Glossaire
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Christine Develotte, Amélie Bouquain, Tatiana Codreanu, Christelle Combe, Morgane Domanchin, Mabrouka El
Hachani, Dorothée Furnon, Jean-François Grassin, Samira Ibnelkaïd, Justine Lascar, Joséphine Rémon, Caroline Vincent, « Glossaire », Fabrique
de l’interaction parmi les écrans : formes de présences en recherche et
en formation (édition augmentée), Les Ateliers de [sens
public], Montréal, 2021, isbn:978-2-924925-13-3, http://ateliers.sens-public.org/fabrique-de-l-interaction-parmi-les-ecrans/glossaire.html.
version:0, 15/06/2021
Creative
Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)
Ce glossaire regroupe nos propres définitions des concepts créés au cours de cette étude. Ils sont énoncés par ordre alphabétique.
Catégorisation groupale, artefactuelle et individuelle
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
À partir du concept de membership categorization devices (MCD) (Sacks 1992), que nous avons revisité dans cette situation de communication polyartefactée, nous avons défini trois catégorisations – groupale, artefactuelle et individuelle – qui correspondent aux trois niveaux de perception et de représentation des participant·e·s à distance par les participant·e·s en présentiel.
Catégorisation groupale
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
La catégorisation groupale est un effet de perception globalisant d’individus ou groupes d’individus auxquels sont attribués des caractéristiques communes. Cette catégorisation impacte les formes nominales d’adresse qui sont employées pour s’adresser aux participant·e·s. En l’occurrence dans le cadre d’une catégorisation groupale, les individus seront désignés ou interpellés en tant que groupe, leur effet de présence ne s’exprime qu’à travers le groupe, niant l’altérité des individus.
Par exemple, dans le cadre de ce séminaire polyartefacté, les participant·e·s à distance vont être désigné·e·s ou interpellé·e·s par des termes tels que « à distance », « la distance », « les personnes à distance » alors qu’ils·elles sont chacun·e·s dans des contextes individuels différents.
Catégorisation artefactuelle
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
La catégorisation artefactuelleVoir aussi la définition de Présence artefactuelle.↩︎ est un effet de perception individuel relatif à un objet, à un artefact. Il s’agit d’une forme de « réificationVoir également la définition d’Effet de matérialisation réifiante et effet de matérialité personnifiante.↩︎ » du·de la participant·e utilisant un artefact. On assiste à une substitution des formes nominales d’adresse (Kerbrat-Orecchioni 2010) : on s’adresse au·à la participant·e à travers l’objet qui le·la représente. L’effet de présence des participant·e·s ne s’exprime ainsi qu’à travers l’artefact utilisé. Dans le cas de ce séminaire polyartefacté, il s’agit d’artefacts permettant pour des participant·e·s de suivre le séminaire à distance : les robots Beam et Kubi ou encore la plateforme Adobe Connect.
Par exemple, on s’adressera à l’individu (Kerbrat-Orecchioni 2010) en utilisant la marque de l’objet ou l’objet lui-même (Adobe, Beam, Kubi ou « le robot »), parfois même des caractéristiques humaines seront prêtées à l’objet (« Le robot éternue »), l’objet sera personnifié et l’individu réifié.
Catégorisation individuelle
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
La catégorisation individuelle est un effet de perception subjective, relatif au·à la participant·e, qui permet la prise en compte de l’individu auquel on s’adresse dans son altérité. Les formes nominales d’adresse (Kerbrat-Orecchioni 2010) qui sont employées pour le désigner ou l’interpeller sont celles qui relèvent de son identité (prénom, tutoiement, phrases d’adresse directes).
Cécité affordancielle
Jean-François Grassin, Mabrouka El Hachani, Joséphine Rémon et Caroline Vincent
Ce terme fait écho à la cécité attentionnelle (attentional blindness) telle que définie par Kanai, Walsh et Tseng (2010) lorsque les stimuli sont trop faibles pour attirer l’attention.
