Conclusion
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Christine Develotte, « Conclusion », Fabrique de
l’interaction parmi les écrans : formes de présences en recherche et en
formation (édition augmentée), Les Ateliers de [sens
public], Montréal, 2021, isbn:978-2-924925-13-3, http://ateliers.sens-public.org/fabrique-de-l-interaction-parmi-les-ecrans/conclusion.html.
version:0, 15/06/2021
Creative
Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)
Cet ouvrage constitue la première publication des résultats de nos recherches effectuées collectivement entre 2016 et 2020.
Cette partie conclusive vise à porter un regard sur le fond du travail réalisé et sur sa forme expérientielle à la fois collective, réflexive et ouverte.
Le travail mené détient sans nul doute un aspect militant. Il est en soi un manifeste épistémologique, qui établit, dans ce moment techno-historique, l’interdisciplinarité et le métissage des méthodologies comme incontournables, la force du groupe comme centrale dans le processus de recherche convoquant des disciplines et des cultures (technologiques) différentes, et la science ouverte par le truchement d’une éditorialisation numérique comme mode de valorisation scientifique de prédilection.
Repartant des deux objectifs de départ de cet ouvrage, il paraît intéressant de préciser comment nous les avons réalisés, et comment, en cours de chemin, d’autres perspectives sont apparues.
L’étude des interactions en situation polyartefactée
Du point de vue scientifique, le premier objectif de la recherche, tel que formulé à la fin du recueil des données, était le suivant :
Étudier, de façon empirique, ce que la téléprésence fait à un séminaire doctoral, quels impacts elle a sur les participants et sur la dynamique des échanges qui s’y déroulent (Develotte 2018, 171).
Cette formulation très large cherchait à laisser libre cours aux chercheur·e·s dans la détermination des aspects qu’ils et elles jugeaient pertinents d’étudier. Le dispositif de recueil des données a d’ailleurs été conçu en fonction de regards scientifiques ancrés dans des approches différentes, cette pluridisciplinarité scientifique conduisant à privilégier l’élaboration d’un protocole de recueil des données permettant une démarche qualitative en sciences humaines et sociales.
Des alliances théoriques et méthodologiques se sont imposées lors des analyses, au vu de la complexité du dispositif mis en place et de la multimodalité des données recueillies. Ainsi, l’étude de la corporéité a combiné phénoménologie et psychologie dans une analyse à la croisée de l’ethnographie visuelle, de l’analyse multimodale des interactions et de l’analyse phénoménologique ; les analyses portant sur l’attention ont mêlé phénoménologie et sciences de la communication dans une analyse multimodale ; ou encore l’analyse de l’habituation (bugs et ratés) a procédé à une analyse ethnométhodologique et fait appel à la phénoménologie, la psychologie et l’anthropologie (intelligence collective). L’étude de la politesse a combiné, dans une approche éthologique et multimodale, la microsociologie goffmanienne et l’analyse du discours en interaction avec la biologie évolutive.
Cette hétérogénéité disciplinaire est visible dans la bibliographie générale puisque parmi les 112 auteur·rice·s convoqués dans les différents chapitres, moins de 20 % sont associés aux sciences du langage, 21 % sont dans les domaines sociologique et anthropologique, 20 % sont en psychologie et en communication, 27 % en philosophie et en éducation, et environ 12 % relèvent d’autres disciplines (design, interactions Homme-machine, biologie, marketing ou même danse).
Pour appréhender les spécificités interactionnelles générées dans le cadre de la situation complexe étudiée ici, ce sont donc des métissages conceptuels et méthodologiques issus des sciences humaines et sociales qui ont été privilégiés.
