Introduction
Gilles Bonnet, Erika Fülöp, Gaëlle Théval, « Introduction », Qu’est-ce
que la littéraTube ? (édition augmentée), Les Ateliers de [sens
public], Montréal, 2023, isbn : 978-2-924925-21-8, http://ateliers.sens-public.org/qu-est-ce-que-la-litteratube/introduction.html.
version 0, 22/05/2023
Creative
Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)
Éléments de définition
Qu’il puisse parfois être question d’écriture et de lecture littéraires sur YouTube, chaque usager de la plateforme en conviendra. Les résultats d’une requête aussi simple que « livres » dans la barre du moteur de recherche suffira à s’en convaincre.
Une telle présence du texte au royaume de l’image semble paradoxale, mais nourrit de fait un flux constant de discours volontiers prescriptifs qui font de la plateforme l’un des acteurs centraux de la réception online de certains pans de la littérature contemporaine. À mi-chemin entre le tutoriel versant développement personnel (« lire peut changer votre vie ») et l’analyse littéraire journalistique, entre la fan culture et les savoirs académiques, ces chaînes entretiennent d’étroits rapports avec le phénomène impressionnant par son ampleur des booktubeurs et booktubeuses, ces lecteurs compulsifs, souvent à la tête par ailleurs d’un blog, qui proposent, en tant qu’amateurs de livres, de courtes capsules vidéo consacrées à leurs lectures récentes. YouTube reprend ici le flambeau, mais en l’adaptant à l’horizontalité de la culture numérique et de la culture afférente du Do It Yourself, des émissions de télévision ou de radio consacrées à la littérature. Fantasy et dystopies dominent, genres populaires élus par ce média de masse, ce champ du booktubing souvent étiqueté Young Adult.
Une recherche par genres littéraires aboutit à des résultats comparables : la requête « poésie » fait ainsi apparaître trois grands types de vidéos aux contenus nativement numériques : les vidéos pédagogiques dominent, à destination notamment des enfants ou des adolescents. Il s’agit d’utiliser le médium vidéo, plébiscité par les jeunes, pour les aider à apprendre leurs poésies en les mettant en images et en sons, ou bien de rappeler des éléments de cours. Nombreuses sont également les remédiatisations de poèmes classiques : ainsi sur la chaîne La Minute de Poésie, l’affichage simultané du mot et de l’image tente de mettre à distance l’effet karaoké du dispositif en recourant à des codes sémiotiques renvoyant au domaine de l’écriture, plume, vieux papier, encre. Quelques chaînes YouTube sont consacrées à la poésie, à l’instar de la playlist « Écriture poétique » de la chaîne ArcheCette chaîne n’existe plus mais la chaîne Un écho dans la nuit en est un équivalent plus récent.↩︎, où le youtubeur se met en scène devant un bureau, sur lequel sont mis en évidence des livres imposants, en l’occurrence des Pléiades, soit l’écrin du canon poétique. On y trouve ainsi le reflet des représentations sociales les plus partagées de la poésie. La grande majorité des vidéos postées sur YouTube relève ainsi de la médiation ou de la remédiatisation de poésies classiques, écrites et livresques, qu’il s’agit de diffuser au plus grand nombre via ce nouveau canal, ou bien de vidéos appelant tout un chacun à devenir à son tour poète par le biais de conseils d’écriture. YouTube est en ce sens, d’abord, le lieu du déploiement audiovisuel d’une littérature désormais intégrée dans un milieu numérique, écosystème où le livre garde une place centrale, mais où l’épitexte se pluralise pour rencontrer des formes nouvelles, ce que le phénomène marketing du book trailer illustre par ailleurs, comme on le verra.
Mais la plateforme s’impose également comme l’un des lieux stratégiques où trouve à se déployer une littérature numérique, entendue comme forme littéraire « qui utilise le dispositif informatique comme médium et met en œuvre une ou plusieurs propriétés spécifiques à ce médium » selon Philippe Bootz (2007) ou encore comme « ensemble des créations qui mettent en tension littérarité et spécificités du support numérique » pour Serge Bouchardon (2014, 75). Elles ne mettent pourtant pas en œuvre une écriture de programme, ni certaines des propriétés considérées comme constituantes de la littérature numérique telle qu’identifiée et répertoriée par l’Electronic Literature Organization (ELO) ou les répertoires comme celui du NT2, en particulier l’hypermédialité. Elles relèvent en ce sens d’une extension de la notion de littérature numérique telle que la réclame Marcello Vitali-Rosati, arguant du fait que le terme de « numérique » se réfère aujourd’hui davantage « à un phénomène culturel qu’aux outils technologiques » (2015). Dans une récente typologie, Leonardo Flores (2019) propose de distinguer trois générations d’œuvres de littérature numérique : la première, des années 1950 jusqu’en 1995, désigne les œuvres d’avant le Web, qui s’appuient sur des supports informatiques (« pre-web experimentation with electronic and digital media »). La deuxième, de 1995 à nos jours, renvoie aux œuvres créées avec des interfaces et des sites Internet dédiés (« innovative works created with custom interfaces and forms »). Enfin, la troisième génération émerge avec l’avènement du Web 2.0 en 2005, et utilise des interfaces et plateformes déjà existantes et grand public (« established interfaces with massive user bases »), comme les blogs ou les réseaux sociaux.
Les sites et blogs ont ouvert aux écrivains des années 1990-2000 un espace neuf à investir pour diffuser et archiver des productions anciennes devenues inaccessibles, ou pour expérimenter formats et genres partiellement informés par les outils employés, en particulier l’ordinateur connecté. Au début des années 2010, les réseaux sociaux ont pris le relais, Instagram concurrençant, là comme ailleurs, l’aïeul Facebook. Au tout début de la décennie 2020, nous assistons à l’éclosion d’une production littéraire et audiovisuelle sur/dans/par YouTube. YouTube devient en effet à la fois média de masse, archive permettant la conservation d’événements littéraires, souvent performanciels, et finalement laboratoireIl s’agit des trois dimensions dans lesquelles se déploie YouTube, selon Pelle Snickars et Patrick Vonderau, dans leur « Introduction » à l’ouvrage The YouTube Reader (2009).↩︎ de création poétique et fictionnelle, inventant une écriture à l’écran – comme on parle d’écriture au plateau. La capsule vidéo sur YouTube prend bien semble-t-il, en ce début des années 2020, le relais du blog des années 2005-2015, où se donnaient à voir volontiers le laboratoire de l’écrivain, son atelier ouvert aux quatre vents, mais également une création native.