Il arrive que la possibilité d’une action ne soit pas saisie alors qu’elle est offerte techniquement. Par exemple, la parole est donnée à une participante à distance, mais celle-ci, à ce moment-là, a oublié de réactiver son micro, donc la possibilité d’action qui consiste à diffuser le son de sa voix à distance n’est pas disponible, même si techniquement et socialement les conditions sont réunies. Nous définissons donc la cécité affordancielle comme la méconnaissance d’une possibilité d’action dans un environnement (ignorance d’une possibilité ou au contraire croyance erronée qu’une possibilité existe). C’est le cas par exemple, lorsque les participant·e·s n’activent pas leur microphone pour se rendre audibles ou encore lorsqu’une participante s’adresse à une image projetée au mur au lieu de regarder vers la caméra qui la filme.
Chaîne d’agentivité distribuée
Samira Ibnelkaïd
Au cours de leurs interactions avec autrui, les sujets produisent des actions multimodales dont ils·elles sont tenus pour responsables. Cette capacité d’action des sujets sur leur environnement, sur les objets et sur autrui, ainsi que la perception de cette faculté par le sujet relève de la notion d’agentivité (agency) (Butler 2002).
Il est possible d’identifier trois dimensions intersubjectives principales permettant aux interactant·e·s de construire des liens sociaux garantissant la cohésion du groupe aussi bien que l’autonomie de chacun·e vis-à-vis des autres (Nadel et Decety 2006) :
L’agentivité – nos actes, nos pensées, nos désirs sont nôtres et nous sommes relativement conscient·e·s de les causer et de les contrôler ;
La résonance – capacité automatique, non consciente qui nous pousse à faire résonner en nous les émotions d’autrui ;
L’empathie – processus actif permettant de comprendre la cause de l’état émotionnel d’autrui et lui témoigner reconnaissance et compréhension de ses émotions.
L’agentivité, associée à la résonance et à l’empathie, garantit au sujet qu’il est maître de ses actes, évitant ainsi toute confusion entre soi et autrui.
Cette garantie apparaît pourtant mise à l’épreuve de la médiation de la tekhnê de plus en plus intelligente, immersive et engagée dans l’interaction sociale. Entre le·la locuteur·rice, l’artefact et l’interlocuteur·rice se pose en effet la question de l’attribution du geste interactionnel de son émission à sa perception au cours d’interactions numériques. Par écran, les sujets et leurs artefacts communicationnels recourent en effet tant au langage naturel que non naturel comme outil de médiation et d’intercession en mobilisant l’ensemble des ressources sémiotiques à leur disposition pour agir les un·e·s sur les autres (De Fornel 2013).
Au cours de l’interaction polyartefactée, les gestes et actions des sujets tendent alors à s’inscrire dans ce que nous nommons une chaîne d’agentivité distribuée. Chacun·e des interactant·e·s a la possibilité d’apporter sa contribution à la préservation de la communication par le moindre geste signifiant. Les affordances communicationnelles et le positionnement des corps et des artefacts dans l’espace impliquent une nécessaire coopération des sujets qui ne peuvent prendre en charge individuellement la médiation physico-numérique complexe et réticulaire. La mise en présence des sujets se traduit sous la forme d’un flux traversant sujets et artefacts. Le geste se constitue au sein d’une chaîne, il est initié par les un·e·s, poursuivi et achevé par d’autres, qu’ils·elles soient sujets ou tekhnê. L’action est distribuée au sein du réseau de sujets et d’artefacts (actions à l’écran, déplacement des artefacts, restructuration spatiale, gestualité, etc.). Chaque action ne peut être définitivement attribuée à un seul sujet mais se réalise dans un flux intersubjectif au travers d’une corporéité partagée et artefactée. Par là les corps font corps.
