blogs ne concurrencent donc pas la critique professionnelle sur son propre terrain », constatent Géraldine Bois, Émilie Saunier et Olivier Vanhée dans un article de 2016, « mais font émerger un autre type de critique » (2016). Les capsules vidéo relevant du monde du booktubing privilégient des genres littéraires que les typologies académiques relèguent habituellement au rang second de paralittérature. Ce que François Bon synthétise plaisamment en évoquant un éventuel Harry Potter 5400, dont les booktubeurs feraient leurs choux gras, comprenons l’énième réécriture d’un best-seller de fantasy« Service de presse 48 », françois bon | le tiers livre (cette vidéo n’est plus disponible).↩︎. Si la critique littéraire peut se prétendre « littérarisante » (2019, 219), selon Florian Pennanech, c’est en tant qu’elle se déploie comme pratique instituante, capable de conférer, par capillarité, une littérarité incontestable aux objets dont elle consent à se soucier ; symétriquement, la reconnaissance culturelle attachée aux œuvres littéraires ciblées par la critique reverse sur celle-ci bonne part de son capital symbolique.
Désireux de couper court aux querelles, bien des booktubeurs ne revendiquent d’ailleurs guère le statut de « critique littéraire » ni l’aura qui lui est attachée : « moi personnellement », confie ainsi Erica, « je suis pas là pour faire critique littéraire ». Lorraine Feugère commente dans sa thèse cet entretien, qui fait écho à bien d’autres, de même teneur :
[…] une « critique littéraire » dont on constate au moment des entretiens qu’elle connote pour les blogueurs et les booktubeurs l’idée d’une « autorité appréciative », laquelle reposerait sur la production d’un jugement qui définirait les canons du bon goût en vue d’orienter les lecteurs, ce à quoi blogueurs et booktubeurs se refusent (2019, 263).
Voire… les propos contredisent parfois les pratiques, ou hésitent à prendre parti : si Pierrot de la chaîne Le Mock récuse dans un premier temps l’étiquette de critique, réservée selon lui à d’illustres figures consacrées par l’université, au premier rang desquelles figure Gérard Genette, c’est pour ensuite constater que, dans la pratique, l’approche des œuvres littéraires développée par lui et son compère… ressortit bien à la critique : « Peut-être pourrait-on dire que c’est de la critique à partir du moment où cela vous étonne, à partir du moment où le contenu d’un livre vous trouve non préparé » (Feugère 2019, 33‑34). C’est très fréquemment le terme de lecture qu’acceptent de revendiquer les booktubeurs ; en lieu et place de l’intimidant littérature, signale Lorraine Feugère ; de l’encombrant critique, pouvons-nous ajouter.
Si, on le verra, ces hésitations et flottements lexicaux reflètent à leur micro-échelle des évolutions bien plus massives des représentations et des pratiques culturelles dans la société de ce début de siècle, dont les sociologues brossent le portrait en écornant d’ailleurs quelque peu à l’occasion le buste du Bourdieu de La Distinction, elles doivent également beaucoup au déploiement d’Internet et des nouvelles modalités de publication que propose le numérique.
[…] parce que le numérique offre des outils de création, de diffusion et de prescription jusque-là réservés aux professionnels, [rappelle ainsi Alexandre Gefen], il accroît également la confusion entre les pôles de la production, de la médiation (ou de l’intermédiation) et de la consommation. L’effacement de ces frontières s’observe dans presque tous les domaines de la vie culturelle : le cinéma, les séries (développement des fanfictions, sous-titrage amateur, etc.), la photographie (Instagram), mais aussi la critique d’art, cinématographique ou gastronomique et la critique musicale, toutes formes que les amateurs investissent de leurs écritures critiques (2020, 6).
On remarquera que manque à l’appel, dans ce vaste panorama des nouvelles porosités, la critique littéraire, précisément : comme si la sacralisation extrême dont bénéficient en particulier en France la littérature et, dans une mesure moindre, les discours afférents, continuait à susciter prudence voire gêne à l’idée de décloisonner ces pratiques. Quoi qu’il en soit, l’analyse fait émerger la figure désormais si bien identifiée et documentée de l’amateur, figure de proue d’un nouveau paradigme dont YouTube, après les blogs, si fervents dans les années 2010, constitue aujourd’hui l’un des tout premiers espaces d’expression. C’est alors le syntagme figé de « critique littéraire » qu’il convient peut-être d’assouplir, en lui adjoignant de nouveaux qualificatifs. Parce qu’elles souhaitent avant tout témoigner d’une expérience personnelle, d’une expérience de lecture d’œuvres littéraires, sans se reconnaître forcément dans les pratiques de la critique professionnelle, qu’elle soit journalistique ou universitaire, les chaînes de booktubing défrichent, propose utilement Lorraine Feugère, un tiers lieu, celui de la « critique littéraire amateure » (2019, 32). Fondée sur la revendication de l’activité de lecture comme divertissement, elle renoue également avec ce que l’on a pu tenter de formaliser sous l’appellation de « critique littéraire populaire » (2019) apte à circonscrire une pratique fondée sur un triangle notionnel, composé du divertissement reconnu comme pratique caractéristique de la culture populaire, du non-savant destinant le texte produit à un large public et privilégiant « personnalisation, dramatisation, émotionnalisation », du démocratique enfin comme promesse de participation de tous (Baumann et Terrisse 2019, 8).
Opposer les booktubeurs aux critiques classiques finit par
oblitérer l’une des tensions les plus fécondes qui anime ce qu’ici
nous avons voulu dénommer littéraTube et considérer comme un
écosystème, dont la diversité se nourrit de tels débats. C’est en
effet au sein de la communauté de vidéastes présents sur la plateforme
que ces comparaisons ont lieu, et vives, par vidéos et commentaires
interposés. Là encore, une binarité semble se dessiner, dans sa
rectitude polémique, qui se choisit comme pomme de discorde les
« classiques », ces ouvrages distingués par le temps, l’école, ou leur
valeur propre, et destinés dès lors à résister à l’usure des siècles
comme au sac et ressac des esthétiques. Dans une méta-vidéo intitulée
« Réflexion : Où va la
vulgarisation ? », les deux compères du Mock
mettent en scène, en une métaphore transparente, la position de leur
public face à la littérature consacrée. On y voit en effet Redek
frapper à la porte monumentale d’un édifice qui résiste de prime
abord, mais que les efforts des deux youtubeurs littéraires visent
précisément à rendre accessible« Réflexion : Où va
la vulgarisation ? », Le Mock, 3
mars 2018.
↩︎. Le goût du classique
patrimonial, du « monument majeurQu’est Chateaubriand,
rappelle François
Bon : « BON DIMANCHE |
LUCILE DE CHATEAUBRIAND, SOEUR DE », 30 novembre 2019.
↩︎ », informe la mise en
scène de soi, que ce soit avec Pierrot,
toujours du Mock« Essai-documentaire :
Le Testament de Baudelaire », Le Mock,
1er février 2019.
↩︎,
ou Guillaume
Cingal« je range mon
bureau °°° 060 °°° le booktubing au temps du coronavirus, 3 »,
Tanneurs
Quarante-Cinq, 3 mai 2020.
↩︎,
tous deux adossés à une bibliothèque connotant la reconnaissance
culturelle de monuments littéraires, quand le canal historique des
booktubeurs et booktubeuses privilégie fréquemment les volumes de
fantasy aux couvertures richement illustréesQui peuvent d’ailleurs être l’objet même de chroniques
booktube, nommées « pretty spines » ; voir par exemple sur la
chaîne booksandquills,
aux 184 000 abonnés : « Pretty
Spines. », 29 octobre 2012.
↩︎,
voire les figurines PopVoir la chaîne Margaud
Liseuse.↩︎.
Le discours d’escorte visuel est sémiotiquement transparent des deux côtés, qui consonne avec les choix revendiqués, du côté de Pierrot et Redek, désireux de « partager avec d’autres l’amour que nous avons pour ces vieux livres » (Leusse-Le Guillou 2016a, 33) comme de celui de Cingal revendiquant son goût des « textes littéraires, forts, complexes ou profonds« je range mon bureau °°° 060 °°° le booktubing au temps du coronavirus, 3 », Tanneurs Quarante-Cinq, 3 mai 2020.↩︎ » ou de Bon sous-titrant sa playlist « Bon dimanche », « série hebdo parmi les classiques de la littérature« Chaque dimanche, dès le matin, série hebdo sur les classiques de la littérature, on relit, on dépoussière, on explore ! ». La playlist « Bon Dimanche » a depuis été renommée : « les classiques ça vous explose », françois bon | le tiers livre.↩︎ » : déterminations qui valent autant positivement que négativement, comme exclusion assumée de tout un pan de la production de livres. Les enquêtes sur les pratiques culturelles des abonnés à des chaînes de booktubing confirment une désertion des titres et des genres consacrés : forte d’un panel large de 400 personnes enquêtées, Véronique Kraemer montre ainsi que 6% seulement de ces abonnés lisent des classiques, quand 59% lisent du Young AdultLe Young Adult ne constitue pas un genre, mais bien plutôt un segment éditorial, destiné aux lecteurs de 12 à 25 ans environ. Fantasy, dystopies et romances sentimentales s’y taillent la part du lion. Se reporter à Laurent Bazin (2019).↩︎ (2016, 15). Pour bien des booktubeurs de la première heure se nouerait le conflit entre les gardiens du temple, étroitement liés à l’école (Guillaume Cingal comme Redek sont enseignants) et une pop culture en mal de légitimité socio-culturelle. L’accusation d’élitisme devient même un leitmotiv de nombre de vidéos de booktubing : Bulle de mots y consacre toute une vidéo, intitulée « La lecture et… l’élitisme », dans laquelle elle dit son peu de goût pour Le Rouge et le noir ou Madame Bovary, se plaignant de ce que le système scolaire « ne valorise que certains aspects de la culture », quand Birdy Li, aperçue dans la dernière vignette, titre carrément une des chroniques de sa chaîne : « L’élitisme littéraire : ce fléau ». Une rapide plongée dans les commentaires déposés au bas de cette vidéo confirme l’acuité polémique de la question, relayée jusque dans un lexique de la souffrance ou de l’humiliation subies par nombre d’internautes. Dans un très long post, Pajlie déplie ainsi avec précision les griefs qui cimentent une communauté large autour du booktubing :
je déteste l’élitisme, il y en a un peu dans le cinéma mais le pire c’est vraiment dans la littérature et la culture où on vante les classiques même à l’école, qu’on n’étudie pas les autres genres à l’école, que les profs de lettre, l’école, les lecteurs et lectrices aussi dénigrent les livres contemporains et de genre comme les bd qui ne sont pas considérés comme la « littérature » en privilégiant juste les « belles lettres » lol! malheureusement l’école est basé sur l’élitisme même si l’école publique tout le monde peut y entrer, ensuite ça devient sélectif de même que ce qu’on y apprend c’est surtout lié au passé […] (Kraemer 2016, 15).
« L’imaginaire démocratique d’Internet » autorise et légitime, rappelle Marine Siguier, de telles revendications, qui fondent l’ethos des Margaud Liseuse (2017). Balayer d’un revers de manche ces chaînes qui ont contribué à façonner la présence des livres sur YouTube, outre que cela procéderait de choix culturels contestables, reviendrait à occulter tout un pan de l’activité de l’écosystème. Ces espaces d’expression et de partage d’expériences de lecture, massivement orientés vers la SFFF (science-fiction, fantasy, fantastique), non seulement témoignent d’une fracture qui parcourt la culture contemporaine, mais contribue à la documenter performativement. C’est bien la hiérarchisation commune des biens culturels, et des œuvres littéraires, qui se heurte ici de plein fouet à l’idéal d’horizontalisation inhérent à Internet. Quand une chaîne comme La Brigade du Livre rejette en bloc ce « grand travers de la littérature » que serait l’étiquetage générique, c’est en réalité pour dénoncer un « classement de valeurs » visant à valoriser et préconiser certains genres au détriment d’autres. Or, comme l’assène Kilke, « comparer, c’est le mal« Pourquoi les étiquettes, c’est de la daube », La Brigade du Livre, 15 juin 2015. ↩︎ » : la formule aux allures de slogan pourrait sans peine être revendiquée comme devise par la majorité des booktubeurs et booktubeuses.