De multiples traditions s’y croisent, de l’art vidéo au happening, qui rencontrent les spécificités du support numérique et de sa diffusion par Internet, sur une plateforme devenue quasiment hégémonique tout en prétendant à la transparence et à l’immédiateté.
Dans un état des lieux sur l’accessibilité des poésies numériques
en ligne, le poète Philippe
Castellin constate que l’avènement du Web 2.0, et la
standardisation des formats, a eu pour effet d’étouffer les sites
personnels d’auteurs propres aux années 1990-2000 : « comment
aujourd’hui maintenir et rendre visible un site dédié à la vidéo “en
général” ou même à la vidéo d’art face à l’existence de Vimeo et
Dailymotion ? » (2013). De fait, plutôt que de
contourner les plateformes, nombreux sont les auteurs à s’en être
emparés. YouTube, « à la fois archive, bibliothèque et galerie
multimédia, mais aussi réseau social […] et dispositif
intermédiatique » (Dominguez Leiva 2014, 3), devient un
lieu littéraire en recomposition permanente, ouvrant aux œuvres
mobiles numériques une fenêtre de toute première importance. Nombre
d’auteurs de vidéo-écriture revendiquent en effet YouTube comme un
lieu triple ou comme l’un ou l’autre de ces trois types de lieu : un
laboratoire, où réflexions métalittéraires et créations
s’interpénètrent fréquemment, un gueuloir où faire entendre
la musique des textes, ceux des autres ou les siens propres, et un
déconnoir, parce que l’avantage avec YouTube, c’est que
l’aura de sérieux attachée à l’objet-livre se dissipe en partie. François Bon
propose même un slogan programmatique pour la littérature sur
YouTube : « coder pour déconnerCette vidéo n’est plus disponible. Sur le plaisir de
« déconner » sur YouTube, voir également « SERVICE
DE PRESSE, 43 | PRÈS DU BONNET », françois bon | le
tiers livre, 17 novembre 2017.
↩︎ ».
Par le terme de littéraTube, nous nous proposons de désigner un corpus nouveau et en expansion constante, regroupant les expériences actuelles de vidéo-écriture, qui explorent un pan audiovisuel de la littérature diffusée sur Internet. Qu’il s’agisse de contenus nativement numériques et « youtubéens », c’est-à-dire pensés et créés pour être mis à disposition d’un public d’internautes usagers du site, ou de contenus provenant d’autres médias (télévision, radio, captations) et désormais remédiatisés sur la plateforme. C’est un écosystème littéraire inédit qui se construit ici, interrogeant le statut du littéraire via la mise en place de modalités neuves de publication. La littéraTube revendique une littérarité non exclusivement textocentrée, qui la place au cœur des enjeux contemporains de redéfinition en acte du littéraire par la littérature numérique. Ses capsules vidéo s’inscrivent en effet tout d’abord dans l’élan d’une littérature expérimentale, définie comme « transartistique » par Magali Nachtergael :
L’essor du numérique et des études transmédiatiques pourrait bien être cet élément déterminant qui force à poser le regard ailleurs que sur le seul texte pour considérer un « champ élargi » de la littérature, certes, mais surtout, les forces créatives à l’œuvre dans la littérature contemporaine (2018).
La littéraTube constitue, si l’on précise le propos, un pan important de cette littérature dite contextuelle ou exposée qui, selon David Ruffel, « débord[e] le cadre du livre et le geste d’écriture » (2010b, 62). « Écriture » a ainsi désormais un sens double : le sens étroit reste la production d’un texte écrit avec les technologies traditionnelles de l’écriture, analogiques ou numériques. Le sens large comprend tout processus et acte créatif qui produit un objet sémiotique dans un médium quelconque, contenant ou non des éléments textuels, mais revendiquant – explicitement ou implicitement – un rapport à l’histoire ou à la nature de l’écriture dans le sens étroit : « cinécriture » d’Agnès Varda, ou « caméra-stylo » d’Alexandre Astruc. C’est dans ce sens que nous parlerons également de « vidéo-écriture », où nous considérons que le travail de montage-composition audiovisuel fait partie du processus d’écriture. Les frontières de ce concept élargi d’écriture restent floues et, dans une certaine mesure, arbitraires, dépendant également des manières dont l’auteur-créateur conçoit son travail et dont le lecteur-spectateur le reçoit. La fluctuation de notre terminologie pour désigner les créateurs et les récepteurs reflète la fluidité des frontières et la nature hybride des créations selon la division classique des champs artistiques. Nous utilisons les termes d’« auteur, autrice (de vidéos, de vidéopoésie ou de littéraTube) », de « filmeur, filmeuse », d’« auteur-filmeur, autrice-filmeuse » de « créateur, créatrice (de vidéos) » pour désigner les personnes qui écrivent au moyen de la vidéo publiée sur YouTube, soit en fonction de l’aspect de leur travail en question, soit suivant leurs propres préférences parfois exprimées et expliquéesC’est le cas notamment d’Arnaud de la Cotte qui se désigne en tant que « filmeur » tout au long de ses réflexions dans Le film en « je ». Écrits sur le Journal filmé, 2016-2018 (2018), en référence au travail d’Alain Cavalier et de Joseph Morder, inspirations fondamentales pour sa propre démarche, et à la théorie de Vilém Flusser, qui distingue le « geste filmique » du « geste avec vidéo » (2014).↩︎. Située au croisement des champs, la littéraTube à la fois participe donc du pictorial turn annoncé dès les années 1990 par William Mitchell (1995), et s’approprie l’image et le médium audiovisuel pour les investir et exploiter dans un but littéraire, contribuant au devenir-écriture des images. Les deux mouvements sont inséparables dans ce processus qui profite de la convergence des médias pour explorer de nouveaux champs et modes de création.