La chaîne d’agentivité distribuée garantit, par la mobilisation de ressources multimodales et plurisémiotiques, un champ d’action langagier, technique et sensoriel élargi.
Séquence 6 : « Amélie tu peux te déplacer s’il te plaît ? »
Accéder à l’analyse de cette séquence dans le chapitre « Intercorporéité artefactée, entre réification et personnification ».Co-affordances (ou co-affordances attentionnelles, affordances attentionnelles, co-construction affordancielle, action co-affordancielle, attention affordancielle « mutuellement explicite »)
Jean-François Grassin, Mabrouka El Hachani, Joséphine Rémon et Caroline Vincent
Ces termes s’inscrivent dans la théorie de l’affordance de Van Lier (2002) en ne dissociant pas la perception de l’action : la perception est à la fois une invitation à l’action et un composant essentiel de l’action. Il s’agit d’une triade entre environnement, usager·e et activité.
Dans notre cas de figure, on ne peut interpréter seul·e les affordances des objets connectés permettant la communication, car les participant·e·s sont engagé·e·s dans des régimes (Teil 2012, 28) attentionnels collectifs, artefactés et transindividuelsVoir la définition de Régimes attentionnels collectifs, artefactés et transindividuels.↩︎. Nous considérons donc les affordances relativement aux groupes et aux communautés d’individus, de manière à mieux prendre en compte la co-influence entre les individus, les groupes et leur environnement social et matériel ; ce sont des affordances sociales que nous nommons « co-affordances ».
Les participant·e·s, à certains moments, n’ont pas une idée claire du fonctionnement du dispositif, par exemple, quels artefacts transmettent ou non le son et l’image ? Ceci complique les chorégraphies attentionnelles (Jones 2004, 28) et nécessite la reconstruction d’une appréhension collective et distribuée des affordances, c’est-à-dire des possibilités d’action de chacun·e mutuellement reconnues, que nous appelons « co-affordances attentionnelles ».
Exemple de co-affordance attentionnelle
Accéder à l’analyse de cette séquence dans le chapitre « Affordances attentionnelles dans un séminaire instrumenté ».
Dans le cadre du séminaire, la dissymétrie des
perspectives (Sirkin et al. 2011, 162), les
problèmes techniques et/ou la cécité
affordancielle créent par moments des empêchements pour les
participant·e·s qui les excluent alors du cadre
participatif (Goffman 1981). Pour ajouter à la
complexité de la situation, en présence d’empêchements
kiné-audio-visuels, les autres participant·e·s ne savent pas s’il s’agit
d’un choix délibéré, d’une non-ratification (Goffman 1981)
ou d’un problème technique.
Pour remédier à ces situations, une co-construction explicite est alors nécessaire et se traduit par une mise en intelligibilité « co-construite des affordances » et par la pose de marqueurs attentionnels au cours de l’interaction.
Communautarisation duale
Samira Ibnelkaïd
L’approche ethnométhodologique nous rappelle le caractère situé des interactions sociales (Garfinkel 1967). Ces dernières prennent en effet place au sein d’un contexte et d’une écologie spécifiques. Les propriétés pertinentes du contexte, ainsi que les propriétés organisationnelles de l’action rendue reconnaissables, permettent aux participant·e·s de rendre leur pratique intelligible entre eux·elles afin d’y participer, s’y engager, s’y coordonner (Garfinkel 1967).
La bonne conduite de l’interaction par écran repose sur la capacité des sujets à se rendre visibles et à rendre intelligibles leurs productions et les activités dans lesquelles elles s’inscrivent. La co-construction de l’intelligibilité de l’action par les interactant·e·s est une condition sine qua non de la « félicité interactionnelle » (Cosnier 1996) numérique dans la mesure ou l’artefaction induit une asymétrie informationnelle (l’intégralité des données et ressources contextuelles ne sont pas naturellement disponibles à l’ensemble des participant·e·s ; il n’est pas possible pour l’un·e de percevoir la totalité de l’espace physique et numérique de l’autre à moins d’une action volontaire de monstration ou partage d’écran).