Sur cette base, les analyses effectuées sur différents aspects de ce séminaire ont permis de théoriser les états de la médiation (immédiation, démédiation, remédiation) et les rôles joués par les participant·e·s tour à tour sentinelles, procurateur·rice·s et témoinsCf. chapitre « Intercorporéité artefactée, entre réification et personnification ».↩︎. Sur le plan des spécificités interactionnelles, l’opposition entre les termes d’adresse artefactuels et personnels a été relevée et une proposition de maximes conversationnelles a vu le jourCf. chapitre « Ménager les faces par écran : vers de nouvelles règles de politesse ».↩︎. La présence artefactuelle subie ou appropriée a été étudiée en termes de sur-ratification, hyper-exposition ou hypo-expositionCf. chapitre « Autonomie et présence artefactuelle dans un séminaire hybride polyartefacté ».↩︎. L’entrée par les chorégraphies attentionnelles a permis de pointer l’émergence de co-affordances attentionnelles en contexte polyartefactéCf. chapitre « Affordances attentionnelles dans un séminaire instrumenté ».↩︎.
Vers une science ouverte
Le second objectif consistait à inscrire ces recherches dans une science ouverte, c’est pourquoi l’éditorialisation numérique nous est apparue comme une solution qui nous permettrait d’ouvrir nos données pour les mettre à la disposition de la communauté scientifique. Lors de cette première étape de l’exploitation de nos données, en nous centrant sur les phénomènes les plus étonnants ou remarquables, nous n’avons exploité qu’une infime quantité de données recueillies. Le fait d’ouvrir le corpus à la communauté scientifique peut donner l’occasion à d’autres de les exploiter dans des dimensions différentes des nôtres et qui viendraient nous nourrir.
La nécessité d’une édition numérique s’est imposée en cours de projet, lorsqu’il est apparu qu’une édition papier ne rendrait compte des analyses que de manière trop réductrice. Dès lors, les chercheur·e·s ont été confronté·e·s au besoin de développer des compétences nouvelles, au-delà de la simple sélection des extraits pertinents, et de la création d’une capsule vidéo, pour aller vers une annotation de ces capsules, dans un format compatible avec l’édition numérique. Le besoin de nouveaux métiers se fait ainsi sentir, pour compléter le travail des chercheur·e·s par des savoirs informatiques, documentaires et techniques. Les chercheur·e·s en sciences humaines et sociales sont eux·elles-mêmes amené·e·s à enrichir leur palette de compétences nouvelles, qui peuvent être issues du groupe, montrant là encore sa valeur ajoutée.
C’est ainsi que s’ouvrent de nouvelles perspectives pour des recherches futures, autour de la multimodalité des données. En effet, l’éditorialisation numérique constitue un nouveau défi pour la définition d’un format d’analyse des interactions par écran qui puisse rendre compte de la complexité de ces interactions multimodales, impliquant des espaces différents (à Lyon et ailleurs). Ce format concerne à la fois le regard même que le·la chercheur·e porte sur les données, et ce qu’il·elle souhaite montrer aux lecteur·rice·s en fonction des normes d’une publication numérique.
Au-delà de ces deux objectifs, la forme expérientielle de la recherche à la fois collective, réflexive et ouverte s’est imposée comme centrale et mérite d’être explicitée.
Une expérience réflexive collective
La dimension collective du projet apparaît en effet fondamentale dans l’expérience scientifique qui a été menée. La démarche réflexive a été assumée en groupe et c’est parce qu’une confiance existait entre les participant·e·s qu’ils et elles ont accepté de coopérer à une entreprise visant à développer une intelligence collective à partir des compétences individuelles. Tous et toutes ont été invité·e·s à faire des recherches sur plusieurs chapitres, se forgeant ainsi une vision globale de l’ensemble. La relecture et l’amélioration des premières versions ont été réalisées en groupe de façon à rassembler toute la complexité des points de vue liés à un même aspect étudié. Ainsi, le projet a fédéré les énergies dans un but commun dont le résultat détient plus de valeur pour le groupe que pour le·la chercheur·e individuel·le.
Dans les lignes qui suivent, nous allons revenir sur cette dimension réflexive qui constitue la spécificité de ce travail et sur ses implications pour la recherche et pour les différent·e·s participant·e·s.