Cet ouvrage veut contribuer, à sa modeste échelle, à inscrire l’analyse littéraire de ce pan de la création contemporaine dans un dialogue interdisciplinaire avec les études des dispositifs, des plateformes et de leurs affordances, ainsi que dans le champ en expansion des YouTube Studies jusque-là peu enclin à prendre en compte des corpus de ce type. Et pourtant, comme l’affirme la page Facebook du groupe Vidéo-écritures : « la littérature s’écrit aussi en vidéo sur des chaînes YouTubeVoir aussi le groupe Facebook Littératube | YouTube & littérature née des premières rencontres LittéraTube qui ont eu lieu en mai 2022.↩︎ ».
What else ?
Pourquoi privilégier YouTube… quand Vimeo, quand Dailymotion
offrent également des possibilités de publication et possèdent
d’ailleurs un fonds non négligeable de productions audiovisuelles à
dimension littéraire ? Les chiffresCf. « YouTube : plein de chiffres et de stats
incroyables » (Duffez 2019).↩︎ ne suffiraient pas,
même s’ils flottent presque hors de portée de notre imagination :
chaque minute, plus de 500 heures de vidéo sont téléchargées sur
YouTube, par et pour plus de 2 milliards d’utilisateurs connectés
chaque mois depuis une centaine de pays, qui regardent au total plus
d’un milliard d’heures de vidéo par jour en 2020Données de novembre 2020 selon le YouTube
Official Blog.↩︎…
Les auteurs de littéraTube pourraient par conséquent aspirer à
rencontrer un large public en venant squatter cette immense
iconothèque en ligne. Si le potentiel existe bien, l’examen du nombre
peu élevé d’abonnés et de visionnages des chaînes les plus actives sur
le plan de la création vidéo contraint à modérer cet espoir.
Néanmoins, la force gravitationnelle de YouTube et sa croissance
exponentielle font que tout le monde « y est » déjà : cet espace
numérique audiovisuel caractérisé par la diversité thématique et les
facilités techniques qu’elle offre a permis la naissance d’un réseau
de vidéo-écriture. Si la qualité de l’image y reste inférieure à Vimeo
et que, pour cette raison, nombres d’auteurs travaillent sur les deux
sites en parallèle, la plus grande ouverture de YouTube aux amateurs
expérimentateurs a mieux permis aux auteurs de profiter du potentiel
de la culture participative dont la plateforme est le symbole actuel.
Si YouTube est devenu « l’emblème de la vidéo en ligne » (Louessard et
Farchy 2018, 9), c’est en raison de son orientation
singulière, tournée vers les contenus produits par les utilisateurs
(User-Generated Content) : le « You » de la marque ainsi que
le slogan « Broadcast yourself », tout comme la toute
première vidéo diffusée sur la plateforme, « Me at the zooPubliée le 23 avril 2005.
↩︎ », montrent que « YouTube s’est
initialement axé vers les contenus et les pratiques amateurs » (Louessard et
Farchy 2018, 11). Au partage en ligne de vidéos de toutes
sortes s’est bientôt surimposée une figure spécifique, celle du
youtubeur, soit « tout créateur d’un contenu vidéo original, qui
héberge ses créations sur une plateforme, dans l’optique de les
diffuser au plus grand nombre » (Louessard et Farchy 2018, 14).
Inévitablement, « y être » veut également dire donner des gages au
maillon fort d’un écosystème médiatique hégémonique, contribuer par un
digital labor récupéré illico par l’industrie à
alimenter ses algorithmes aux finalités peu philanthropiques. C’est
aussi accepter que sa création expérimentale cohabite avec des
millions de chatons, de « vomiting scenes » et de défis
adolescentiformes. Grande parataxe des temps postmodernes, YouTube
peut en effet provoquer des accidents d’aiguillage ou autoriser les
zappings les plus incongrus, qui mènent d’un épisode du journal filmé
de Michel
Brosseau aux dix plus beaux buts de Zinédine
Zidane, en passant par un tutoriel permettant de réparer
soi-même une tondeuse à gazon. Gros bazar, hétérotopie numérique,
foire aux images intimes ou spectaculaires : qu’allaient-ils, ces
auteurs, faire dans cette galère ? Entre adoption et dérision, la
frontière s’avère d’ailleurs poreuse, surtout que les auteurs de
littéraTube ne peuvent que produire, à chaque reprise et fût-ce
implicitement, un métadiscours justifiant leur présence dans ce que
François Bon
n’oublie pas de désigner lucidement comme « le supermarché
gigantesqueVoir « ANGOISSE DU SUPER U
ET DE LA COULEUR DE MES DENTS », françois bon | le
tiers livre, 4 mars 2019.
↩︎ ». De fait, les cadres sociaux,
techniques et sémiotiques du dispositif YouTube ont davantage à voir
avec la logique du best-seller, soit une conjugaison du livre comme
média et d’une logique marchande à laquelle précisément certaines
productions littéraires numériques tentent d’échapper. En effet,
l’architexte numérique de YouTube est une « autorité formatante »,
dont la logique de palmarès (classement des vidéos en fonction de leur
notoriété, affichage du nombre de vues et d’abonnés, etc.) entre bien
davantage en écho avec celle qui anime le best-seller qu’avec
l’audience pour le moins limitée des productions expérimentales. Où se
situe alors la littéraTube dans ce paysage en ligne ? Force est de
constater qu’elle n’occupe pas le devant de la scène et qu’elle ne
bénéficie, malgré le média, que d’une position marginale. Se situer
dans une telle économie de la profusion implique des positions de
résistance, mais qui ne sont pas toujours frontales ni
antinomiques.