Il est alors nécessaire pour les sujets de l’interaction de partager un langage naturel commun ; ils·elles disposent de certaines « ethnométhodes » pour organiser leurs interactions. Ces ethnométhodes partagées constituent le socle du membership (Garfinkel 1967), l’appartenance à la communauté interactionnelle. Les sujets deviennent « membres » du groupe par la maîtrise d’un langage commun, qui permet aussi les non-dits, les sous-entendus, les déictiques, etc. qui ne sont pas toujours intelligibles pour les non-membres.
Les interactant·e·s s’orientent en outre vers des catégories verbales permettant d’identifier les membres pour garantir l’ordre de l’interaction (Mondada 1999, 24). Sacks (1992) développe le concept de membership categorization devices (MCD), à savoir des dispositifs de catégorisation articulés en collections de catégories (pour exemple « genre » est la collection qui regroupe usuellement des catégories du type « féminin », « masculin », « non binaire », etc.). Les dispositifs catégoriels mobilisés apparaissent particulièrement « liés aux pratiques incarnées et visibles des locuteurs ainsi qu’à leurs pratiques cognitives et interprétatives » (Greco, Mondada, et Renaud 2014, 88). Bien qu’un individu puisse être catégorisé en recourant à une infinité de collections, une seule collection est généralement perçue comme suffisante. D’autant plus si elle permet d’établir une dichotomie (« natif / non-natif », « riche / pauvre », « jeune / vieux ») : c’est la règle d’économie qui repose sur le fait que la catégorisation ne revient pas à donner une description référentiellement exacte, mais une description jugée pertinente au vu du contexte et de l’activité en cours (Sacks 1992, 47).
Dans une configuration polylogale polyartefactée peut émerger une catégorisation dichotomique verbalisée par une terminologie du type « en ligne / hors ligne », « en présence / à distance », « ici / là haut ». Cette catégorisation, bien qu’étant potentiellement perçue comme légitime en ce qu’elle repose sur la règle d’économie, peut mener à ce que nous identifions comme étant une « communautarisation duale », à savoir la division du groupe interactionnel en deux communautés de pratiques distinctes voir opposées, engendrant potentiellement des affects négatifs. Ce processus de communautarisation duale peut se manifester au travers d’actes multimodaux (verbalisation, gestion du cadre participatif, modalités d’appréhension de la médiation technique, etc.) volontaires ou involontaires, explicites ou implicites.
En situation de communautarisation duale, les membres de la collectivité scindée en deux groupes distincts ne sont alors plus à même de partager les mêmes perceptions sensorielles et émotionnelles, ressources et espaces collaboratifs, modalités communicationnelles, etc. De nombreux actes risquent de se révéler menaçant pour les faces [Goffman (1974) ; Brown et Levinson (1978)]Cf. chapitre « Ménager les faces par écran : vers de nouvelles règles de politesse ».↩︎. Or l’entretien de la félicité interactionnelle par écran implique nécessairement de partager un langage commun, rendre visibles et intelligibles les productions et activités en cours. Dès lors le membership categorization devices (Sacks 1992) doit être opéré de manière à restaurer le membership de l’ensemble des participant·e·s – dans toute leur complémentarité – à une seule et même communauté de pratiques, un seul et même groupe interactionnel bien qu’en situation de communication hybride.
Accéder à l’analyse de cette séquence dans le chapitre « Intercorporéité artefactée, entre réification et personnification »
Communication multimodale polyartefactée – et ses variantes : interactions multimodales polyartefactées, (contexte) polyartefacté – au sein du séminaire IMPEC
Christelle Combe
La notion de « communication multimodale polyartefactée » a été élaborée à partir des concepts de « multimodalité » et d’« artefact ».