L’image parle d’elle-même, convoquant une multitude de genres tous
acceptés comme participant d’une activité culturelle polymorphe,
détachée des enjeux de légitimation sociale. L’omnivorisme s’impose,
comme revendication multiculturelle de diversité des pratiques en
butte à la légitimité liée au statut social des objets« Lire, ça
sert à rien. », La
Brigade du Livre, 19 septembre 2015.
↩︎ :
De même, dans une vidéo intitulée « SWAP l C’est Noël avec Moody ! », une booktubeuse – Nine Gorman – se filme découvrant avec un enthousiasme égal des marque-pages, des M&Ms, un écusson Harry Potter, des romans, une figurine Pop… Une telle horizontalisation supprime toute frontière nette entre le livre et des objets décoratifs, voire des bonbons… Le bien culturel, parce qu’avant tout bien expérientiel, peut à ce titre être mis au même niveau que d’autres expériences positives. C’est bien le modèle bourdieusien de la distinction que contribuent à contester de telles capsules, schème holiste qui veut que le modèle culturel dominant impose à l’ensemble de la société ses normes et valeurs, auquel le sociologue Hervé Glevarec préfère celui de la différenciation qui de fait, paraît décrire au plus près les revendications des booktubeurs. À propos du champ de la musique, il décrit ainsi le « divorce entre la reconnaissance culturelle, acquise par un nombre exponentiel de genres anciennement illégitimes parce que populaires, et la légitimité sociale donnée par la position sociale des pratiquants » (2019, 15). C’est précisément une telle tension que mettent également en scène les vidéos citées de booktubing, qui reflètent alors un bouillonnement culturel caractéristique de notre société du XXIe siècle, notamment incarné par l’avènement d’un « régime de valeur du plaisir » (Glevarec 2019, 25) qui peut suffire à recommander tel ou tel volume de fantasy au nom du seul plaisir subjectif de lecture, d’immersion ou d’évasion. Les booktubeurs illustrent un mouvement général :
Dénouer le genre culturel et la valeur sociale est appelé par la diversification du champ de la culture depuis l’après-guerre et sa partition en de multiples espaces de production, de création et d’expertises qui rendent problématique la hiérarchisation des genres culturels les uns par rapport aux autres (Glevarec 2019, 14).
On l’aura compris, à l’aune de ces remises en cause des hiérarchies ou de leur défense : le dialogue entre les vidéastes amateurs de littérature n’est pas facile, reflet de ces « non-rencontres entre porteurs de légitimités différentes » (Glevarec 2019, 61). Or, ce que ce rapide et très partiel tour d’horizon aura montré, c’est que le débat sans fin sur la littérarité des œuvres critiquées par tel ou telle détermine largement celui sur le degré de… criticité (?) accordé aux chroniques littéraires présentes sur YouTube. S’il ne s’agit pas ici de gommer, au nom d’un relativisme tout autant suspect, toute distinction, peut-être un déplacement du point de vue permettra-t-il d’envisager sous un prisme nouveau l’épineuse question de l’existence d’une critique littéraire sur YouTube. On peut ainsi tenter de désessentialiser la « critique littéraire », afin de cesser, au moins temporairement et à titre d’hypothèse de travail, de considérer le syntagme comme recouvrant une pratique homogène, d’abord, et dans un second temps, d’en faire, à l’instar du terme littérature d’ailleurs, un sceau de qualité décerné en reconnaissance de hauts faits métatextuels. Là encore, il ne s’agit pas de détisser toute l’histoire de ce que nous nommons habituellement « critique », mais, au contraire, de plonger dans cette richesse diachronique pour prendre conscience d’une diversité attestée de pratiques critiques, que nous pourrons identifier et retrouver, adaptées ou conservées en l’état, dans la synchronie de notre corpus de littéraTube. Qui contesterait par exemple que la grande majorité des vidéos de booktubeurs ne se propose pas les mêmes objectifs que celles d’un François Bon ou d’une Azélie Fayolle ? Pour autant, choisir dans la production actuelle quelques romans pour en livrer une analyse, même rapide, ressortit bien à une discrimination, c’est-à-dire à une activité critique, étymologiquement, complétée par une orientation perlocutoire récurrente assumée, qui va du partage d’expérience à la prescription claire. Davantage que d’une critique littéraire sur YouTube, il nous faut donc peut-être parler d’une pluralité de gestes critiques, d’ailleurs pour certains présents dans diverses sphères qu’on aurait cru étanches, gestes qui déterminent des pôles, et non des genres ou des classes : pôles coprésents sur YouTube, à la fois en tension voire en opposition mais également capables de porosité, dans lesquels ces gestes critiques trouvent à s’actualiser sur le mode de la dominance et non de l’exclusion. Schématiquement, ces trois pôles se déterminent par leur intentionnalité, leur rapport pragmatique au public et leur plus ou moins grande proximité d’avec des formes institutionnalisées de critique littéraire :
- Pôle 1 - critique impressionniste
- Pôle 2 - critique vulgarisatrice
- Pôle 3 - critique essayistique.
Si les booktubeurs et booktubeuses « canal historique » peuvent
ainsi constituer un premier pôle, c’est qu’ils forment une communauté
réunie autour d’un ensemble de traits définitoires, parfois érigés en
valeurs. Il n’est pas utile de démontrer une nouvelle fois, alors que
la question est déjà bien documentée, que ces vidéastes se
reconnaissent majoritairement dans une activité qui se laisse définir
comme un partage d’expérience de lecture, et dans un acte
communicationnel dont trois attitudes ou valeurs assureraient la
triangulation : subjectivité, spontanéité et authenticité. Peut-être
est-il plus intéressant de resituer les « moi je pense que
personnellement » et autres « clairement pour moi » de Margaud
LiseusePar exemple, « Opinion sur les livres
populaires | TAG », Margaud
Liseuse, 18 mai 2016.
↩︎ dans une tradition critique, qui,
à de nombreuses périodes, revendiqua la subjectivité comme criterium
premier. Sans même aller jusqu’à titiller les mânes d’Anatole
France pour qui « le bon critique est celui qui raconte les
aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvreDans La Vie littéraire, en 1926. Cité dans
Jean-Louis
Cabanès et Guy
Larroux (2005,
158).↩︎ », il suffit de rappeler qu’un
Jules
Lemaître contestait déjà, au nom d’une critique
« impressionniste », la hiérarchie des genres que voulait à tout crin
imposer un BrunetièreCité dans Jean-Louis
Cabanès et Guy
Larroux (2005,
156‑59).↩︎. Or, les « critiques
impressionnistes », rappelle Richard
Shusterman, constituent un pan non négligeable du personnel de
la critique littéraire, et se reconnaissent dans un subjectivisme
autorisant des interprétations multiples et divergentes d’une même
œuvre, en vertu du principe selon lequel « la valeur d’une telle
interprétation réside non dans sa vérité littérale, mais dans la
beauté et la richesse de l’expérience qu’elle décrit et offre à son
lecteur » (2009,
169). « Je parle de mon expérience », « comme d’habitude,
ce que je dis n’engage que moi », répète ainsi à l’envi par exemple
MarieDe la chaîne « Marie
lit en pyjama » (cette chaîne n’existe plus).↩︎, dans ses vidéos. Pour le
théoricien de la critique, l’importance esthétique de la critique
subjectiviste, ou impressionniste, réside dans « sa force de
conviction », puisqu’elle consiste le plus souvent en une « confession
personnelle passionnée […] souvent plus apte à emporter l’adhésion
qu’un jugement raisonné mais impersonnel » (2009,
203). Comparer un tel jugement avec cette
« confessional culture », ces « confessional
videos » dont Michael
Strangelove, l’un des piliers des YouTube Studies, a
fait le cœur des contenus postés sur la plateforme (2010,
72), revient d’abord à resituer le booktubing dans le temps
long d’une critique littéraire explicitement subjective et légitimée
comme telle, ensuite à constater une adéquation énonciative entre la
capsule vidéo et la pratique d’une activité critique de ce type.
Le booktubing appartient à l’écosystème littéraire de YouTube, mais
résonne également de l’ensemble de la culture numérique. La passion si
souvent revendiquée par les vidéastes, enthousiastes après la lecture
d’un ouvrage, ressortit en effet à la « mobilisation des affects »
caractéristique de l’usage des réseaux sociaux, où l’affect règne en
maître pour évaluer l’engagement de l’utilisateur, « que ce soit dans
les formes de la culpabilisation (de l’absence) ou de la félicitation
(pour la présence) » (Souchier et
al. 2019, 213). YouTube, tout particulièrement, montre un
tropisme certain pour la mise en scène de soi comme récepteur : de
très nombreuses vidéos montrent les réactions de téléspectateurs
devant un match de football, un jeu vidéo, ou encore – et c’est même
là un genre en soi, celui du trailer reaction – face à une
bande-annonce. Les cris, mimiques ou autres manifestations corporelles
et langagières qui scandent les capsules de booktubing, pour souligner
la joie éprouvée à la lecture d’une œuvre ou à l’ouverture d’un cadeau
dans le cadre d’un swap, déportent la notion académique de
réception de l’œuvre, riche d’une longue histoire, vers celle
de réaction (filmée et mise en scène) face à l’œuvre.
L’émotion s’impose à toutes les étapes, de la lecture de l’œuvre au
partage d’expérience à quoi tend la vidéo, déployant les charmes
puissants d’une esthétique de l’effet. Kilke,
dans une série abritée par la chaîne La
Brigade du Livre, revendique d’ailleurs explicitement une
appréhension de la lecture comme moyen d’accéder aux « émotions que
l’auteur a transmises entre ses lignes« Lire, ça
sert à rien. », La
Brigade du Livre, 19 septembre 2015.↩︎ ». Derrière la naïveté de
certains postulats théoriques se dessine un ensemble cohérent de
pratiques de lecture. Les déclarations de Kilke,
encore, pour qui il s’agit de « comprendre les vies autres que la
tienne », d’« éprouver de l’empathie » dans le but, in fine,
de trouver des « solutions » dans les livres « pour combler ta propre
vie » (Souchier et
al. 2019, 213), reflètent bien, à leur manière, ce tournant
pragmatiste des études littéraires visant à considérer l’œuvre
fictionnelle comme trésor de styles de vie dont le lectorat peut
s’inspirer dans sa propre existenceOn aura reconnu une allusion aux travaux de Marielle
Macé, en particulier à son essai Styles. Critique de nos
formes de vie (2016) ; se reporter également à Martha Craven
Nussbaum (2010) : la littérature y est abordée
dans son pouvoir d’enrichir l’expérience sensible et affective des
lecteurs.↩︎. Certes, le péril du bovarysme
affleure, voire explose au grand jour, lorsque la confusion entre
personnage et personne conduit à des considérations sur les
bookboyfriends, ces fiancés de fiction dont Fancy
Fanny par exemple détaille les qualités physiques ou
moralesVoir « ROMANS // Mes
personnages préférés (& Book boyfriends) », Fancy
Fanny, 10 mai 2020.
↩︎. Le fantasmatique l’emporte, et
c’est bien le « lu », cette instance responsable, selon Vincent
Jouve, d’une lecture sur fond de libération de pulsions
inconscientes, qui domine (1992,
89 sq.). Le booktubing prolonge ici, comme en de bien
d’autres occasions, la culture fan : le booktubeur et la
booktubeuse se définissent également volontiers comme fans de l’œuvre
ou de l’univers d’un auteur. David
Peyron retrace la généalogie liant le fan au geek, pour mettre
en exergue le rôle central de l’expérience d’immersion – dans un jeu
vidéo, une série TV ou un roman (2013, 44‑45). C’est bien une telle
plongée corps et biens dans le diégétique qui provoque ces embardées
tendant à confondre fictif et factuel, qui prêtent parfois à sourire.