L’éthologie réflexive nous a conduit à travailler sur et avec des personnes qui partageaient la même situation que nous et la même ambition d’analyse des comportements. La posture de chercheur·e de chacune des personnes participant aux entretiens leur a permis de formuler des réponses poussées et détaillées aux questions de l’intervieweur·se, de façon à fournir suffisamment de matériels pour l’analyse ; chacun·e pouvait avoir en tête que ses propres réponses serviraient non seulement à compléter son propre recueil de données et donc ses propres analyses, mais aussi celles du groupe tout entier. Ce partage des ressentis et de l’expérience vécue ensemble a eu un effet de consolidation des liens socioaffectifs dans le groupe, comme si nous avions survécu ensemble à une même épreuve : le processus scientifique plus que le séminaire en lui-même !
Cette démarche scientifique choisie a amené les chercheur·e·s à travailler sur des vidéos dans lesquelles ils·elles figurent eux·elles-mêmes, avec un effet de « science dont vous êtes le héros ». Dès lors, la stratégie adoptée dans les chapitres de cet ouvrage a été plutôt l’évitement, au sens où les chercheur·e·s n’ont pas analysé leurs propres paroles ou gestes, mais ceux de leurs collègues chercheur·e·s (collaborant d’ailleurs parfois sur un même chapitre). Le·la chercheur·e est ainsi confronté·e à l’étrangeté de se voir dans les écrits des autres, avec des effets dérangeants d’intrusion. Cette étrangeté repose notamment sur la tentation de donner sa propre interprétation de l’extrait, et sur la dépossession, en tant que chercheur·e, d’une analyse qu’on imaginerait pouvoir mener soi-mêmeMême si l’on peut convenir que l’analyse vient apporter une interprétation complémentaire à l’interprétation en première personne, en prenant en compte des réalités qui ont échappé à la personne observée.↩︎.
On peut s’arrêter un instant sur les difficultés spécifiques qu’induit l’analyse du groupe auquel on appartient, par ce même groupe.
L’effort consenti dans les analyses pour désubjectiviser les comportements observés a comme conséquence de les déshumaniser, de les réifier en quelque sorte. C’est donc créer un type de frustration particulier pour le·la chercheur·e-participant·e étudié·e qui est mis·e en position de devoir accepter, à la lecture, de voir ses réactions et comportements « réduits » aux seuls critères d’analyse retenus. Comme le notait Pierre Bourdieu :
Le souci de maintenir l’analyse aussi près que possible de la « réalité concrète » (…) peut conduire à manquer une réalité qui échappe à l’intuition immédiate parce qu’elle réside dans des structures qui sont transcendantes à l’interaction qu’elles informent (1992, 119‑20).
C’est ainsi une expérience inédite pour le·la chercheur·e que de prendre la mesure de tout ce qui est passé sous silence lorsqu’est mis en lumière un aspect particulier qui ne prend pas en compte, par exemple, l’histoire des relations interpersonnelles et leur intertexte.
Parmi les surprises survenues, lors des analyses, dans l’après-coup des tournages donc, figure le fait de réaliser à quel point il est difficile de « prendre la place de l’autre » en en saisissant les différentes contraintes ou en se rendant compte rétrospectivement à quel point l’un·e ou l’autre voyait ou entendait mal et à quel point on a pu manquer d’empathie au tout début du séminaire. L’une des participantes n’avait pas compris que son image pourrait être décortiquée et ne s’est pas préparée physiquement en conséquence (habillée, maquillée, coiffée). Filmée à domicile, elle se sentait « chez elle » et c’est ainsi une souffrance répétée que de voir son image projetée à l’écran sous un jour qui n’est pas celui qu’elle assume publiquement. On voit dans cet exemple que, lors de cette première phase du recueil de données dans le séminaire, cette participante se percevait avant tout comme « chercheure participant à un séminaire » et pas encore comme « chercheure qui produit une analyse de type éthologie réflexive », cette seconde posture d’analyste n’étant pas encore acquise.