« On n’écrit jamais que dans des formes, et ces formes, qui ne relèvent pas de l’interaction en situation des acteurs présents, sont précisément le lieu réel du pouvoir », soulignent Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier (2005, 6). Cependant YouTube est aussi une interface. La « chaîne » YouTube fait entrer la vidéo dans un cadre éditorial fortement standardisé. Or ce cadre est également vecteur d’une énonciation spécifique, une « énonciation éditoriale » qui, selon Jeanneret et Souchier, pointe « ce par quoi le texte peut exister matériellement, socialement, culturellement… aux yeux du lecteur » (2005, 6). Si l’objet en question est ici vidéographique, il n’en reste pas moins lui aussi éditorialisé. « L’image d’un contact direct entre l’auteur et le lecteur (qui postule l’absence de médiation sémiotique) » (2005, 7) pour le texte informatisé est une doxa dénoncée comme illusoire par Souchier et Jeanneret. Elle est plus prégnante encore quand il s’agit de contenus vidéo, et utilisée comme argument publicitaire par la plateforme elle-même : « broadcast yourself », le slogan de « YouTube », « votre chaîne », « votre canal », signe un travail d’invisibilisation, jouant du lieu commun selon lequel le réseau, et plus encore la vidéo, autoriserait un contact plus « direct » que l’imprimé ou le support matériel quel qu’il soit, confondant de la sorte facilité de production, de diffusion et d’accès et transparence médiologique. Or il n’en est rien. L’énonciation éditoriale se signale en premier sur la plateforme par une forte identité visuelle : un logo omniprésent, une charte graphique en deux couleurs, une organisation des vignettes invariable, la présence de divers boutons (« j’aime / je n’aime pas », « s’abonner », « partager », etc.), d’informations quantitatives (nombre d’abonnés), l’insertion dans des « catégories », la suggestion de vidéos apparentées, etc. Ce format unique a pour premier effet de produire une indifférenciation : les contenus artistiques ou poétiques, amateurs ou professionnels, sont présentés de la même manière, dans le même cadre éditorial que le tuto beauté ou la vidéo de gaming : ils deviennent des contenus YouTube. Comment les œuvres ici appréhendées négocient-elles avec cette forme ? À propos de la littérature numérique programmée, Alexandra Saemmer avance la nécessité de se pencher sur « les architextes inscrits dans les outils d’écriture », dans la mesure où peu d’auteurs programment leur œuvre d’un bout à l’autre et utilisent des logiciels qui induisent des choix :
Une page ouverte dans un outil d’écriture numérique, qu’il s’agisse d’un traitement de texte comme Word ou d’un logiciel de montage et d’animation comme Director, Flash ou Processing, n’est jamais blanche. Elle est entourée de propositions qui régissent la disposition, la composition et la forme des mots sur la page-écran (2017, 328).
S’agissant de plateformes propriétaires et de médias sociaux comme YouTube, la question se pose de façon plus prégnante encore, au regard des processus de standardisation et d’uniformisation à l’œuvre sur la plateforme qui impose un cadre sémiotique rigide et identique à tous ses contenus. Serge Bouchardon interroge à son tour :
Lorsqu’on s’appuie sur une plateforme de réseau social (comme Facebook) ou de microblogging (comme Twitter) pour créer une œuvre de littérature numérique, propose-t-on uniquement une approche critique détournant ces dispositifs, ou ne court-on pas le risque d’être également complice de la logique commerciale et industrielle de ces plateformes ? Comment les œuvres négocient-elles avec ces propriétés ? Y a-t-il seulement négociation ? Ou adhésion sans recul critique aux promesses de la plateforme ? (2018)
Nombreuses sont les pratiques de vidéo artistiques en ligne qui se
détournent de YouTube pour privilégier des plateformes s’adressant
plus spécifiquement aux créateurs, comme Vimeo. La littéraTube, si
elle se présente « au format » YouTube, est-elle alors toujours une
littérature formatée par la plateforme ? Dans quelle mesure le format
proposé par YouTube peut-il s’accommoder à la littérature – et vice
versa ? Adopter certains codes de la culture numérique pour les
adapter à de nouvelles propositions, voire contrefaire et détourner
certains des emblèmes de la culture YouTube, afin de se situer dans le
gros bidule tout en en déjouant certaines des contraintes : le jeu
avec les codes vaut pour distanciation critique, comme dans ce clip de
Noémi
Lefebvre, innocemment intitulé « Chanson pour tous », et qui
voit l’une des deux têtes du Studio
Doitsu dévoyer la figure de l’amateur s’adonnant à une
cover de Queen ou d’Imagine Dragon, en proposant en réalité
une irrésistible chanson… spinozisteLe titre exact est « Chanson pour
tous : Spinoza », STUDIO
DOITSU, 21 mai 2017.
↩︎. Investir YouTube s’affiche comme
un geste conscient de la disproportion des forces en présence : comme
le résume François Bon,
« on est les petits bouchons qui flottons sur les grosses vagues du
Web« IL FAUT TUER LE MOT
AUTO-ÉDITION », françois bon | le
tiers livre, 5 mars 2019.
↩︎ », cet « océan de sons et
d’images » (Iversen
2009) défiant toute navigation à vue(s). Dès lors,
constatant par exemple que, sur sa page, les recommandations
algorithmiques de la plateforme imposent une sélection de « vidéos
populaires » que l’écrivain qualifie de « trucs nuls à chier », il
reste, faute d’avoir une force de frappe suffisante pour contrer la
puissance de YouTube, à jouer : « on joue contre, on joue
avec« CONSTRUIRE UN
PALAIS FILMÉ DE LITTÉRATURE », françois bon | le
tiers livre, 19 février 2019.
↩︎ ». La littéraTube tenterait donc
d’inventer un tiers lieu, né de l’affrontement de la tradition de
l’art vidéo des Nam June
Paik, Bill Viola,
Vito
Acconci, renouvelée par Eija-Liisa
Ahtila ou Johan
Grimonprez, l’auteur justement d’une « You-Tube-o-thèque »,
et de la vogue de la vidéo amateur de monsieur et madame
tout-le-monde. La littéraTube est intéressante justement là où elle
contourne les conventions récentes mais déjà solides de la
plateforme : là où elle les réinvente tout en s’inspirant d’elles, en
les investissant d’une touche personnelle et d’une vision nourrie par
des pratiques littéraires et artistiques, elles-mêmes (ré)imaginées
pour ce nouveau médium, qui constitue à la fois forme et espace. Ces
petites (ré)inventions, jeux formels et nouvelles manières de penser
l’écriture continuent à affirmer la possibilité d’exister autrement,
d’explorer le hors-mainstream tout en restant dans le même
espace public. On pourrait appeler cela « la longue traîne »
littéraire, pour reprendre le terme de Chris
Anderson (2007) : si la culture majoritaire est
plus expansive et virale dans l’espace numérique, les propositions
alternatives, les formes et auteurs « mineurs » font la richesse de
l’économie culturelle des réseaux.