La communication interpersonnelle (Goffman 1974) est « multimodale » dans son acception la plus large, c’est-à-dire en prenant en compte aussi bien les travaux de recherche menés en sciences du langage sur l’oral (Colletta et Cosnier 2004), sur la gestuelle (Cosnier et al. 1982), en analyse conversationnelle (Mondada 2005) que ceux de la sémiotique sociale (Kress et Leeuwen 2001) ou encore de la communication médiée par ordinateur (Develotte, Kern, et Lamy 2011) et de l’analyse du discours numérique (Paveau 2017).
Notion phare dans le champ de recherche des Interactions Multimodales Par ÉCran, c’est en 2015 que Herring, qui est à l’origine du champ d’étude de la « communication médiée par ordinateur », modifie son objet en « communication interactive multimodale ». Ainsi, étudier la « communication multimodale » consiste donc à mettre en relation des informations linguistiques, sémiotiques et technodiscursives produites dans différentes modalités, chacune d’elle contribuant à l’élaboration et à la perception du message communiqué dans une communauté donnée.
Quant au terme « polyartéfacté », il renvoie à la notion d’« artefact » telle que définie par Rabardel (1995). L’artefact n’est pas un instrument achevé, il s’inscrit dans des usages, des utilisations qui contribuent à leur tour à le définir. Les schèmes d’utilisation évoluent, se développent et se concrétisent par des transformations de l’objet et de l’action des acteur·rice·s. « Polyartefacté » renvoie ici à la variété des artefacts que nous avons utilisés : robots de téléprésence (Beam ou Kubi), plateforme multimodale interactive (Adobe Connect) d’une part, eux-mêmes actionnés au travers de multiples écrans (d’ordinateurs, de tablettes, de smartphones, etc.), et d’autre part, aux différents artefacts utilisés dans le dispositif de recherche en soi (caméras de captation, par exemple).
Dispositif attentionnel
Jean-François Grassin, Mabrouka El Hachani, Joséphine Rémon et Caroline Vincent
Laurent Collet (2016, 4) entend « la production de dispositifs numériques de formation, à la fois, comme une énonciation cherchant à agir sur les dispositions des individus (savoirs, savoir-faire, savoir-être, etc.) et les configurations sociales (famille, école, entreprise…) auxquelles ils appartiennent, et, à la fois, comme une somme d’activités énonçant le changement ». À partir de cette notion et de celle d’attention (Depraz 2014), nous parlons de dispositif attentionnel comme assemblage hétérogène défini par la construction matérielle de l’espace, les objets à disposition, les individus en présence, et la médiation des corps à travers des artefacts et des dispositifs de téléprésence (Weissberg 1999) dans un espace médié (Gaver 1992).
L’ensemble des artefacts (Rabardel 1995) techniques qui composent le dispositif attentionnel vise à soutenir la communication et les interactions entre individus dans le cadre situé du séminaire de recherche. Le dispositif rend possible l’attention interpersonnelle et son allocation mutuelle, c’est pourquoi il a besoin d’être construit ou reconstruit au fil du temps.
Dans le contexte du séminaire, le dispositif attentionnel est essentiel puisque des rôles sont attribués de façon dynamique par le dispositif technologique ou par les sujets avec un certain horizon d’attente (Girel s. d.) : le séminaire comme réalité sociale préformée par des normes, des représentations, des micro-rituels sociaux.
Effet de matérialisation réifiante et effet de matérialité personnifiante
Samira Ibnelkaïd
Un double processus de personnification de l’artefact et de réification de l’animé peut être à l’œuvre dans la médiation technico-corporelle polyartefactée. D’une part l’attribution voco-gestuelle par autrui de caractéristiques artefactuelles au sujet animé – réification – et d’autre part l’attribution voco-gestuelle par autrui de caractéristiques humaines à l’artefact du sujet – personnification.