Ainsi, si les chercheur·e·s « donnent leur corps à la science », en quelque sorte, ils et elles opèrent aussi un lâcher-prise en faisant confiance à leurs pairs pour analyser l’interaction à leur place. Ceci d’autant plus que les analyses pointent souvent les dysfonctionnements et des situations dans lesquelles le·la participant·e-chercheur·e n’est pas forcément à son avantage. C’est dans cette optique que l’ouverture du corpus se fait sous certaines conditions et que les noms de famille ne sont pas utilisés (à l’inverse, les prénoms n’ont pas été modifiés car cela nous est apparu comme trop artificiel). La publication future sur la plateforme des Ateliers de [sens public] associée à l’outil d’annotation Hypothes.is ne fait qu’accentuer ces aspects puisque, sur cette plateforme, les écrits seront ouverts aux commentaires de la communauté scientifique dans son ensemble.
En effet, l’ouverture des données et des analyses publiées font que l’image de soi est exposée à l’extérieur du groupe, c’est-à-dire en contraste avec la forme de communication assez confidentielle qui est propre au séminaire, traditionnellement espace clos et impénétrable par un·e non-participant·e. Si les règles de conversation y suivent un format préétabli, elles sont aussi co-construites et forgées par l’habitude. Tout n’y est pas forcément de l’ordre du « montrable », or ici on accepte de montrer « les coulisses » de la recherche, les chercheur·e·s aux prises avec la construction même de cette recherche et l’élaboration des protocoles, des dispositifs techniques et théoriques, dévoilant tous les comportements et les interactions qui précèdent la réalisation du produit fini qu’il soit article ou ouvrage.
La mise en danger de soi-même dans cette entreprise vient du fait que l’on a choisi de recueillir des données lors de la prise en main par le groupe de nouveaux outils de communication. Cette phase d’appropriation comporte nécessairement des errements, des ratés qui viennent perturber la tenue « normale » du séminaire, en plus des habituels tâtonnements inhérents à tout processus de recherche. Par ailleurs, tou·te·s les participant·e·s ne sont pas au même niveau dans les connaissances techniques liées aux artefacts et ces différences inter-membres viennent modifier la hiérarchie habituelle associée au seul savoir scientifique.
Ainsi, si l’éditorialisation numérique ouvre de nouveaux horizons qui laissent envisager que des données complexes soient possibles à partager avec la communauté scientifique, en open science, la question du degré d’ouverture qu’on est à même de supporter en fin d’expérience reste entière. À l’ère de l’exposition de soi, jusqu’où, en tant que chercheur·e·s, est-il possible d’aller ? Cette exploration des limites devient partie intégrante du processus de recherche dans le contexte d’un cheminement vers des formats scientifiques ouverts, avec des frontières à prévoir au sein de protocoles d’ouverture et d’anonymisation des données à inventer, en prenant en compte les mésusages possibles.
L’ensemble du processus permet d’expérimenter les deux positions : d’une part la difficulté qu’il y a à mettre une personne en visibilité si elle ne l’a pas demandé (par exemple les conférencier·e·s), et d’autre part l’expérience sur soi-même de la mise en observation de soi dans un but scientifique.
Le séminaire comme situation heuristique
Si l’on s’arrête sur la dimension éducative de ce projet de recherche mené en groupe, on peut penser que la forme même du séminaire peut être heuristique. En effet, la matrice (ou nurturing matrix, Kern et Develotte 2018) mise en place, incluant des dimensions technologiques et humaines, porte en elle-même une zone proximale d’apprentissage aussi bien au niveau scientifique que techniqueCf. chapitre « Former à la recherche dans un séminaire doctoral polyartefacté ».↩︎. Cette matrice est nourrie par ailleurs de la régularité des rencontres et de l’attention portée au travail des autres par chacun·e, mettant les dimensions socioaffectives des relations interindividuelles au cœur du dispositif.