Mais elles prolongent aussi, en les radicalisant certes, des pratiques
qui eurent, ou ont encore, droit de cité au sein de la critique
littéraire patentée. La « critique contrefactuelle », comme le
rappelle Florian
Pennanech, se fonde en effet sur une systématisation de la
métalepse, proche des discours enflammés des booktubeurs ou
booktubeuses :
Nous avons tous un type de lecture immersive sur le mode « qu’aurais-je fait à sa place ? », qui d’ailleurs ne donne pas nécessairement lieu à substitution suppressive, puisqu’on peut très bien décider qu’on aurait agi exactement comme le personnage – ainsi Bussy-Rabutin : « Pour Bérénice, si j’avais été à sa place, j’aurais fait ce qu’elle fit, c’est-à-dire que je serais parti de Rome la rage au cœur contre Titus, mais sans qu’Antiochus en valût mieux ». Ce type de lecture, il faut bien le reconnaître, est relativement bien représenté aujourd’hui dans la lecture la plus courante, les discussions des book clubs et autres cafés littéraires (2019, 346).
Ajoutons simplement, donc : et sur YouTube, puisque par factualisation, c’est-à-dire défictionnalisation, la diégèse devient environnement réel permettant l’identification du lecteur au personnage-personne, avant que, par un mouvement symétrique de refictionnalisation, le lecteur ne se mette à imaginer par projection ce qu’il aurait, lui, transporté dans la diégèse, décidé de faire à la place du personnage, et donc, de l’auteur. Une chaîne d’identifications se déroule ainsi, le booktubeur puisant dans la fiction des éléments susceptibles d’influencer son existence, quand lui-même, parfois au prix d’un basculement dans la fiction, à l’image de la chaîne Miss Book, proposera au spectateur d’accueillir ces éléments dans leur puissance pragmatique. Le Bourdieu de La Distinction aide d’ailleurs à déceler ici une continuité art-vie, typique selon lui de toute esthétique populaire, quand l’esthétique savante, à l’inverse, souligne le divorce des deux. La promotion d’une lecture d’abord empathique ouvre surtout la porte à ce que David Douyère identifie comme « double subjectivation », en faisant de YouTube un « espace fragmenté, démultiplié, de subjectivations » où « le dispositif est investi comme permettant d’énoncer sa vie et de la poser en face d’autres, qui y projetteront la leur » (2019, 217). Seule la confusion personne-personnage, on le comprend maintenant, pouvait permettre à ces capsules consacrées à la littérature d’honorer à leur tour cette règle d’or youtubéenne : « Vivons vraiment les choses de nos personnages à fond », « on saura de quoi on parle, on sera au plus près des émotions », propose ainsi l’une des booktubeuses historiques, Nine Gorman« LE PLUS GROS PROJET DE MA CHAINE ET DE MA VIE ! », Nine Gorman, 13 mars 2018 (cette vidéo n’est plus disponible).↩︎.
Le ton, les attitudes corporelles changent avec des chaînes comme
Le
Mock ou encore L’homme
littéraire. La voix est posée, d’une fluidité remarquable,
comme un pied-de-nez adressé à l’esthétique du zapping et son
« nouveau régime épileptique » (Dominguez Leiva 2014, 39) que le clip
a massivement popularisée sur la plateforme. Le sujet semble, au cœur
de ce qui constituera naturellement notre deuxième pôle dévolu
prioritairement non plus seulement au partage mais à la vulgarisation,
ne plus vouloir être que le vecteur d’une somme de savoirs utiles à
transmettre. Le goût revendiqué des classiques déplace en effet le
centre de gravité de la chronique littéraire, l’éloignant de
l’empathie et de la subjectivité, pour l’ancrer dans une universalité
du jugement de goût toute kantienne. L’orientation pédagogique prime,
qui peut s’appuyer sur la pratique caractéristique du rubriquage, pour
structurer des discours explicitement assimilés à des tutoriels à
destination des lycéens, comme la playlist « Passe
ton Bac » de Miss Book.
Azélie
Fayolle, de son côté, ne souhaite pas entraîner sa chaîne un
grain de lettres sur les mêmes terrains, se refusant à la
vulgarisation, qu’elle définit comme « du divertissement fondé sur du
savoir« À côté de
l’œuvre – De ce qu’on cause et de ce qu’on fait », un grain
de lettres, 23 février 2020.
↩︎ ».
Par ailleurs enseignante, elle destine en effet ses capsules vidéo
à une expérience plus exploratoire et moins didactique, en cela
emblématique d’un troisième pôle, proche cette fois de l’essai. Le
rythme de publication choisi, d’ailleurs, qu’il s’agisse des playlists
« les
jeudis #livres » ou « 30
jours 30 livres », rythme le quotidien des auteurs en cela proches
des vlogueurs. Or c’est bien une similaire expérience subjective de
lecture qui rapproche le diariste de l’essayiste, dès que le critique
« se met en scène comme sujet lisant. On ne situe plus l’œuvre dans un
contexte historique déterminant et explicatif, mais on relate
l’histoire d’une “relation critique”, qui tient d’une expérience
existentielle » (Cabanès et
Larroux 2005, 179). De là la non-maîtrise, dans certaines
vidéos, du temps, qui semble défiler hors de tout contrôle ou de toute
préméditation. L’expérience de lecture s’ancre en effet dans une
oralisation par quoi la voix, bannie par les débuts du numérique,
opérateur (avec le Minitel puis le courriel) d’une textualisation
massiveL’arrivée d’Internet « a donc déplacé l’usage de la
conversation orale héritée du téléphone vers l’univers du texte et de
l’écriture instrumentés » (Souchier et
al. 2019, 68).↩︎, fait retour : « la langue est
faite pour être dite », se justifie Bon« Service de presse no27 », françois bon | le
tiers livre (cette vidéo n’est plus disponible).↩︎. Or, le livre chroniqué, comme
objet clos sur lui-même, rencontre la voix qui, elle, l’illimite,
« s’épanche » et « dissipe » là où le texte « capitalise » (Zumthor
1983, 285). De ce choc naît la poétique capricante propre à
ce versant essayistique de la vidéocritique littéraire : « je ne sais
pas tellement où je vais avec tout ça« Lire d’avoir
lu », un grain
de lettres, 7 octobre 2018.
↩︎ » pourrait servir de slogan à
toutes ces capsules. Azélie
Fayolle considère d’ailleurs ses vidéos comme autant de
« brouillons parlés », « proches de la littérature grise« À côté de
l’œuvre – De ce qu’on cause et de ce qu’on fait », un grain
de lettres, 23 février 2020.↩︎ ». Le modèle de la
conversation, souvent convoqué pour qualifier par analogie
l’énonciation des vidéos présentes sur YouTube, semble ici moins
pertinent que celui de la causerie, celui-là même d’ailleurs
que Thibaudet
sollicitait pour définir la critique « spontanée » – due à la « partie
éclairée du public », par opposition à la critique des professionnels
et à la critique des artistes (1930,
23‑24) – autrement dénommée « critique orale » ou encore
« critique causée » (1930,
26 et 38). La causerie issue de sociabilités littéraires
bien antérieures, attachées notamment aux salons mondains, incarne ici
une version oralisée de l’essai, elle qui accepte voire privilégie la
digression garante de cette « liberté erratiqueVoir Alain
Pagès (1989, 56) : « La digression est le
lieu privilégié des retrouvailles entre la critique et son lecteur, la
clef de voûte de la causerie qui conserve, grâce à cet artifice, son
apparente liberté erratique. »↩︎ » chère aux essayistes comme aux
vidéocritiques.
Si ce pôle où la critique se veut donc essayistique accepte
l’universalité des classiques, c’est cette fois pour la réinvestir, en
direct, d’une subjectivité réflexive tentant d’interroger à nouveaux
frais et hors des sentiers battus de la réception scolaire, les œuvres
considérées comme majeures ou remarquables. Quand les booktubeurs
témoignent de leur lecture, les représentants de ce troisième pôle
infléchissent le genre de la chronique vidéolittéraire vers une
méditation, parfois hésitante car délivrée sciemment dans
l’improvisation du moment, qui prend appui sur la relecture de telle
ou telle œuvre. L’internaute devient dès lors le destinataire premier
d’une réflexion en cours voire en direct, visant à éclaircir le
rapport, pluriel et complexe, que le littéraTubeur entretient, parfois
depuis de longues années, avec un auteur et une écriture : « C’est un
boulot qu’on fait pour soi », écrit ainsi François Bon,
« pour comprendre » (s. d.). Par conséquent, tient-il à
préciser dans sa rubrique « jeudis
#livres », « on n’est pas sur de la prescription et tout ça » mais
bien plutôt dans l’ouverture grande : « Qu’est-ce que c’est important,
ce qui nous donne du sens, non seulement du sens pour être soi, mais
du sens les uns par rapport aux autres« LIVRES |
DOMINIQUE QUÉLEN VEINE DURE », françois bon | le
tiers livre, 11 décembre 2019.
↩︎ ».
Logiquement, ces chroniques tendent, presque systématiquement, à se
déployer selon la loi physique des ronds dans l’eau… autrement
formulable en termes de jugement inductif. Une nouvelle tablature,
pour paraphraser Hervé
Glevarec déjà cité, permet en effet d’appréhender ces trois
pôles, selon qu’ils privilégient cette fois non plus subjectivité
et/ou universalité, mais une logique massivement inductive (pôle 3,
critique essayistique), la mêlent à des orientations déductives (pôle
2, critique vulgarisatrice), ou enfin font le choix explicite de la
déduction seule (pôle 1, critique impressionniste). Dès ses toutes
premières vidéos, Ya
Lam formule en effet son parti-pris méthodologique : « on va
commencer du particulier pour aller vers le général », à savoir
Nedjma de Kateb
Yacine, pour ensuite évoquer la littérature algérienne, puis
les littératures francophones« ULDT #1 -
Nedjma de Kateb Yacine [Cycle algérien] », Ya
Lam Entre deux livres, 22 mars 2020.
↩︎. Si la capsule donne
bien sa place au récit de l’expérience de lecture, décrite comme une
« illumination », terme que ne renieraient pas les booktubeurs
historiques, c’est pour arracher le texte à sa puissance de
sidération, par le biais du geste critique de la démétaphorisation.
Une fois admis, en effet, que Nedjma figure en réalité
l’Algérie, le discours de la youtubeuse peut se risquer à un panorama
de la situation littéraire du pays par le prisme des liens entre la
langue du colon et l’imaginaire du colonisé, disserter sur les
théories de la traduction puis en venir à une tentative de
redéfinition du concept problématique de francophonie. Les vidéos de
ce troisième ensemble ne tiennent en effet pas pour acquis les
concepts qu’ils emploient, même dotés d’une longue histoire critique,
mais tentent de les interroger à nouveau dès qu’ils s’avèrent
nécessaires au métadiscours. Instable, la parole renonce donc à
quelque transmission directe, par définition verticale, pour
privilégier, hypothèse après hypothèse, l’élaboration progressive
d’une communauté de réflexion. Ainsi, ce que traque François Bon,
de vidéo en vidéo, c’est, symptomatiquement, « la langue qui se
réinvente », « qui se nie et se renouvelle » dans chaque œuvre
appréhendée. La prise en compte du style, de la langue, apparaît comme
le critère central d’une appréhension qui en cela perpétue donc une
conception moderniste du littéraireVoir Pascal
Mougin (2019, 75‑82).↩︎.