Nous aurons bien sûr, quand cela sera pertinent, à évoquer telle capsule vidéo déposée sur une plateforme autre que YouTube, ne serait-ce que pour tracer une généalogie indispensable des pratiques vidéo-créatives actuelles. Mais force est de reconnaître que la position privilégiée de YouTube l’a transformé en un vertigineux kaléidoscope dont les auteurs qui constituent notre corpus ont choisi de faire partie. L’appropriation, pilier de la culture numérique, se manifeste de nouveau ici, mais pour quoi faire ? Dans le désordre : pour tenter de décloisonner la production littéraire et la frotter aux pratiques créatives attribuées à cette population des « amateurs » à la croissance exponentielle ; pour échapper aux structures et infrastructures canoniques dont l’accès est jalousement gardé par les pouvoirs culturels institutionnalisés ; pour dialoguer avec le bruissement mondialisé et le relativisme afférent, peut-être synonymes d’une complexité avec laquelle la littérature contemporaine a à faire ; pour confronter la matière textuelle aux sons et aux images qui dominent sans conteste notre quotidien médiatique ; pour expérimenter de nouvelles formes-sens, en lien avec des pratiques issues de l’art contemporain ou du cinéma…
Qu’est-ce que la littéraTube ? donc… Le lecteur chagrin aura beau jeu de dénoncer dans ce titre l’homophonie facile et l’immodestie assumée d’un argument d’autorité gratifiant. Cependant, si la référence à Sartre s’impose, c’est qu’il a précisément pensé, en une réflexion séminale, le débord par le geste littéraire de l’objet-livre. Christophe Fiat, poète-performeur, le rappelle :
Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? conseille aux écrivains d’avoir recours à des méthodes étrangères comme les pièces radiophoniques – j’en ai fait de nombreuses, invité par Blandine Masson sur France Culture – et William S. Burroughs, à la même époque, dans La révolution électronique revendique une littérature faite sur magnétophone afin d’être diffusée dans les rues pour alarmer ou violenter les États qui pour lui sont tous des dictatures dissimulées. Mais aussi Gide, pour qui le théâtre était une manière de sortir du livre (il faudrait comparer la version sotie des Caves du Vatican et sa version théâtre) (2010).
Origines
La littérature au format numérique d’une part, audiovisuel d’autre part, ne s’invente pas avec YouTube. Elle prend la suite de pratiques apparues au XXe siècle, qui se sont développées de façon exponentielle, suivant l’évolution des moyens technologiques d’écriture et d’enregistrement, que l’on réunit parfois sous le terme générique de « littératures technologiques » ou de « littérature expérimentale » : « une littérature fondée sur l’expérimentation d’appareils nouveaux dont l’utilisation entraîne l’expérimentation de nouveaux procédés d’écriture » (Krzywkowski 2010). C’est, dès le début du siècle dernier, vers le phonographe et le cinématographe que certains poètes se tournent, y voyant, à l’instar d’Apollinaire, l’avenir d’une poésie à la recherche d’un « lyrisme tout neuf » :
Il eût été étrange qu’à une époque où l’art populaire par excellence, le cinéma, est un livre d’images, les poètes n’eussent pas essayé de composer des images pour les esprits méditatifs et plus raffinés qui ne se contentent point des imaginations grossières des fabricants de films. […] Ils veulent enfin, un jour, machiner la poésie comme on a machiné le monde. Ils veulent être les premiers à fournir un lyrisme tout neuf à ces nouveaux moyens d’expression qui ajoutent à l’art le mouvement et qui sont le phonographe et le cinéma (1991).
L’écriture cinématographique se traduit chez les poètes des avant-gardes historiques essentiellement par la production de scénariosVoir notamment les travaux de Carole Aurouet (2014), Nadja Cohen (2014) et Christophe Wall-Romana (2015).↩︎ ou de formes textuelles travaillées par les techniques cinématographiques. Ainsi Benjamin Fondane fait-il paraître en 1928 un ouvrage intitulé Trois scenarii – cinépoèmes, avec des photographies de Man Ray (1928). « Scénarii intournables », les trois poèmes empruntent leurs modalités d’écriture au scénario, proposant une succession de plans décrits de façon objective, à l’aide d’une syntaxe réduite à un style télégraphique, privilégiant la notation descriptive et les images fulgurantes à la « stase lyrique » (Murzilli 2017). Le cinépoème reste ici dans l’écrit, sur la page, un « scénario-poème » dont le film se déroule dans l’imagination du lecteur. Il relève de ce que Christophe Wall-Romana nomme « cinégraphie », désignant, dans la « cinépoésie », la « présence sous-jacente mais active d’aspects cinématographiques dans la matérialité de la page et dans la préhension générale de l’écriture par l’écrivain » (Wall-Romana 2007). Il en va autrement des collaborations comme celles de Desnos et Man Ray en 1928 (pour l’Étoile de mer : un poème de Robert Desnos tel que l’a vu Man Ray), ou encore des essais de Jean Epstein ou Germaine DulacChristophe Wall-Romana cite par exemple La belle dame sans merci (1921) de Germaine Dulac.