On voit alors se dessiner dans ce contexte un sentiment d’efficacité (Bandura 2003) non plus personnel mais distribué, collectif, systémique et processuelCf. chapitre « Bugs numériques et ratés interactionnels au service d’une intelligence collective ».↩︎ qu’il serait intéressant d’étudier plus précisément.
Du point de vue de la formation doctorale, le projet contribue à une nouvelle appréhension du superviseur comme témoin, telle que formulée par Bacon et Midgelow (2019) dans le cadre du projet « Artistic Doctorates in Europe » (ADIE 2016-2019). L’expérience de formation relatée par ces auteur·rice·s s’appuie, comme la nôtre, sur le travail collectif et le Peer-to-Peer Feedback Chain (boucle de feedback entre pairs) de même que sur le processus créatif partant de soi et de son auto-ethnographie – « Trouver moyen pour le praticien/scientifique (y compris Soi-même) d’“articuler quelque chose” au sujet et à partir du processus créatif en utilisant le Soi comme source de créativité et d’auto-ethnographie/ethnographie de Soi« Finding ways in which practitioner/scholars (including mySelf) can “articulate something” of and from the creative process using the Self as source for creativity or auto/Self-ethnography » (Bacon et Midgelow 2019).↩︎ » (notre traduction, Bacon et Midgelow 2019). La recherche est envisagée comme un processus créatif, co-relationnel, collectif et en réseau :
Nous espérons éclairer et inspirer des manières de faire et étayer la recherche comme processus créatif, co-relationnel, collectif et réticulaire« We illuminate, and hopefully inspire, ways of going about and supporting research as a creative, co-relational, collective and networked process » (Bacon et Midgelow 2019, 3, préface).↩︎ (notre traduction, Bacon et Midgelow 2019, 3, préface).
Dans un tel contexte créatif collectif, c’est l’expérience de la « pratique comme recherche » à toutes les étapes du travail de recherche qui est proposée aux différent·e·s participant·e·s et on peut penser que les sciences humaines et sociales pourront également tirer profit de ces nouvelles postures en formation.
On pourrait enfin se demander, au terme de cette aventure d’équipe, quel est le « partage de mémoiresPour Louise Merzeau « la notion de partage permet de saisir des aspects déterminants de la dynamique même des communs, en mettant l’accent sur des processus plutôt que sur des choses » (2017, 171).↩︎ » entre les participant·e·s ?
Bien qu’aucun recueil de données n’ait été effectué auprès des différents membres dans l’« après-coup », on peut penser que le partage de mémoire pourra être ressenti différemment selon l’implication, l’assiduité dans la participation au séminaire et l’intérêt investi lors de ces quatre années de travail commun. Néanmoins, il semble qu’un aspect au moins puisse être commun à tou·e·s, il s’agit de la part d’imprévu inclue à chaque étape qui a conféré un aspect « aventure » à la recherche scientifique qui a été menée dans un temps court. Le fait de tester les matériels en même temps qu’ils étaient parties prenantes des données recueillies ou de choisir de publier dans une édition numérique sans en avoir saisi, au moment de la décision, tous les tenants et aboutissants, a attisé les curiosités souvent mêlées d’incertitudes mais toujours stimulantes pour affronter les étapes suivantes.
Dans les pas des recherches antérieures
Si l’on reprend enfin les travaux qui nous ont inspirés pour cette recherche nous y trouvons pas mal d’échos avec notre expérience.
Le projet auquel Gregory Bateson a participé à partir de l’année 1955 (McQuown et Bateson 1971) a expérimenté un nouveau matériel de captation (la caméra) qui a permis de porter un regard neuf sur les interactions. En 2016, les nouveautés techniques ont également été convoquées puisque nous avons utilisé une caméra 360° et une webcam télécommandée. Tout comme nous, Bateson était assez mal à l’aise de voir ses comportements posturo-mimo-gestuels disséqués à l’écran par ses collègues : « ma peine était considérable quand les autres interprétaient mes actions et que j’étais forcé de les observer à l’écran » (Bateson 1958, 99). Même si, comme on l’a vu précédemment, le fait de se voir reste toujours un point sensible, on peut néanmoins penser que l’époque n’est plus la même aujourd’hui et que, dans un environnement social de selfies et de téléréalité, le rapport à l’image de soi a changé. L’édition numérique elle-même s’est transformée permettant d’envisager un partage de plus en plus important des données et des analyses.