L’induction, loin donc ici d’asseoir un discours froidement
thétique, se met au service d’une recherche en cours, qui puise dans
le décalage, l’élargissement des perspectives, sa force de
défamiliarisation. Dès lors, le geste critique minimal qu’est la
citation acquiert une signification neuve, d’ouvrir systématiquement
le discours à un hors champ, ou plutôt à des strates de sens qui ne
seront apparues accessibles que par le travail de déport de soi et de
la lecture commune. La capsule devient bien cet équivalent numérique
de l’essai, « écho libre de lecture » voué à l’induction : « Je
voulais glisser sur un petit cercle un peu plus large », dit Bon,
s’appuyant sur le dernier récit en date de Laure
Limongi pour s’engouffrer dans un long développement théorique
sur les rapports entre ténuité et romanesque« Laure
Limongi te marche sur le coeur – #livres #parutions », françois bon | le
tiers livre, 16 mai 2020.
↩︎. Ce versant réflexif de la
littéraTube accomplit bel et bien ce « trajet critique » que décrivait
Starobinski,
comme clef de voûte de toute relation critique :
Chacun des ouvrages auxquels [la critique] s’attache n’est qu’une transition vers une connaissance à la fois plus différenciée et plus intégrative de l’univers de la parole littéraire : elle s’achemine vers une théorie […] de la littérature (2001, 13).
Or, ce parcours proprement inductif commande et autorise à la fois
un éloignement de cette empathie caractéristique du booktubing
originel : « Il faudra pour cela », continue en effet Starobinski,
« non pas renier mon émotion, mais la mettre entre parenthèses, et
traiter résolument en objets ce système de signes dont j’ai subi
jusqu’à présent sans résistance et sans retour réflexif la magie
évocatoire » (2001,
10). L’induction, pour ce faire, se décline fréquemment sur
deux modes, qu’un Ahmed
Slama, par exemple, pratique également sur sa chaîne Altérature ;
appelons-les conjonction et médiation. En intitulant sa première vidéo
« Algérie,
sociologie du pouvoir et néopolar« #LIVRES | Algérie, sociologie du pouvoir et
néopolar - Litteralutte - Premier épisode », Altérature,
13 janvier 2020.
↩︎ », Slama
ouvrait une série de propositions soucieuses de mettre en relation les
sphères littéraire et (géo)politique. Le discours réalise, voire
outrepasse les promesses du titre, qui puise à des travaux
historiques, politiques, mais aussi sociologiques. Les titres
deviendront une véritable marque de fabrique d’une approche de la
littérature relevant d’un large empan critique, proche de l’histoire
des idées, pratique critique « nécessairement interdisciplinaire […]
dont la validité dépend de sa capacité à établir des réseaux, à lancer
des passerelles entre des champs apparemment hétérogènes » (Cabanès et
Larroux 2005, 268). Sur sa
chaîne, Ya
Lam revendique elle aussi de telles porosités, se proposant par
exemple d’explorer rien de moins que « les liens entre littérature,
physique, philosophie, etc.« Lire
confinée #4 - Vers une esthétique quantique ? [Cycle du temps
#3] », Ya
Lam Entre deux livres, 17 mars 2020.
↩︎ ». Ahmed
Slama joue même de l’incongruité relative à toute liste, en
inscrivant à même le titre de ses vidéos cette vocation trans- ou
interdisciplinaire : « Révoltes, police et
littérature », « Littérature, politique
et domestication de l’art ». Mais pour que la chronique
littéraire puisse revendiquer de toujours dialoguer (« et… »)
avec d’autres champs, il faut que la méthode légitime la conjonction
par une lecture qui assimile, parfois à ses risques et périls
d’ailleurs, le texte à un document médiateur. Jusqu’à parfois en
gratter le papier afin que, diaphane, celui-ci permette d’apercevoir,
« à travers », des realia ensuite soumises à une approche
politique. La deuxième vidéo de la chaîne promet ainsi d’adjoindre
« Littérature et révolte », « au travers de deux œuvres »,
celles de Mathieu
Riboulet et de David
Dufresne, en l’occurrence« #LIVRES |
Révoltes, police et littérature - Riboulet - Dufresne - Rigouste -
Litteralutte », Altérature,
21 janvier 2020 ; je souligne.
↩︎. Précédemment, Ahmed
Slama avait proposé un « retour sur le pouvoir algérien tel
qu’il s’exerce, tel qu’il s’est exercé au travers du polar »
d’Amid
Lartane« #LIVRES |
Algérie, sociologie du pouvoir et néopolar - Litteralutte - Premier
épisode », Altérature,
13 janvier 2020 ; je souligne.
↩︎. Un tel tropisme centripète, qui
tend systématiquement à débusquer les référents du texte littéraire
dans le monde d’expérience et non dans le cadre diégétique s’oppose
cette fois radicalement au discours tenu au sein du premier pôle. La
culture fan et la culture geek, qui se croisent au sein des vidéos de
booktubeurs, érigent en effet l’œuvre lue en monde extrêmement
cohérent, et donc in fine capable de construire un univers
indépendant de toute ouverture référentielle sur le dehors comme de
tout sous-texte. Rejetant toute lecture qui par exemple interpréterait
les romans et films de zombies comme recelant un contenu politique, le
geek privilégie une appréhension littérale (sur le modèle du what
you see is what you see), là où typiquement une approche telle
que celle de Slama
traque le référentiel et le métaphorique.
Les chroniques vidéolittéraires dédiées majoritairement à la
vulgarisation pratiquent également une forme d’induction, comme
lorsque Kilke
au sein d’une vidéo intitulée « Tout sur le gars qui a inspiré
Matrix » relie l’ensemble des romans de Philip K.
Dick autour d’une thématique commune, « ce même thème de la
réalité trompeuse« K. Dick :
tout sur le gars qui a inspiré Matrix… », La
Brigade du Livre, 28 août 2015.
↩︎ ». Mais de telles capsules ne
prétendent pas s’aventurer plus avant dans des réflexions théoriques
qui les éloigneraient de leur volonté de transmission directe. C’est
davantage la déduction cette fois qui caractérisera l’approche de
nombreux booktubeurs, qui encadrent volontiers leur lecture de l’œuvre
par des références explicites aux traits définitoires du genre
concerné. Cet horizon d’attente, dont Ya
Lam, en bonne représentante de notre pôle 3, dénonce la
puissance morbide de calcification topique de la littérature, permet
au jugement, ici déductif, de ramener l’œuvre chroniquée vers un
cercle familier : au sens de cahier des charges commun à tous les
textes issus de ce moule générique, mais également de traits
thématiques ou structurels aisément reconnus par une communauté de
lecteurs, et donc de spectateurs. Le corpus s’y prête, qui puise
massivement aux publications estampillées Fantasy ou
Young Adult, qualifiées justement de « littératures de
genre » aux schémas narratifs récurrents, voire stéréotypés. C’est
bien le genre qui fonde un geste critique quasi systématique chez les
booktubeurs et booktubeuses. Cette critique impressionniste, que l’on
pourrait également qualifier d’expressiviste, tant elle entre en
résonance, côté réception, avec une tendance majeure de la production
littéraire contemporaine soucieuse de donner la parole à chaque
expérience individuelle (Gefen 2017, 27), est donc aussi une
critique générique, puisque « c’est dans la critique générique que
l’argument évaluatif est le plus saillant, où la valeur d’une œuvre
est déterminée en fonction de son degré de conformité aux règles et
aux exigences du genre » (Shusterman
2009, 234‑35).
Ces deux échelles dont les degrés se nomment d’une part subjectivité et universalité, de l’autre déduction et induction, permettent de proposer l’existence, sur YouTube, des trois pôles décrits jusqu’ici. Pour autant, les considérer comme des silos étanches les uns aux autres relèverait probablement d’un jugement de valeur déconsidérant le canal historique des booktubeurs et booktubeuses – la présence majoritaire de jeunes femmes est-elle vraiment étrangère à la condescendance dont ce pôle-ci est fréquemment la cible ? – tenu à distance respectueuse de pratiques jugées plus légitimes. Mais Guillaume Cingal comme Ahmed Slama, par exemple, affichent volontiers le hashtag « Booktube » au bas de leurs vidéos… et bien des codes ou rituels, nés dans ces chambres d’adolescents et adolescentes filmés d’abord à la webcam, circulent en réalité dans l’ensemble de la sphère critique youtubéenne, confortant l’existence de la littéraTube, en sa dimension réflexive ici particulièrement revendiquée, comme écosystème au fonctionnement réticulaire.
Migration des codes et des rituels
Trois types de codes et de fonctions circulent tout particulièrement de pôle en pôle, se déclinant selon des modalités qui varient selon les chaînes : jeu d’échos, donc, qui ne saurait toujours se laisser décrire selon la grammaire bien connue du seul détournement. Distanciation, gamification et médiation/prescription sont ces trois dynamiques transversales.
Distanciation. Aussi bien les saynètes imaginées par Le
Mock que les courts métrages pastichant les séries
policières de La
Brigade du Livre convoquent en effet massivement un humour
déjà présent, y compris sous la forme de l’autodérision, dans les
premières capsules de booktubing. Souvent revendiqué comme un adjuvant
aux fortes vertus pragmatiques, la dérision inscrit la vulgarisation
dans le divertissement, à l’image du projet initial de Miss
Book, clairement formulé dans une métavidéo : allier
« humour, mise en scène et critique littéraire« Inside Miss
Book #2 », Miss Book,
3 novembre 2015.
Dans un entretien, l’une des fondatrices de la chaîne définit cette
dernière comme « une chaîne humoristique de critique littéraire »
(Siguier 2020,
567).↩︎ ». L’incongru des situations
choisies par un Guillaume
Cingal relève ainsi d’une pratique ludique revendiquée comme
« improductive » (2019),
gratuite, qui articule le sérieux du propos à une mise en scène de soi
burlesque. Quand la booktubeuse (et autrice) Marie,
décida de « lire en pyjama », jusqu’à choisir un tel titre pour sa
chaîneCette chaîne n’existe plus.↩︎, elle se jouait déjà des codes
construits par les premiers booktubeurs donnant accès à leur intimité.
Guillaume
Cingal, que l’on classerait plutôt dans notre troisième pôle,
ne s’en laisse pas conter, qui disserte savamment sur l’œuvre de Robert
Pinget… depuis sa cabine de douche« PROJET
PINGET 12 ▓ BAGA DANS TOUS SES ÉTATS », Tanneurs
Quarante-Cinq, 21 février 2019.
↩︎ :
Cingal,
toujours lui, pratique régulièrement la performance trivialisée, si
cette expression peut désigner le frottement burlesque entre une
véritable action littéraire – en l’occurrence une traduction
anglais-français, ou vice-versa, en direct – et une activité
quotidienne. Il se filme ainsi occupé à traduire Nathalie
Quintane… en rangeant le lave-vaisselle« TSF #186
(2019°9) : une page d’“Un œil en moins” en rangeant le
lave-vaisselle », Tanneurs
Quarante-Cinq, 9 février 2019.
↩︎
ou Cummings en
repassant le linge de la famille« TSF #196
(2019°19) : e.e. cummings à la planche à repasser », Tanneurs
Quarante-Cinq, 28 février 2019.
↩︎. Le verdict tombe
d’ailleurs avec franchise, ces vidéos échouent, sur tous les plans :
« c’est un triple échec : j’arrive pas à traduire, j’arrive pas à
repasser, et j’arrive pas à faire une vidéo intéressante ». « J’espère
au moins », conclut-il, « que je vous ai fait rire à mes dépens« TSF
#196 (2019°19) : e.e. cummings à la planche à repasser »
(9min25s), Tanneurs
Quarante-Cinq, 28 février 2019.↩︎ ». Soucieux de ne pas incarner
une autorité académique, l’auteur de vidéo-écriture joue volontiers
ainsi avec sa présence à l’écran. Proche également du goût massif des
youtubeurs, consommateurs et producteurs, pour l’instabilité
ontologique et le métamorphique, la littéraTube propose nombre
d’autoportraits déformés, aux corps de contorsionniste ou au visage
déformé. Milène
Tournier tente d’imiter Marguerite
Duras, dont la voix off occupe alors l’espace sonore« Marguerite
Duras, écrire. », Milene
Tournier, 17 décembre 2018.