Le premier mouvement – la réification – est usuellement introduit dans l’interaction lorsqu’autrui émet des injonctions d’action à l’endroit de l’artefact qu’il·elle amalgame alors, volontairement ou involontairement, avec le sujet qui le pilote. Le sujet est perçu dans la pure matérialité de son artefact.
Dans le second mouvement – la personnification – dès l’action émise par le sujet sur l’artefact, ce dernier rétroagit et cette rétroaction perçue par autrui se trouve assimilée à une activité propre et autonome de l’objet technique. L’artefact perçu comme sujet de l’action se voit attribué une intentionnalité, une agentivité propre. L’artefact est appréhendé sous un regard anthropomorphique.
Ces procédés se manifestent de manière multimodale (formes nominales d’adresse, catégorisations verbales issues du phénomène de membership categorization devices (Sacks 1992), gestualité, mode de déplacement des artefacts). Nous schématisons ce processus comme suit :
Ce double mouvement de réification-personnification à l’œuvre dans la médiation technico-corporelle polyartefactée s’instruit dans une appréhension différenciée de la matière.
Dans le cas de la réification de l’animé, il y a effet de matérialisation ; procédé consistant à « utiliser une matière en vue de donner forme à une abstraction » (Chatonsky 2015). Il s’agit d’« instrumentaliser la matière sous l’autorité d’une entreprise conceptuelle » et sa visualisation vise à « traduire des données numériques sous une forme quelconque (image, son, etc.) » (Chatonsky 2015). Elle répond à un désir de rendre sensible une abstraction.
Séquence 4 : « She’s there, her eye »
Accéder à l’analyse de cette séquence dans le chapitre « Intercorporéité artefactée, entre réification et personnification ».On retrouve ce phénomène notamment au cours de la séquence 4 « She’s there, her eye » analysée précédemment, où les sens de la participante se trouvent verbalement matérialisés dans les artefacts lorsque Morgane et Christine expliquent « She’s there » en pointant et en touchant la webcam. Et Morgane de préciser « This is her » et Christine « Her eye ». La webcam est identifiée comme matière concrète du sens de la vue, elle le matérialise, et se substitue à ce qui en face à face physique est attribué organiquement aux yeuxExtrait issu du chapitre « Intercorporéité artefactée, entre réification et personnification ».↩︎.
Dans le cas de l’effet de matérialité, ici en situation de personnification de l’artefact, il s’agit d’envisager la matière comme déjà donnée et d’observer les réseaux tissés par cette matière (Chatonsky 2015).
Séquence 2 : « Le robot me tourne le dos »
Accéder à l’analyse de cette séquence dans le chapitre « Intercorporéité artefactée, entre réification et personnification ».C’est le cas notamment au cours de la séquence 2 « Le robot me tourne le dos » précédemment analysée au cours de laquelle le robot est doté d’une matérialité anthropomorphique par l’une des participantes qui commente sa présence matérielle et son placement au milieu des autres sujets et artefacts. Lorsque la participante précise « mais euh il va se retourner parce que de toute façon il va suivre les autres au bout d’un moment », elle fait référence à l’indépendance du robot au milieu des autres artefacts et sujets et sa capacité agentive et matérielle à naviguer dans ce réseau.
Nous schématisons ce processus comme suit :
Au cours d’interactions par écran, émergent donc, à partir des pratiques multimodales des interactant·e·s, tour à tour :
des effets de matérialisation réifiante – le sujet en ligne perçu comme une entité abstraite est interactionnellement matérialisé dans l’artefact, il devient l’objet lui-même dans le regard d’autrui.
des effets de matérialité personnifiante – la présence matérielle de l’objet technique masquant l’activité humaine sous-jacente, l’artefact devient agent intentionnel de l’action aux yeux d’autrui.
Épisodes critiques
Caroline Vincent
La gestion des épisodes critiques relève de la co-construction de l’intelligence collective des membres du séminaire étudiée dans le cadre du chapitre « Bugs numériques et ratés interactionnels au service d’une intelligence collective ».