↩︎ qui témoignent d’une volonté de suturer l’écrit et l’image, mais aussi de composer un texte qui relève d’une écriture d’écran. Le tropisme cinématographique de la seconde moitié du XXe siècle connait le même partage dans le champ poétique, entre les formes textuelles et livresques influencées par le cinéma, et les formes – souvent poétiques – dont l’écriture se fait à l’écran. De l’Anémic cinéma de Marcel Duchamp, montrant des contrepèteries inscrites en spirales sur des disques tournants, au « film noir » de Peter Rose, où seuls subsistent des sous-titres qui s’autonomisent pour occuper l’écran et se décomposer en un poème phonético-visuel (Secondary Currents, 1983), en passant par les expérimentations lettristes, mais aussi des films pionniers de l’animation comme ceux de Len Lye (Trade tattoo, 1937) ou de Paul Sharits (Word Movie (Fluxfilm 29), 1966), uniquement composé de mots en capitales épaisses sur fond blanc apparaissant et disparaissant à un rythme très rapide (sur le mode du flicker film ou « film de clignotement ») autour d’une lettre centrale, le cinéma d’animation expérimental comporte des antécédents de ce que Pierre Alferi propose de nommer « cinépoème ». S’y donne à voir une écriture en mouvement, mettant le mot écrit au centre du film pour le traiter comme une image. L’espace réaliste figuré, comparé par Alferi à la fenêtre albertienne du tableau, doit à son tour s’aplanir pour se faire espace graphique grâce au procédé du « film direct » : la pellicule même devient support, et l’écran une surface. Il s’agit d’y puiser les modalités d’une « écriture cinématique » (Alferi 2002b). Ni subordination ni transposition d’un système à un autre, la relation qui s’envisage ici est d’ordre transmédial. Le cinéma est pensé comme un outil d’écriture, au sens matériel du terme : « Il s’agit […] d’animer des mots, de les faire circuler sur l’écran, avec ou sans images, et donc de prolonger par transcription l’écriture comme pratique matérielle » (Trudel et Alferi 2013). Au cours des années 1960, d’autres poètes expérimentaux se tournent vers le cinéma, à l’instar du poète visuel Jean-François Bory, qui réalise Saga en 1968, film tourné en 16 mm, s’attardant sur des lettres en trois dimensions : « Alors que le cinéma semble toujours voué à l’humanisme, à l’anthropomorphisme, je me suis efforcé dans mon film de ne représenter qu’un langage avec des lettres en trois dimensions » (Bory 1968).
Les cinépoèmes relèvent d’une recherche de poursuite de l’écriture par d’autres moyens, expansée dans et hors du livre (Alferi 2002a). Dans un texte publié dans Action Poétique, « Qu’est-ce qu’un cinépoème ? » (2010), Alferi en conceptualise la forme. Expliquant avoir forgé le terme en 2000, il relie sa naissance à « une question esthétique et technique : existe-t-il une écriture cinématique, c’est-à-dire une façon d’inscrire les mots et d’en rythmer la lecture qui appartienne au cinéma et à nul autre médium ? » (2010, 20). S’en déduisent, selon le poète, des caractéristiques formelles précises :
Les caractéristiques de cette forme se déduisent de sa définition : temps compté de l’apparition et de la disparition des mots, film direct – sans prise de vue –, texte seul et refus des expédients illustratifs que seraient les images et les voix (2010).
Poésie « technologique », les cinépoèmes ne cèdent ni à la fascination pour le cinéma comme art ni à celle de la technologie. Forme simple d’inscription rythmée, la cinécriture poursuit le travail d’écriture de façon éminemment matérielle, recherchant dans l’animation une prosodie c’est-à-dire « non un code, mais l’ensemble virtuel de toutes les mises en rythme concertées du langage rendues sensibles par symétries, césures, répétitions » (Alferi 1993).
Les premières tentatives de vidéopoèmes dans les années 1960 sont le fait de poètes dont les problématiques rencontrent celles de la poésie concrète. Tablant sur la mise à distance de l’ornement ou de l’expressivité typographique au profit d’une neutralité mettant en avant l’être physique du mot, ces écritures animées mettent en œuvre une réflexion sur les relations de l’espace, du temps et du mouvement. Le premier vidéopoème du poète concret portugais E. M. de Melo e Castro, « Roda Lume » (1968), a ainsi recours à l’animation image par image. Le visuel est en noir et blanc, constitué de mots, pictogrammes et formes géométriques dessinés à la main pour présenter des lettres et signes non verbaux, en blanc sur fond noir et vice versa, s’animant selon des rythmes hétérogènes :
At first sight the aesthetic values present in video are the intimate relation of space and time, the rhythm of movement and the changing colours, all pointing to a poetics of transformation and to a grammar of integration of verbal and non verbal signs. All these features contribute to a different and perhaps new meaning of reading« À première vue, les valeurs esthétiques présentes dans la vidéo sont la relation intime entre l’espace et le temps, le rythme du mouvement et les couleurs changeantes, le tout indiquant une poétique de la transformation et une grammaire d’intégration des signes verbaux et non verbaux. Toutes ces caractéristiques contribuent à donner un sens différent et peut-être nouveau à la lecture » (notre traduction).↩︎ (Melo e Castro 2007).
La piste son contient une improvisation réalisée par l’auteur, une lecture phonétique des images. Montrée à la télévision portugaise en 1969, la vidéo fait scandale et est détruite, avant d’être reconstituée en 1986 avec une nouvelle bande-son.
La diffusion et la démocratisation de moyens de filmage direct au cours des années 1960 ainsi que la possibilité donnée pour tout un chacun de produire ses propres images sont d’abord surtout investies par les artistes visuels ainsi que par les artistes de la performance. À partir de 1965 et de la diffusion du Portapak de Sony, de nombreux artistes s’emparent de cet outil pour prolonger et transformer les expérimentations liées à l’image mouvement et au montage, d’abord reliés au cinéma, ou documenter des performances (Delpeux 2010). Observant l’usage de la vidéo dans la sphère des arts plastiques, Philippe Dubois relève deux genres dominants, le « mode plastique » et le « mode documentaire », qui tous deux relativisent le modèle narratif issu du cinéma et laissent place à la recherche « au point de finir par générer une sorte de “langage vidéographique” » (Dubois 1995), mise en relation ou tension avec du texte inscrit ou dit, et parfois avec de la musique.