↩︎ :
François Bon, de son côté, se déguise, grâce au sweat-shirt offert par Erika Fülöp, ou transforme un emballage de livre en boa du meilleur effet :
Quand il ne se livre pas, air guitar hero, à des
imitations périlleuses de Jimmy Page
torturant son instrument« NEUF
ADJECTIFS EN -IVE (COMME ENDIVE) », françois bon | le
tiers livre, 30 décembre 2018.
↩︎ :
La culture numérique du sketch, si répandue sur YouTube qui a vu naître toute une génération d’humoristes, rencontre celle du stand-up et du one-man show vers laquelle s’est d’ailleurs récemment et massivement dirigée la pratique de la performance littéraire.
Gamification : « La dimension ludique des réseaux socionumériques de lecteurs s’incarne à travers des tests, des sondages, des quizz ou encore des concours qui permettent de gagner des récompenses comme des livres », rappelle Louis Wiart (2019, 243). De fait, de nombreuses vidéos du « Service de Presse » de Bon sont ponctuées d’un jeu, qui repose sur deux piliers de la culture Web : le hasard et le grand nombre. Rejouant une pratique déjà assise, celle du cross-booking, François Bon propose en effet de renvoyer à un internaute un des livres qu’il a lui-même reçus et chroniqués dans la vidéoPour la première fois, dans la troisième vidéo du « Service de presse », françois bon | le tiers livre (cette vidéo n’est plus disponible).↩︎. Mais pour ce faire, il exige qu’au moins 30 voire 50 commentaires soient postés au bas de la vidéo. Ce classique request for comments alimente ensuite une roulette, qui va désigner au hasard, parmi les 30 ou 50 premiers commentateurs l’heureux gagnant. Bon adapte ici la routine du « Book Unhaul » qui consiste sur YouTube à alléger sa bibliothèque en offrant certains de ses livres, mais également la pratique du « bookgiveaway », que Marine Siguier définit ainsi : « Un internaute propose de “donner” ses livres, en échange d’un certain nombre de contreparties symboliques, visant à augmenter la visibilité de son compte » (2020, 311). Troquant des livres contre des commentaires au bas de ses vidéos, et donc un engagement plus marqué de ses abonnés, Bon réinvestit enfin la sérendipité de la navigation sur le Web par le jeu, grâce à la roulette « YOUTUBE Random Comment Picker » qui va aléatoirement désigner le gagnant :
Et YouTube devient JouTube.
Ce vaste engouement pour la liberté de ton que propose YouTube,
souvent opposée au sérieux du blog littéraire par ses praticiens,
adopte volontiers une esthétique du jeu, qui conduit par exemple la
chaîne TéléCrayon
dans une esthétique enfantine et informatiquement vintage« Le
Misanthrope - Résumé en 10 minutes scène par scène », TéléCrayon,
28 mars 2020.
↩︎ :
En commentaire sous cette vidéo, un autre acteur de cette
vulgarisation à fins pédagogiques, Mediaclasse.fr,
ne s’y trompe pas, qui énumère les caractéristiques principales d’un
tel projet : « Je suis en train de découvrir votre série de vidéos sur
les pièces de Molière : j’ai
tout de suite accroché au concept, ludique et pédagogique, c’est
fascinant de voir votre adaptation ! ». Le burlesque, là encore, naît
du choc entre une idiotie revendiquée et l’aura de légitimité
culturelle qui entoure l’œuvre chroniquée. La simple transposition
suffit donc à déplier une dérision au service de la transmission :
telle était bien la volonté première des booktubeurs, soucieux de
parler à un public jeune une langue de jeunes. C’est exactement ce que
se propose aussi la bien-nommée Ludy,
sur sa chaîne « Boîte
à Lettres », qui n’hésite pas à paraphraser plaisamment les
classiques. Phèdre devient ainsi l’histoire d’« Hippopo [qui]
décide de partir à la recherche de Papounet« CHAP I:
Phèdre, Racine (1677). », Boîte à
Lettres, 1er décembre 2014.
↩︎ » ; quant à sa relation avec
Phèdre, elle sera gommée par un long « biiiiiiip », qui laisse
imaginer un flot de termes salés auto-censurés. La quasi-totalité des
chaînes se vouant explicitement à la vulgarisation adoptent une telle
ludification de la culture, qui s’incarne en particulier dans le choix
du défi comme cadre énonciatif. TéléCrayon
propose ainsi le « résumé en moins de 20 minutes » de
L’Iliade« L’Iliade, le
résumé en moins de 20 minutes - SDH #19 », Salon
de l’Histoire, 30 octobre 2019.
↩︎, quand Le
Mock promet de nous faire « comprendre L’Étranger
(Camus) en moins de 10 minutes »… La chronique littéraire jouxte
ici l’exploit virtuose du funambule. Ces gageures, que l’on retrouve
en réalité dans tous les domaines culturels représentés sur YouTube
ainsi que dans les innombrables tutoriels qui peuplent la plateforme
(jusqu’aux improbables « 38
recettes délicieuses en une minute » !) contribuent bien sûr à un
monde régi par l’économie de l’attention où chaque minute de
visionnage se doit d’être extrêmement rentable. Guillaume
Cingal ne répugne pas à adopter un tel code, lui qui
promettait, dans la toute première vidéo de la playlist « Je
range mon bureau », de parler en une minute maximum de chacun des
livres abordés« je range mon
bureau #1 », Tanneurs
Quarante-Cinq, 20 mars 2017.
↩︎.
Symétriquement, la culture du défi, qui promeut et produit une
écriture audiovisuelle à contrainte, s’incarne également dans
l’extension et non plus la contraction de la durée expérientielle. Sur
le modèle des hackhatons, les chaînes de booktubing ont ainsi inventé
le format du « bookathon » ou « readathon », marathon de lecture et
challenge collaboratif qui insère la lecture dans une
hypertrophie temporelle. Cingal
se lancera de même le défi de relire tout Pinget,
geste à l’origine d’une série de vidéos regroupées sous l’intitulé de
« Projet
Pinget ». Adaptant à sa pratique le souci de tout youtubeur de
produire régulièrement du contenu afin de fidéliser son public, François Bon
et le même Guillaume
Cingal pratiquent également des défis de lecture structurants
pour leur chaîne. Par le choix de contraintes éditoriales qui
deviennent de véritables dispositifs de publication, ils inscrivent
leur activité critique dans la périodicité définitoire de la chronique
littéraire (choix de jours identifiés : les séries « Jeudi
#livres » ou « Bon Dimanche ») tout en regardant du côté de la
performance artistique avec un cahier des charges qui occupe désormais
le devant de la scène, quand Bon intitule
l’une de ses playlists « Défi 30 jours, 30 livres ». Et Cingal
d’imaginer toute une série de vidéos, « 29
contemporaines », plaquée sur la particularité calendaire du mois
de février 2020, année bissextile – entre autres choses… Le
quantitatif (29, et une par jour) structure bel et bien le numérique
et nos usages : nous parlons plus souvent de big data que de
small data… Dans le « Défi invente une histoire »,
sur la chaîne de François
Bon, la dimension quantitative se situe au cœur même du défi,
puisqu’il s’agit pour l’auteur de parvenir à produire cent vidéos
intitulées « Raconte-moi une histoire« DÉFI INVENTE
UNE HISTOIRE, 100 FOIS #1 », françois bon | le
tiers livre, 2 janvier 2019.
↩︎ ». Or, cette inclination à la
quantification systémique de notre quotidien peut concourir à une
ludification des pratiques culturelles à l’ère numérique. Le goût de
la sérialité, extrêmement sensible dans la littéraTube, qui se
construit par chaînes, d’abord, puis à l’intérieur de ces premières
strates, par catégories et enfin par séries de vidéos regroupées par
genres ou thèmes, ressortit également à une réappropriation de cette
quantification. Bon s’en
amuse même, lorsqu’il intitule l’une de ses vidéos « Neuf adjectifs en –ive (comme
endive) » : la série relève du jeu, au sens de variation,
déclinaison, que surexploitent les innombrables best of,
tops, compilations en tout genre qui participent à cet effort
de remédiatisation constitutif de l’identité même de YouTube en ses
usages les plus massifs. Le « Challenge XIXe», sous-titré
par Cingal
« 31
jours, 31 poètes », se présente alors, emblématique, comme un
ready-made critique. La lecture d’un extrait de l’œuvre y
occupe en effet quasiment tout l’espace, au détriment du commentaire
averti que l’internaute était en droit d’attendre. Si un tel ethos de
modestie, par lequel le critique s’efface devant la puissance de
conviction de l’œuvre (« Je ne vous présente pas les Fleurs du
Mal« #CHALLENGEXIXe 31 JOURS, 31
POETES ֍ 2/31 : BAUDELAIRE », Tanneurs
Quarante-Cinq, 2 octobre 2019.
↩︎ » ; « On n’a pas besoin de moi
pour présenter Annie
Ernaux« 29
Contemporaines : Annie Ernaux (27/29) », Tanneurs
Quarante-Cinq, 23 mars 2020.
↩︎ », etc.), constitue un topos
ancien de la critique littéraire, il se voit ici investi d’une valeur
nouvelle. Comme l’artiste duchampien pour le ready-made, le
littéraTubeur fait ici porter l’accent non sur l’acte de
transformation de l’objet premier, qui demeurera intact de tout
métadiscours, mais bien sur celui du choix : « C’est presque
ça qui prend le plus de temps, de choisir le ou la poète et de se dire
qu’on ne va en garder que 31 malgré tout« #CHALLENGEXIXe 31 JOURS, 31
POETES ֍ 2/31 : BAUDELAIRE », Tanneurs
Quarante-Cinq, 2 octobre 2019.↩︎ ». La « tendance anthologique »
caractéristique du Web (Doueihi 2011) rencontre ici la
fonction discriminante qui définit originellement le geste
critique.
Médiation/prescription. Les éditeurs français ont récemment pris conscience, chiffres à l’appui (nombre de vues et de likes) du potentiel prescriptif des booktubeurs les plus suivis. Cependant leur professionnalisation demeure récente et marginale, qui ne date que des années 2015-2016, à l’initiative notamment de Émilie Bulle Dop, l’une des premières booktubeuses micro-entrepreneuses. Gratifiés de services de presse, parfois membres de comités de lecture, ces booktubeurs constituent actuellement, avec leurs compères bookstagrammeurs, une force de frappe commerciale non négligeable, qui fait d’eux, au même titre que les chroniqueurs et chroniqueuses beauté, des « influenceurs » (Gariépy 2020). Ces chaînes évoluent dans un contexte de massification de la publication, notamment Young Adult. Les abonnés sont en attente d’une sélection capable de distinguer dans le flux certains titres qui ne décevront pas ; l’enjeu étant également économique comme le précisent bien des commentaires : faute de pouvoir tout acheter, le youtubeur aide à concentrer moyens et attention sur quelques titres. Des trois formes de prescription décrites par Armand Hatchuel (« prescription de fait », « prescription technique », « prescription de jugementSe reporter à Louis Wiart (2019, 30‑32).↩︎ »), c’est de la dernière que relève la vidéocritique littéraire, destinée à dissiper une opacité de l’offre surabondante. En cela, les chaînes YouTube dédiées au booktubing prolongent le rôle social des cafés littéraires, lieux privilégiés de l’avènement de la figure de l’amateur éclairé et d’une interaction sous forme de recommandation permettant gains de temps et d’argent (Leveratto et Leontsini 2008, 77 sq.). Critique d’abord préhensive, le booktubing joue d’ailleurs volontiers de l’effet de masse, en exhibant les fameuses P.A.L., « piles à lire » de volumes entassés, ou en surjouant l’effet de saturation (à la fois matérielle et émotionnelle) lors de séances d’unboxing, découverte et ouverture de colis bourrés d’ouvrages. La position des chaînes dédiées majoritairement à la vulgarisation se démarque de ces postures, car elles se consacrent le plus souvent à des ouvrages moins récents, donc décrochés de toute logique éditoriale. Se pâmer devant un colis contenant Les Essais de Montaigne, en expliquant que l’on attendait depuis des mois la parution de la suite du livre II, n’aurait pas grand sens. Si les capsules pédagogiques endossent probablement une fonction prescriptive, c’est bien plus latéralement en effet, tant l’objectif semble différent. Nombre de vidéos, qui entendent expliquer la portée et les enjeux de L’Étranger ou d’En attendant Godot, joueraient d’ailleurs presque un rôle contre-prescriptif, apprécié par certains lycéens si l’on en croit leurs commentaires : regarder une de ces vidéos dispenserait, confessent-ils parfois, de lire l’ouvrage, pourtant souvent inscrit dans des programmes scolaires. YouTube renoue avec des pratiques jusque-là réservées à des sites pédagogiques souvent payants, à l’image de pimido.com, où lycéens et étudiants peuvent se fournir en notes de lecture déjà rédigées : « la valeur ajoutée », explique l’un des usagers de ces sites, « ça peut être de ne pas acheter le livre, c’est terrible de dire ça […]Cité par Mariannig Le Béchec, Dominique Boullier et Maxime Crépel (2018, 247).↩︎ ».