Cosnier et al. dans leur conclusion de Décrire la conversation relevaient le fait d’avoir, dans leur ouvrage, dépassé « pour les linguistes, la répugnance à utiliser des mécaniques magnétophoniques et magnétoscopiques » (1987, 358). On mesure à quel point les choses ont changé en 30 ans même si les chercheur·e·s de l’époque semblent avoir partagé, dans leur groupe, les mêmes émotions associées à un travail novateur de longue haleine : « Au long des longues heures de travail sur ce corpus nous sommes passés mille fois de l’irritation à l’amusement, du découragement à l’attention passionnée » (1987, 358). Néanmoins ils terminaient sur une note très positive :
Par sa banalité dérisoire, ce corpus nous a justement paru représentatif de la conversation ordinaire : il donne à voir les règles élémentaires et très générales du jeu social de la rencontre (…). Il nous a permis de découvrir à travers la convergence d’indices hétérogènes, l’importance de la régulation interactionnelle, permis de définir le bon objet de recherche commune (l’interaction totale) et un point de vue adéquat à cet objet (la pluridisciplinarité).
Leur dernière phrase semble s’adresser à nous :
Ces convictions sont récentes (…) elles attendent donc en grande partie leur mise en pratique (1987, 359).
C’est ce même désir interdisciplinaire qui animait le projet de 2011, Décrire la conversation en ligne. Dans la conclusion, et plus précisément dans la partie « Perspectives sur l’avenir de la recherche dans ce domaine », les auteur·rice·s notaient :
On peut donc considérer que le champ scientifique est prêt à prendre à bras le corps ces nouveaux types de données. Des complémentarités qui se dessinent entre les apports méthodologiques sur la conversation, sur l’environnement et sur les espaces. Notre ouvrage les a ébauchées, il reste à les conforter et à les matérialiser par des collaborations internationales et inter-disciplinaires (Develotte, Kern, et Lamy 2011, 200).
Était évoquée également l’ouverture des corpus à l’international et à la communauté des chercheur·e·s :
Les corpus de communication mondialisés que ne vont pas manquer de recueillir les chercheurs, dans un avenir caractérisé par la fulgurante vitesse de dissémination des outils, ont justement besoin de regards culturels croisés (Develotte, Kern, et Lamy 2011, 200).
Et le format d’édition était déjà esquissé :
Ces changements auront un effet sur la forme sous laquelle sera présentée la recherche – une présentation qui sera de plus en plus multimodale et donc difficile à publier sur papier. Markee et Stansell (2007), par exemple, soutiennent que l’intégration d’information sous forme de vidéo, audio, texte, et image n’est plus un luxe et qu’elle est au contraire devenue une nécessité pour établir des standards de recherche plus rigoureux, surtout pour les éléments difficiles à transcrire, comme les gestes, les mimiques, les regards, les postures (Develotte, Kern, et Lamy 2011, 201).
C’est tout à fait dans ce sens que la suite de ces recherches en sciences humaines et sociales cherche à s’inscrire, puisque nous avons choisi le format numérique que nous sommes en train de travailler sur les différents plans (ressources vidéos annotées, liens hypertextes à établir, métadonnées à documenter). À l’image de l’expérience de cette recherche qui nous a amenés à « faire le chemin en marchant« se hace camino al anda » (Machado 1917).↩︎ » (notre traduction, Machado 1917), nous terminons donc cette version de notre travail en sachant à peine sous quelle forme il sera publié…