Les premiers travaillent dans le prolongement de la poésie concrète à l’animation de textes par la vidéo : c’est ce que Tom Konyves identifie dans la catégorie des « kinetic texts » comme « the prototype of a videopoem ». Outre Melo e Castro, le poète visuel américain Richard Kostelanetz réalise des vidéopoèmes de cet ordre à partir de 1979. Découvrant, comme l’explique Jacques Donguy, « les possibilités technologiques et artistiques du générateur de caractères » (2007) utilisé pour indiquer les crédits dans les génériques des émissions de télévision, il réalise en 1981 « Partitions », « Kinetic writings » en 1988, puis « Video Strings » en 1989 à l’aide de cette technique. En France, un poète de l’avant-garde littéraire hongroise, Paul Nagy, filme du texte sur différents supports dès 1980, dans « Sécuritexte ». Puis en 1985, suite à la rencontre d’un jeune cinéaste hongrois, András Dávid, il crée son premier « vidéotexte » sur le mode d’un « vidéoclip littéraire » (Nagy 2007). « Métro-police », d’une durée de 13 minutes, résulte du filmage en gros plan d’un poème d’abord plastique, composition de plomb évoquant les gratte-ciels de New York, datée de 1976 et présentée en 1980 par Jérôme Peignot lors de l’exposition à la Fondation nationale des Arts graphiques et plastiques :
De tous ceux exposés ici, Paul Nagy est le seul qui, intervenant entre le travail de l’imprimeur et le poème, ait songé à user de caractères comme support à un texte et aussi à une architecture : une maquette en… plomb évoquant une vue rasante sur les gratte-ciels de New York. Cette composition intitulée par allusion au caractère Métro, Métro-Police – il faut, pour apprécier tout le sel du titre, se souvenir que les caractères d’imprimerie se vendaient en « police » – est aussi le moment d’un retournement du sens sur soiCité par Paul Nagy (2007).↩︎.
Il crée en 1987 la première revue littéraire et artistique sur cassette VHS, en hongrois, p’ART, dans le but de « créer un mouvement qui favoriserait la création originale d’œuvres électroniques susceptibles d’être diffusées par vidéo » (2007).
L’usage de l’image filmée au quotidien, représentative d’un versant plus documentaire de la vidéo, ou trouvée et montée, est parfois présent chez les mêmes créateurs. Chez Richard Kostelanetz, l’animation syntaxique et sémantique pure est remplacée par l’intégration d’images et de sons dans « Épiphanies », montage vidéo de quatre heures (1981-1993), alliant prise de vues d’une réalité banale et histoires lues par des voix hétérogènes sans lien apparent autre que leur « qualité épiphanique », au sens joycien du terme. La réflexion de Richard Kostelanetz sur le média vidéo se fonde sur la position du récepteur, en opposition avec celle du spectateur de cinéma : qualifiant ses travaux de « vidéo littéraire », il explique ainsi que
le médium vidéo est plus proche du livre que du cinéma, parce que l’écran du moniteur est petit et sa perception partielle comme la page imprimée, plutôt que grand et enveloppant comme l’écran de cinéma. Et la vidéo littéraire est d’habitude lue comme un livre, par de petits groupes ou seul. La télévision est un mass médium. La vidéo est un médium privéWordsand, 1975, cité par Jacques Donguy (2007, 304).↩︎.
Le poète canadien Tom Konyves développe également, à partir de 1978, une œuvre de vidéopoésie fondée sur l’association d’images filmées ou trouvées, de texte inscrit ou proféré et de sons ou de musique. Le premier d’entre eux, « Sympathies of War », d’une durée de 10 minutes, associe la profération d’un poème contenant une série d’interjections (« STOP ») criées, murmurées ou soupirées à laquelle s’associent des images présentant des panneaux d’interdiction et le profil du poète performeur. Par la suite, le poète expérimente la forme vidéopoétique en variant les modes d’intrication du texte et de l’image, texte tour à tour dit, inscrit en surimpression sur l’image, ou inclus dans celle-ci comme dans « Sign language » (1985), montrant un assemblage de graffitis filmés dans Vancouver, « exploring the urban psyche, comic, anarchic, at times tragic« explorant la psyché urbaine, comique, anarchique et parfois tragique » (notre traduction).↩︎ ». Le poète écrit en 2011 un manifeste, Videopoetry : a manifesto, dans lequel il en définit les traits et grandes orientations :
Videopoetry is a genre of poetry displayed on a screen, distinguished by its time-based, poetic juxtaposition of images with text and sound. In the measured blending of these three elements, it produces in the viewer the realization of a poetic experience. Presented as a multimedia object of a fixed duration, the principal function of a videopoem is to demonstrate the process of thought and the simultaneity of experience, expressed in words – visible and/or audible – whose meaning is blended with, but not illustrated by, the images and the soundtrack« La vidéopoésie est un genre de poésie présenté sur un écran, qui se distingue par la juxtaposition poétique et temporelle d’images, de textes et de sons. Par le mélange mesuré de ces trois éléments, elle produit chez le spectateur une expérience poétique. Se présentant comme un objet multimédia d’une durée fixe, la fonction principale d’un vidéopoème est de manifester le processus de la pensée et la simultanéité de l’expérience, exprimés par des mots - visibles et/ou audibles - dont le sens se mêle aux images et à la bande sonore, sans les illustrer » (notre traduction).↩︎ (2011).
En France, les travaux en vidéopoésie sont relayés plus tardivement et se développent essentiellement grâce aux possibilités du numérique. Là où l’animation textuelle semble trouver ses développements principaux dans la poésie numérique animée, de nombreuses propositions de vidéopoèmes voient le jour au début des années 2000, dans le giron des poésies expérimentales dont les acteurs s’aventurent sur d’autres supports, et sont diffusées sur CD-ROM ou DVD, par exemple via la revue DOC(K)S, qui commence à inclure des DVD-ROM de vidéopoèmes à partir de 2003Dans les numéros 3.29/30/31/32/33, ACTION_DOC(K)S.↩︎, ou encore les éditions dédiées comme la collection Son@rt, dirigée par Jacques Donguy, qui publie des CD et CD-ROM depuis 1998. Giney Ayme inaugure en 2003 la collection « Les Points sur les i », associée aux éditions Incidences, qui compte vingt-et-un DVD.