La critique essayistique se situe entre ces deux extrêmes. Si François Bon
ouvre sa playlist pourtant intitulée « Service de presse » en
affirmant que la recommandation n’aura pas droit de cité, car « on
n’est pas dans la marchandise« Service de presse, 01 », françois bon | le
tiers livre, janvier 2016 (cette vidéo n’est plus
disponible).↩︎ », c’est bien sûr
précisément pour ne pas être assimilé aux booktubeurs historiques.
Certains, cependant, répugnent moins à assumer une telle fonction de
conseil : chroniquant Limonov d’Emmanuel
Carrère, Azélie
Fayolle termine ainsi sa vidéo par un très clair « je conseille
vivement, absolument la lecture« Limonov –
Carrère explosif », un grain
de lettres, 24 avril 2018.
↩︎ », quand Guillaume
Cingal énumère, en guise de bilan d’une vidéo de sa série « Je
range mon bureau », « les livres que vous devez absolument acheter
chez votre libraire« je range mon
bureau 13 », Tanneurs
Quarante-Cinq, 29 mars 2018.
↩︎ ». Si Bon ne le
formule guère en ces termes, c’est qu’en réalité la prescription naît
implicitement de son ethos d’auteur reconnu, d’une part, et
d’aventurier du Web d’autre part. Ces formes de reconnaissance lui
permettent de pratiquer bel et bien une forme de prescription, mais à
contre-courant, destinée à accorder une visibilité à des textes
destinés à échapper aux radars médiatiques traditionnels. En septembre
2017, il intitula ainsi « anti-rentrée littéraire » une série de
vidéos qui lui permit de tenter de contrer l’écrasante machine
médiatique, qui, via la presse papier, mais également la télévision ou
la radio, et parfois le Web des booktubeurs souvent suivisteTel est le diagnostic que dresse Bertrand
Legendre, dans son essai Ce que le numérique fait aux
livres (2019,
69) : « les réseaux socionumériques de lecteurs renforcent
la visibilité de la production qui est déjà la plus repérée ».↩︎, promeut des titres distingués
comme de potentiels best-sellers. Christophe
Sanchez met lui aussi à l’honneur de modestes éditeurs de
poésie, qui n’ont jamais accès aux médias majeurs : Isolato, L’Atelier
contemporain, Le
Temps des Cerises, Tarabuste…
Guillaume
Cingal se plaît de son côté à signaler l’œuvre de Victor
Kathémo, « vraiment un écrivain africain qui est passé, qui
passe complètement à côté des radars », d’ailleurs publié
chez « un éditeur que je ne connais pas« je range mon
bureau #1 », Tanneurs
Quarante-Cinq, 20 mars 2017.↩︎ ». Lutter de la sorte contre la
focalisation excessive des maisons d’édition les plus visibles sur
certains titres en tête de gondole revient à revendiquer, dans une
économie de l’attention, une participation libre des internautes au
marché de la littérature, et à contrer, même modestement, sur leur
terrain même, les suggestions d’achats d’ouvrages concoctés par des
algorithmes champions de l’itération, et non de la singularité.
Malgré les divergences affichées voire revendiquées, les trois
pôles que nous avons identifiés entretiennent donc une relation propre
au même geste vidéo-linguistique à forte valeur perlocutoire, la
prescription. De fait, nombre de codes constitutifs de caillots
sémiotiques ou de rituels, parfois nommés « routines » sur YouTube,
migrent d’un pôle à l’autre, ou plus exactement, de celui des
booktubeurs historiques vers les deux autres. Nous avons déjà croisé
des exemples de mise en scène de soi comparables, sur fond de
bibliothèque. Le « Service de presse » de François Bon
repose sur la reprise du unboxing, voire du swap,
puisque les livres reçus proviennent fréquemment d’amis auteurs, qui
parfois joignent, dans la pure tradition de l’exercice, d’autres
objets : « je reçois même des bouteilles », s’étonne ainsi Bon« SP49 | JE
REÇOIS MÊME DES BOUTEILLES ! », françois bon | le
tiers livre, 26 avril 2018.
↩︎. Sans l’expliciter, Azélie
Fayolle prenant prétexte de la période de Noël pour
s’interroger sur « la culture
en cadeaux – peut-on offrir des livres ? », renvoie elle aussi,
même si indirectement, à cette routine youtubéenne. S’interrogeant en
termes choisis, puisque kantiens, sur l’utopie d’une « communicabilité
du sentiment esthétique« La
culture en cadeaux – Peut-on offrir des livres ? » (5min10s),
un grain
de lettres, 23 décembre 2018.
↩︎ », elle éclaire
obliquement un des rituels favoris des booktubeurs. De tels emprunts
pourraient n’être qu’anecdotiques, s’ils n’étaient que clin d’œil
amusé ou appropriation intéressée. Au long de ses « Service(s) de
presse », Bon joue avec
la « pile à lire » des booktubeurs lorsqu’il bâtit ses petites tours
couleur kraft, entassant comme en un mikado de textes à découvrir, les
colis reçus depuis une ou deux semaines. Guillaume
Cingal, quant à lui, érige la présence matérielle des livres en
prétexte critique. C’est parce que son espace de travail sombre
progressivement dans le chaos des empilements divers, qu’il devient
l’auteur d’une série en cours de vidéos intitulées « Je
range mon bureau ». Peu de ménage, à vrai dire, dans ces capsules,
mais surtout un effort d’inventaire des livres lus, qu’il est temps de
remettre à leur place, à savoir dans la bibliothèque. La P.A.L. des
booktubeurs s’est simplement réincarnée en « pile des livres à
ranger« je range mon
bureau #1 », Tanneurs
Quarante-Cinq, 20 mars 2017.↩︎ », dans une adaptation du rituel
du update lecture si répandu dans l’univers Booktube. Le
discours critique s’accompagne, à l’écran, d’intentions explicites et
de gestes qui visent à restituer aux livres et donc aux textes la
place et la fonction qui doivent être les leurs. Il en va d’une
orthopédie, spatiale mais pas seulement, qui se remarque davantage
encore quand l’incongruité a commencé par déplacer les livres jusqu’à
les enfourner dans cet étrange « placard des livres en souffrance »,
où les dos cartonnés se sont comme malicieusement dissimulés « entre
mes slips et mes chaussettes« je range mon
bureau ° 061 ° le booktubing au temps du coronavirus, 4 », Tanneurs
Quarante-Cinq, 12 mai 2020.
Voir aussi la playlist intitulée « Dans le placard des livres en
souffrance ».↩︎ ». De ce jeu de
cache-cache enfantin naît toujours ce même geste
d’ouverture-dévoilement (celui du unboxing) qui est
monstration« dans le
placard des livres en souffrance ▓ 2 », Tanneurs
Quarante-Cinq, 21 mai 2020.
↩︎ :
Le rituel hérité du booktubing s’affirme ici comme la réalisation vidéo-performative d’un geste critique qui relève de l’anormalisation :
Un texte commenté est donc tout d’abord construit par le texte critique comme anormal, moyennant une anormalisation, et la substitution est de fait une opération de normalisation du texte, de mise en conformité avec une norme (Pennanech 2019, 253).
Florian Pennanech cite, à l’appui de ses dires, l’exemple minimal d’une note infrapaginale donnant un synonyme d’un terme obscur présent dans le corps du texte. En entassant les livres sur un bureau, une table, ou pire, au fond d’un placard à sous-vêtements, Cingal et consorts inventent un équivalent audiovisuel de ce procédé premier d’anormalisation. Le métadiscours trouve sa légitimité dans l’écart entre la norme et la forme rencontrée : ici, entre le lieu naturel (l’horizontalité ordonnée du rayonnage de bibliothèque) et la situation décalée de départ (verticalité de la pile, bazar du textile). Réduire l’incongruité matérielle, comme on le fait d’une fracture, apparaît comme la métaphore systématique d’un geste critique qui ne se justifie que de déporter d’abord le texte de son lieu d’être, pour mieux ensuite le rendre à son milieu supposé naturel.
Une critique littéraire numérique ?
Considérer la P.A.L. et ses avatars comme la remédiatisation d’un
geste constitutif de toute activité métatextuelle ouvre la voie à
l’identification de protocoles audiovisuels qui tendent à délimiter
une pratique critique présente sur YouTube, héritière de gestes
antérieurs, mais capable de les remodeler en fonction des spécificités
des pratiques et usages du Web. Tout d’abord parce que les outils
employés, visibles à l’écran, appartiennent à l’ère numérique.
Explorant « la représentation de la classe ouvrière dans la
littérature », Ahmed
Slama se filme en réalité en train de naviguer sur Internet à
la recherche de documents« #LIVRES |
Représentation de la classe ouvrière dans la littérature XIXème et
XXIème siècles », Altérature,
13 avril 2020.
↩︎. Même chose pour
François Bon,
en quête de l’identité numérique de Joachim
Séné et de ses publications antérieures, censées éclairer son
dernier ouvrage en date. De profil, Bon face à
l’écran tapote sur son clavier, et commente en direct les résultats de
sa recherche« #LIVRES |
JOACHIM SÉNÉ N’A PAS ENCORE DÉTRUIT L’INTERNET MAIS », françois bon | le
tiers livre, 22 janvier 2020.
↩︎. Une telle mise en scène inscrit
d’autant plus la chronique dans le champ numérique qu’elle joue de
l’écran, fenêtrable et démultipliable. Ahmed
Slama convoque ainsi une émission télé, La Grande
librairie, dont il retrouve un extrait sur YouTube, qui entre en
contraste avec les écrits de George
Sand ou de Constant
Hilbey retrouvés eux sur Gallica.
Si ces effets visuels dépassent le plan de la simple maîtrise minimale
d’effets, rendus possibles par des logiciels de montage de plus en
plus accessibles, c’est parce qu’ils témoignent d’une orientation
épistémologique, ou bien plutôt qu’ils contribuent à l’élaborer.
Critique augmentée, en quelque sorte, que ces navigations
filmées, qui ancrent le geste critique dans la quête documentaire et
produisent un discours de la comparaison où le texte se voit inscrit
dans un réseau de faits et de publications antérieurs, qui peuvent
prendre la forme de pièces à conviction. C’est bien la conception même
du texte qui s’en trouve déportée, lui qui devient nœud d’un réseau
documentaire et par conséquent d’une lecture critique réticulaire.
François Bon
saisit cette occasion pour venir questionner à nouveaux frais la
littérarité, en termes médiologiques. Abordant – comme par hasard – la
nouvelle de Poe
intitulée Descente dans le maelström, il convoque des
extraits de films, puis la voix de Burroughs
lisant Poe. C’est
donc bien de l’œuvre de Poe que
traite cette capsule vidéo, mais d’une œuvre présente à la fois sur
des supports distincts, ici convergents. L’œuvre littéraire semble
alors ne pouvoir plus se réduire à sa seule incarnation livresque,
mais s’étendre à ses multiples avatars, de l’adaptation
cinématographique à l’oralisation, en passant par la traduction et,
bien sûr, ladite capsule vidéo. C’est le geste d’écriture lui-même qui
ne se conçoit plus autrement qu’intriqué dans des réseaux
transmédiatiques, nécessitant une appréhension critique capable,
elle-même, de s’exercer simultanément à plusieurs endroits du spectre
de la création. Pour chroniquer un ouvrage de Didier Da
Silva, Bon choisit
ainsi un extrait de vidéo le montrant au piano, faisant ses gammes,
chez lui, le matin. Pour Bon, Da
Silva se filmant en train de jouer du piano n’est pas un
musicien comme un autre, mais bien un écrivain en train de réfléchir à
son travail d’écriture. D’ailleurs pendant que Bon lit des
extraits du livre, l’écran est partagé et on voit Da
Silva jouer du piano, comme si jouer c’était déjà écrire, mais
aussi encore écrire, que lire« #LIVRES |
DIDIER DA SILVA, UN AN LA FÊTE », françois bon | le
tiers livre, 31 octobre 2019.
↩︎ :
Écrire s’ancre donc dans un quotidien auquel le Web, depuis les blogs des années 2000-2010, donne accès de façon privilégiée. Écrire se conçoit comme un geste serti dans une pluralité d’activités artistiques, dans une complexité que YouTube peut refléter en s’ouvrant à l’environnement contextuel et matériel de la création littéraire.
Dans le cas de François Bon,
les capsules vidéo portent un intérêt particulier aux livres dont les
auteurs, comme avec Da
Silva, sont présents sur le Web et en particulier sur les
réseaux sociaux, Facebook et YouTube en tête, ou dont la genèse relève
d’une implémentation de caractéristiques numériques. Dans la nuit
du 4 au 15 (2019) peut en effet se lire comme une
tentative d’acclimatation au contemporain et d’une fantaisie
antérieure et d’une simultanéité des temporalités que la physique a
tant commentée ; mais François Bon
décide d’en retenir la dette à Wikipédia, qui a fourni la matière
première des microrécits qui constituent l’ouvrage« #LIVRES |
DIDIER DA SILVA, UN AN LA FÊTE », françois bon | le
tiers livre, 31 octobre 2019.↩︎. Le geste critique se fait alors
volontiers génétique, se choisissant pour objet non un manuscrit, mais
bien plutôt la reconstitution d’un cheminement sur le Web, celui qui
aura permis par exemple à Charles
Coustille d’amasser, sous formes de captures d’écran, les
matériaux qui donneront lieu plus tard au livre Parking
Péguy« #LIVRES |
PARKING PÉGUY NOUS-MÊMES », françois bon | le
tiers livre, 23 octobre 2019.
↩︎. L’intention de Bon dans
cette critique-filature n’est ni philologique ni historienne, puisque
c’est plutôt d’Internet comme fenêtre ouverte et lieu de notre rapport
au monde qu’il s’agit là. Mais même lorsque le texte publié
n’entretient aucun rapport factuel avec le Web ou la poétique
numérique, Bon en
propose une lecture qui, elle, se nourrit ostensiblement des codes et
usages d’Internet. La critique littéraire serait « littérarisante »
(Pennanech
2019, 13), on l’a dit, en cela qu’elle attribue aux œuvres
qu’elle choisit de commenter un certificat de littérarité. Les
chroniques littéraires de François Bon
sur YouTube s’affirment de même numérisantes, en cela qu’un
regard Web y traverse des œuvres papier, qui n’en ressortent pas
indemnes. Relisant avec appétit les nouvelles de Maupassant,
il se montre ainsi d’abord sensible à la « pulsion d’écrire » de Maupassant,
qui soulève « cette question de l’écriture quotidienne », dont on sait
que depuis le site Tiers
Livre, et maintenant sur sa
chaîne YouTube, elle taraude l’écranvain-vidéaste. Sa
lecture du massif textuel maupassantien relève d’un « parcours
erratique » qu’il érige en modalité exploratoire légitime, au prix
d’une délinéarisation du narré, désormais appréhendé en strates et
couches. Pourquoi ? « Parce que c’est comme ça qu’on lit le web, qu’on
travaille aujourd’hui ». Il en va donc d’une bascule majeure, non pas
seulement technologique, mais bien anthropologique, qui incite Bon à
désirer, comme l’indique le titre de la capsule, « se perdre dans
Maupassant« BON DIMANCHE
| SE PERDRE DANS MAUPASSANT », françois bon | le
tiers livre, 9 novembre 2019.
↩︎ » ; ou avec Charles
Juliet, mais aussi Balzac
et Stendhal
qu’il nous invite à relire, mais autrement, à relire en mode Web :
« ne pensez pas la linéarité », mais « architecture de blocs » qui
aurait permis à ces auteurs de « maîtriser la discontinuité pour
fabriquer du continu qui avance« avec Charles
Juliet, dialogue à un seul qui parle – cycle «en route pour le monde
de l’écriture» », françois bon | le
tiers livre, 8 février 2020.
↩︎ ». Le livre devient
lui aussi un objet numérique, et donc « un livre qu’on peut ouvrir
n’importe où« #LIVRES |
DIDIER DA SILVA, UN AN LA FÊTE », françois bon | le
tiers livre, 31 octobre 2019.↩︎ », comme on débarque en plein
non-milieu dans le réseau décentré qu’est Internet, au hasard d’un
lien ou d’une recherche Google.
La critique littéraire sur YouTube est numérique aussi parce qu’elle s’inscrit dans des flux : celui de l’écriture quotidienne d’un Charles Juliet auteur d’un monumental Journal, de la lecture, du tournage de vidéos pour Bon notamment, de leur montage, de leur publication… Comme l’écrit Sonia de Leusse à propos des booktubeurs historiques, cette pratique résonne avec l’engagement des internautes, car elle réinscrit la littérature dans le temps compté de nos vies (Leusse-Le Guillou 2017, 2 sq.). Guillaume Cingal répète très fréquemment qu’il n’a pas eu le temps de tourner les vidéos prévues, ou de lire les ouvrages empilés dans son placard ; François Bon relève le temps que nécessitent les vidéos, de leur invention à la postproduction. La critique littéraire traditionnelle, celle des revues et des journaux, ne fait guère mention de ces contraintes, quand bien même elles pèsent sur les journalistes. En revanche, elles s’intègrent ostensiblement au discours des critiques au sein de la littéraTube, non qu’il faille soupçonner là quelque coquetterie ou inclination narcissico-élégiaque : c’est bien une conception d’un geste critique au sein de flux mêlés, convergents ou divergents selon les circonstances, qui se fait jour.
Pertinence et originalité des diverses incarnations de ces gestes critiques sur YouTube naissent donc de cette capacité à assimiler, voire à phagocyter, non seulement des codes ou des usages du Web, mais jusqu’à une anthropologie renouvelée. La capsule vidéo effraie les caciques des suppléments littéraires, aussi pour cette raison qu’elle prétend briser le cercle herméneutique, et tenter d’appréhender les textes avec des outils pour l’essentiel non textuels, proposant, selon la typologie établie par Roman Jakobson dans ses Essais de linguistique générale, une traduction, ni « interlinguale » (transposition d’une langue à l’autre) ni « intralinguale » (reformulation à l’intérieur d’une même langue), mais bien « intersémiotique », puisque le texte devient tout autre chose. Alors que les journalistes du Monde des livres usent de mots et de phrases pour parler des phrases et des mots présents dans les ouvrages chroniqués, les vidéos des booktubeurs, des chaînes de vulgarisation ou de cette critique essayistique fomentent un métalangage qui ne se formule plus seulement dans le temple des mots. Le pas de côté compte, qui accouche d’une chimère sémiotique où cohabitent texte dit ou lu, discours improvisé, voix et gestes, images de natures diverses (vidéo, film, photographie, capture de site Internet, émoji, logo…), musique, bruitages et sons d’ambiance… Bref : l’image s’impose, réalisant semble-t-il les prophéties apocalyptiques qui veulent absolument voir dans l’époque le sacrifice sourd du beau texte au profit de l’iconique rampant. De fait, les capsules vidéo prennent acte de cet absentement nouveau du texte, cantonné au volume cartonné. Certaines stratégies permettent cependant de le faire exister à l’écran : l’usage de titres et d’intertitres, sous la forme d’incrustations, donne ainsi visibilité à des fragments textuels, comme ici à propos du dernier ouvrage de Laure Limongi ; et c’est comme par hasard d’écriture qu’il s’agit« Laure Limongi te marche sur le coeur – #livres #parutions », françois bon | le tiers livre, 16 mai 2020.↩︎ :
Ahmed Slama, lui, filme son écran, sur lequel se lit le texte de Georges Sand, depuis le site Gallica, qu’il vient surligner en direct, confirmant par là le devenir-image du textuel en contexte de littéraTube« #LIVRES | Représentation de la classe ouvrière dans la littérature XIXème et XXIème siècles », Altérature, 13 avril 2020.↩︎ :
Parce que le texte est en fait bien là, omniprésent même, mais le
plus souvent dérobé à la vue, derrière la couverture du livre exhibé
ou lu, il faut le fouailler, parfois violemment, pour qu’il sorte de
sa tanière in-octavo. Frapper le livre, ou le tordre sans ménagement,
pour métaphoriquement extraire hors du support ce que nous dit de
littéraire son texte. Si le critique traditionnel commet une métalepse
en s’exclamant « Figaro sort de scène » quand il devrait se contenter
de désigner l’acteur, n’est-ce pas métalepse également, lorsqu’en
frappant la couverture et l’objet, c’est l’œuvre qu’on cherche à
rendre présente ? De là les emportements d’un François Bon,
ses gestes qui viennent régulièrement frapper les couvertures
cartonnées, comme s’il s’agissait de faire rendre gorge à cette
matérialité, pour à la fois en attester la présence par le choc
physique, sensible par l’image et le son, et la sommer dans le même
temps de ne plus faire écran entre l’écrit et le visible ; de ne plus,
en termes genettiens (2010), privilégier exclusivement
« l’objet de manifestation » (l’objet-livre) au détriment de « l’objet
d’immanence » (le texte). Bon ira
jusqu’à mettre le feu à un roman d’Arno
Bertina – certes intitulé Des châteaux qui brûlent« ANTI-RENTRÉE LITTÉRAIRE #3
| ARNO BERTINA, DES CHÂTEAUX QUI BRÛLENT », françois bon | le
tiers livre, 13 septembre 2017.
↩︎ :
Mais ici brûler un livre à la frange n’est pas s’en débarrasser
pour le congédier comme nul et non avenu, tout au contraire. Il s’agit
de l’éprouver dans sa capacité, hic et nunc, à dialoguer avec
celui qui en parle et celles et ceux qui regardent la vidéo.
D’éprouver sa puissance de présence au monde, comme écriture vive
pouvant entrer en résonnance avec d’autres formes ou genres ou
pratiques d’écriture, en sommant l’objectalité du livre d’entrer en
conformité, performativement, avec son propos. Nous touchons à la
dernière caractéristique de cette critique numérique qu’incarne tout
particulièrement ce troisième pôle, mais que l’on retrouverait
également dans le premier où nombre de booktubeurs se situent aussi,
ou deviennent auteurs. Surligner la matérialité de l’œuvre, quitte à
la violenter dans ce but, ouvre la voie à l’affirmation d’une
« matérialité de l’écriture » dont Bon regrette
par exemple que la biographe de Nathalie
Sarraute – universitaire forcément aveugle et sourde… – n’ait
guère fait de cas. « Qu’est-ce que c’est qu’écrire, dans ce rapport
physique« BON DIMANCHE
| PORTRAIT DE SARRAUTE INCONNUE », françois bon | le
tiers livre, 18 janvier 2020.