Ces formes impliquent une modification de l’approche critique traditionnelle en littérature : à une approche strictement littéraire, linguistique et rhétorique se substitue une approche qui intègre les composantes visuelles et matérielles, intermédiales, donc sémiotiques et pragmatiques de l’œuvre. Les noms mêmes que l’on donne à ces objets, « cinépoème », « vidéopoème », « poème sonore », indexent cette propriété et appellent une approche que l’on qualifiera avec Jean-Pierre Bobillot de « médiopoétique » (2017, 24), qui intègre le média à une poétique. Ils nous amènent à envisager la relation entre littérature et arts « non plus dans le cadre artistique et esthétique de la littérature et du cinéma » (2017, 287), de la musique ou de l’art vidéo mais bien, comme le souligne Nancy Murzilli, « dans le cadre sémiotique et anthropologique du verbal et du visuel » (2017, 287). Cet angle d’approche est celui-là même que demandent les pratiques de littératures dites « technologiques » ou « expérimentales » : pas plus que la poésie sonore, qui use des possibilités techniques du magnétophone et de l’appareillage électro-acoustique, ne s’envisage comme une fusion ou une mise en relation de la poésie et de la musique, le cinépoème ne s’appréhende comme une fusion de la poésie et du cinéma comme art, et le vidéopoème comme fusion de deux arts distincts. Ces œuvres d’écritures sonores, de cinécritures ou encore de vidéo-écritures relèvent ainsi de formes véritablement mixtes. Jean-Pierre Balpe, dans une réflexion sur les « Écrits d’écran », critique ainsi les formes indûment nommées « poésie vidéo » qui ne sont en réalité que des lectures filmées, suggérant que la poésie vidéo devrait
travailler le rapport au langage vidéo, ET, de façon indissoluble, à l’approche poétique de la langue, créant ainsi un travail linguistique qui lui serait propre et ne pourrait être réalisé autrement que dans la jonction des possibilités techniques qu’offrent ces deux outils spécifiques d’expression créant ainsi un domaine résolument nouveau (2008, 137).
Ces poèmes au format audiovisuel, à la diffusion confidentielle, se retrouvent, pour certains, remédiés, sur les plateformes de partage vidéo, comme VimeoPierre Alferi y donne à voir certains de ses cinépoèmes, dont plusieurs inédits, réalisés après la parution du DVD, Jérôme Game y publie ses vidéopoèmes.↩︎ ou YouTube, alors utilisé comme archive ou moyen de remise en circulation et en accessibilité d’œuvres rendues difficilement trouvables, voire parfois illisibles en raison de l’obsolescence des supports et des formatsC’est par exemple le cas de Giney Ayme dont certains vidéopoèmes initialement publiés dans la collection « Les Points sur les i » sont désormais accessibles sur sa chaîne YouTube.↩︎ (notamment des DVD-ROM). Les œuvres de vidéolittérature diffusées sur YouTube ou nativement youtubéennes sont quant à elles inégalement tributaires de ces précédents historiques. Certaines sont le fait de poètes expérimentaux issus d’une tradition d’avant-garde, là où d’autres ignorent cette histoire, la découvrent a posteriori ou y substituent une pratique antérieure personnelle différemment ancrée. Toute une génération de blogueurs « canal historique » se retrouve en effet sur YouTube pour y prolonger, mais avec d’autres moyens et de nouvelles formes, un travail iconotextuel très largement définitoire de leurs premières expériences de création littéraire nativement numérique. Opérateurs parmi les plus marquants de cette « photolittérature » naguère définie par Jean-Pierre Montier :
Le concept « photolittérature » désignera l’ensemble des conjonctions qui, des années 1840 à aujourd’hui, ont noué la production littéraire avec l’image photographique, les processus de fabrication spécifiques qui la caractérisent et les valeurs (sémiotiques, esthétiques, etc.) qu’elle infère. Il s’agit matériellement de productions éditoriales illustrées de photographies, mais aussi d’œuvres dans lesquelles le procédé et l’imaginaire qui lui est associé (l’exploitation de l’idée de « révélation », la rhétorique de l’inversion en positif/négatif, ou noir/blanc, ou bien encore la décomposition de descriptions en équivalents d’instantanés, etc.) jouent un rôle structurant (2015, 20‑21).
Devenue « pixelittérature » (Bonnet 2020) avec l’avènement du numérique comme langage commun aux outils et aux usagers, elle aura préparé les auteurs Web ou « écranvains » à appréhender YouTube comme cet espace d’expression où de nouveau faire entrer en collision textes et images, tout en ouvrant leur pratique à de nouveaux questionnements, liés par exemple au sens même du montage ou à la gestion de la voix off.
Dans tous les cas, l’écosystème que nous voulons nommer dans cet ouvrage littéraTube implique non seulement un média de production et une écriture technologique mixte, mais également la diffusion sur le Web au sein d’une plateforme communicationnelle : en ce sens, la littéraTube s’inscrit aussi dans l’histoire de la diffusion de la littérature hors du livre, à la radio, à la télévision, et participe des « arts médiatiques », ces « diverses formes de création artistique utilisant les technologies de la communication » (Poissant 1995, 1:1). C’est bien la conjugaison de techniques de vidéo-écriture et d’un mode de diffusion qui en signe la singularité.
Note du collectif éditorial
Chacune des chaînes et des vidéos citées dans cet ouvrage est accompagnée d’un lien permettant aux lecteurs et lectrices de la visualiser en contexte sur la plateforme YouTube. Cependant, il est possible que certaines chaînes et vidéos ne soient plus accessibles en ligne. Lorsque cela était déjà le cas au moment de la publication, nous l’avons précisé dans le texte.
Pour assurer au lectorat un accès pérenne aux sources, l’accord nous a été donné par des créateurs et créatrices d’héberger une sélection de vidéos sur la plateforme Nakala développée par Huma-Num. Dans la mesure du possible, toutes les données présentes sur YouTube ont été conservées à l’identique (titres, descriptifs, dates de publication…).