↩︎ », se demande ainsi celui qui,
précisément, livre à cette occasion une réelle performance physique,
filmé en continu pendant une heure, debout, à disserter d’une œuvre
chère. Le parallèle s’impose : espace des corps, par la voix – « un
corps est là, qui parle », belle formule de Zumthor
(1983,
14) – mais également par les gestes et mouvements, la
capsule vidéo tente de renouer, peut-être paradoxalement – cercle
herméneutique brisé – avec cette corporalité du geste d’écriture. Le
versant réflexif et critique de la littéraTube dévoile ainsi une
critique créative, tendue non tant vers le métadiscours que vers la
co-création. L’internaute peut sursauter d’entendre Cingal
déclarer au détour d’un aparté qu’il réalise ses vidéos d’abord et
surtout pour lui, ou de lire Bon
commentant son aventure vidéo en des termes semblables : « C’est un
boulot qu’on fait pour soi » … Il faut poursuivre plus avant la
lecture, qui désigne la chaîne vidéo comme « un espace de création
comme les autres […] mais avec les mots et dans le corps des autres »
(Bon s. d.).
La lecture, nous le verrons dans le chapitre
suivant, joue un rôle central dans ce compagnonnage ; mais
l’activité proprement critique n’est pas en reste puisque « parler des
écritures qui nous font, c’est un espace de création en tant que tel »
(Bon s. d.).
Là réside probablement la spécificité de ce troisième pôle de notre
typologie : les gestes critiques visent non pas à rendre compte de la
cohérence d’un univers, ni à seulement réinsérer un texte dans une
production plus large (du même auteur, du même éditeur ou du même
genre). À l’inverse, même, ils tendent à rouvrir les textes chroniqués
en les amputant, afin qu’une complétude trop affirmée n’endigue pas
les velléités créatrices du critique. L’expérience de lecture de François Bon,
qui vient d’achever J’ai conjugué ce verbe pour marcher sur ton
cœur s’affiche ainsi partielle car trouée : la mémoire n’a pas
retenu la fin d’une des histoires, mais tant mieux car ainsi, « la
fiction se réinvente » dans la tête du lecteur sous la forme
d’« harmoniques« Laure
Limongi te marche sur le coeur – #livres #parutions » (17min25s),
françois bon | le
tiers livre, 16 mai 2020.↩︎ ». Résumer l’œuvre serait se
cantonner au savoir, peut-être le seul accessible à la critique
littéraire, si l’on en croit Bertrand
Leclair. Accepter d’évoluer dans les zones blanches du texte,
voire les susciter sciemment, ouvre la voie à la re-création, relevant
d’une « connaissance sauvage du monde », celle qui « anime les
livres » (Leclair
2015, 86‑87). Il en va bien d’une même violence
revendiquée, dans la vidéoperformance critique, liée à un amateurisme
créatif : se rendant compte qu’il n’était pas tout à fait dans le
cadre jusque-là, Bon, dans une
vidéo consacrée à un ouvrage de Joachim
Séné, retourne le défaut technique en vertu, et achève sa
péroraison par un programmatique et réflexif « faut qu’on sauvage tout
ça« #LIVRES |
JOACHIM SÉNÉ N’A PAS ENCORE DÉTRUIT L’INTERNET MAIS », françois bon | le
tiers livre, 22 janvier 2020.↩︎ ».
Lisant, les Bon, Cingal, Fayolle ne cessent de lever la tête : pour adresser leur discours, convoquer l’internaute, bien sûr, mais aussi pour créer un temps intercalaire favorable à la réflexion personnelle. On entend l’écho du Barthes de S/Z :
Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? (Simonin s. d.).
C’est de cette lecture-là, à la fois irrespectueuse, puisqu’elle coupe le texte, et éprise, puisqu’elle y revient et s’en nourrit, qu’il s’agit ici.
Une telle lecture fragmente le texte originel, et fait du lire/écrire consubstantiel au Web, un avatar du scriptible barthésien. Le geste critique amorce en effet la création, et dès lors « la critique est une figure du scriptible » puisque la fragmentation « transforme un texte en collection de commencements » (Pennanech 2019, 135) « La lecture permet de récrire l’œuvre en abolissant sa linéarité, en détruisant l’ordre du récit » (Pennanech 2019).↩︎ :
Ce que l’évaluation trouve, c’est cette valeur-ci : ce qui peut être aujourd’hui écrit (ré-écrit) : le scriptible. Pourquoi le scriptible est-il notre valeur ? Parce que l’enjeu c’est de faire du lecteur, non plus un consommateur, mais un producteur du texte (Barthes 1976, 10).
Déchirer le tissu textuel dans le sens de sa linéarité première, ou plus doucement l’entrebâiller par le métadiscours, transforme ainsi l’œuvre d’autrui en opportunité d’interventions et d’inventions personnelles. Le regard caméra est l’équivalent du blanc sur la page ; mieux, il invente un blanc, un silence du texte, et invite le spectateur à collaborer à une co-création dérivée. Un tel fonctionnement des capsules vidéo, dont on commence probablement à apercevoir l’importance dans le processus créatif des auteurs de littéraTube, repose sur une conception particulière de l’activité critique. Contrairement à certaines pratiques académiques, que le pôle 2 incarne parfois, qui visent à mettre au jour un sens stable mais caché de l’œuvre qu’il s’agirait de révéler en écartant un à un les voiles qui le recouvrent, les tenants de la critique essayistique considèrent que l’appréhension critique d’une œuvre contribue à la construction de ses sens. Critique créative donc, non parce que produite par des créateurs, mais parce que proposant un compagnonnage où, par l’entrelacs des voix, adviennent de nouvelles, d’autres propositions herméneutiques. Aussi ne s’agit-il plus seulement de décrire, mais bien d’agir avec, ou contre un texte, au sein d’une pratique relevant de ce que Richard Shusterman a identifié, dans la lignée des théories déconstructionnistes, comme « performativisme » (2009, 176‑78).
Ce n’est donc peut-être pas tant la vieille lune de l’interactivité
qu’il convient ici d’aller rallumer, pour comprendre ce qui se joue
dans ces capsules de vidéocritique littéraire, mais bien plutôt la
notion de dialogisme, si avec chaque œuvre chroniquée « la langue se
réinvente » afin d’inquiéter à nouveau, et d’ainsi convier chacun au
livre à venir : « Qu’est-ce que ça dérange en toi », réfléchit ainsi à
voix haute François Bon
lecteur de Limongi,
« d’avoir toujours affaire à ce livre inconnu qui est prêt à naître« Laure
Limongi te marche sur le coeur – #livres #parutions » (27min40s),
françois bon | le
tiers livre, 16 mai 2020.↩︎ ? » Aussi les œuvres chroniquées
deviennent-elles les vecteurs d’un parcours régressif, qui vise à
rejoindre l’amont du geste d’écriture, dont nous verrons plus tard
qu’il est souvent représenté et thématisé au sein de la littéraTube.
Mais ici la régression se nourrit, spécifiquement, d’un geste critique
capable de mettre la métatextualité, l’écriture à propos d’
un texte selon Genette,
au service de l’hypertextualité, l’écriture à partir d’ un
texte, par transformation ou imitation de ce dernier. C’est même
plutôt d’hypotextualité qu’il faudrait parler, afin de mettre l’accent
sur ce procès qui décale l’œuvre critiquée d’un cran, l’enfonçant en
quelque sorte d’un niveau, afin qu’un nouveau texte puisse germer, en
surface, sur cet humus. Le moment métatextuel, par le geste critique
radicalisant l’effet de toute lecture, extrait en effet de l’œuvre
originelle une matrice, réduction miniature de l’original constituée
de ses traits saillants, qui pourra donner lieu, ainsi devenue
manipulable, à des réécritures. Parmi celles-là, comptons précisément
les capsules vidéo, comme issues d’une même dynamique de publication.
Dès lors, est-il surprenant que la la
chaîne YouTube de François Bon accueille également une
playlist dévolue à ses ateliers d’écriture ? Le partage d’expérience
de lecture n’était de toute façon, dès le départ, rien d’autre qu’un
partage d’expérience d’écriture« Tiers
Livre, les ateliers pourquoi comment », françois bon | le
tiers livre, 13 décembre 2019.
↩︎ :
Et retour à l’envoyeur, tant la pratique vidéo nourrit l’écriture
de Bon, comme en
témoigne la série de capsules consacrées durant l’été 2020 à Jimi Hendrix
et conçue comme aiguillon incitant à l’achèvement d’un projet en
souffrance depuis de nombreuses années autant que comme ouverture du
laboratoire d’un work in progress« Jimi Hendrix
#1 | six doigts chaque main », françois bon | le
tiers livre, 5 juillet 2020.
↩︎.
Car, et nous finirons par là, c’est bien de faire, qu’il s’agit, en publiant une vidéo, en écrivant, en aidant à écrire, en pratiquant la critique littéraire. La littéraTube ne dialogue-t-elle pas ici tout particulièrement avec cette « culture maker », que les récents épisodes de confinement ont remis en lumière ? Caractérisée par la libre circulation de l’information, au sein d’une tradition participative susceptible de moduler le principe originel du DIY (Do It Yourself) en « Do It with/for the Others », cette culture correspond en effet, et jusqu’à ses incarnations IRL (In Real Life), à ce que nous avons tenté de décrire dans le champ de la vidéocritique littéraire. Les « studios YouTube » mis à disposition des youtubeurs dans certaines villes par la plateforme s’inspirent ainsi très clairement des fablabs, quand des rencontres entre vidéastes, à l’image de ces deux jours voulus par François Bon à Évry en octobre 2020Puis repoussés au printemps suivant pour cause de confinement.↩︎, inventent leur propre modalité de maker faire. Allons jusqu’à interpréter les échanges de conseils techniques sur les objectifs, les micros, le montage, etc., comme un écho de ces communautés d’entraide autour de passions liées au temps libre, au cœur de la culture maker. Et si, d’ailleurs, l’appareil photo numérique était aux littéraTubeurs ce que l’imprimante 3D est aux makers ? C’est à Kilke, de La Brigade du Livre, qu’il faut redonner voix au chapitre, lui qui très justement souligne la parenté entre l’autoédition rendue possible historiquement par Amazon, et l’autopublication qui définit le fonctionnement de YouTube« Pourquoi les étiquettes, c’est de la daube », La Brigade du Livre, 15 juin 2015. ↩︎. Ce n’est donc pas un hasard si François Bon a opté pour une maison d’édition personnelle dont il assure la visibilité sur sa chaîne. Ni si on peut à bon droit dire de lui ou de Guillaume Cingal qu’ils s’opposent, conformément à la culture maker, au « capitalisme vertical » (Cailloce 2018) en place dans les grandes maisons d’édition, mais dire également des booktubeurs historiques que de même ils s’élèvent contre la critique littéraire traditionnelle soupçonnée d’être inféodée à des logiques partisanes et économiques. Les ambivalences mêmes des makersDéveloppées par exemple lors d’une émission de France Culture, « La suite dans les idées » du 2 mai 2020 : « Faire ailleurs, et autrement ».↩︎, pris entre élan libertaire anticapitaliste et goût de l’autoentrepreneuriat, résonnent dans la vidéocritique littéraire, suppôt d’éditeurs dont les plans marketing englobent désormais les booktubeurs comme influenceurs ou à l’inverse gestes en rupture ostensible avec ces pratiques, mais gestes situés eux-mêmes sur une plateforme-clef du capitalisme digital contemporain…