La définition du concept d’« incident critique » a été initiée en 1954 par le psychologue John Flanagan lorsqu’il a proposé la méthode du même nom (critical incident technique, CIT) permettant le recueil de données qualitatives en interrogeant des personnes ayant été confrontées à des incidents critiques (par exemple, des pilotes d’avion en formation racontent à un·e instructeur·rice un événement significatif critique qu’ils·elles ont vécu afin de comprendre ensemble comment ils·elles ont géré la situation). Depuis lors, la définition fait débat. Plus récemment, Leclerc, Bourassa et Filteau (2010) ont synthétisé les nombreux travaux inscrits dans la tradition de la technique des incidents critiques et proposent la définition suivante :
un incident critique est un événement qui peut sembler anodin de prime abord, mais qui s’avère marquant pour le sujet et pour les personnes avec lesquelles ce sujet interagit dans son espace professionnel; cet évènement s’inscrit généralement dans une situation délicate, et il est perçu comme pouvant changer le cours des choses (2010, 17).
Dès les années 2000, le champ émergent de la computer-mediated communication (CMC) s’est emparé de l’analyse des moments de dysfonctionnement dans une communication à distance et à leur gestion par les interlocuteur·rice·s, notamment dans deux domaines :
dans le contexte d’enseignement-apprentissage en ligne synchrone des langues (Peraya et Viens 2005 ; Guichon 2009 ; Cunningham, Fagersten, et Holmsten 2010 ; Vincent 2012),
dans les workplace studies (Luff, Hindmarsh, et Heath 2000 ; Mondada 2007).
En effet, dans ces deux contextes, la communication interrompue par l’émergence de problèmes techniques revêt un enjeu supplémentaire : elle est le support pédagogique de l’enseignant·e dans le premier cas et le support de travail dans le deuxième. Ces recherches portent donc sur les stratégies compensatoires (Luff, Hindmarsh, et Heath 2000 ; Peraya et Viens 2005) et les nouvelles compétences développées par les enseignant·e·s et les travailleur·se·s (Guichon 2009 ; Vincent 2012) ou encore sur le bouleversement et l’organisation des interactions (Luff, Hindmarsh, et Heath 2000 ; Mondada 2007).
On trouve plusieurs dénominations de ces moments de dysfonctionnements pendant lesquels les interlocuteur·rice·s s’orientent vers une remédiation (« événements critiques », « communicational problems », « incidents critiques », « épisodes critiques »). À la suite de Guichon (2009), nous faisons le choix du terme d’épisode critique qui saisit l’épaisseur temporelle (2009, 17) et qui, nous considérons, est neutre quant au ressenti des participant·e·s sur leur façon de vivre cette recherche de remédiation. Nous avons donc ressenti le besoin de proposer une définition à la fois adaptée à la communication propre à notre contexte d’étude et riche des travaux précédents.
Nous définissons les épisodes critiques comme des moments pendant lesquels il s’agit de rétablir en temps réel la communication pour un·e ou plusieurs participant·e·s qui sortent malgré eux·elles du cadre participatif. Un épisode critique survient, par exemple, lorsque l’écrit, le visuel ou l’audio n’est plus disponible pour un·e participant·e rendant son degré de présence trop faible pour qu’il·elle suive l’interaction en cours et qu’il·elle soit pris en compte par les autres. Le groupe, une fois alerté, produit alors un « effort empathique » pour que les participant·e·s reprennent le fil de l’interaction.
Dans notre contexte, l’enjeu est double puisque, au-delà de permettre à tou·te·s les participant·e·s de suivre le séminaire, l’épisode critique engendre également un stress potentiel qui est différent pour chacun·e en fonction notamment de son rôle dans le séminaire, de sa personnalité, de ses compétences, de son sentiment d’efficacité personnelle (Bandura 1980) et de sa confiance dans l’efficacité du groupe à résoudre les dysfonctionnements.
Ethnométhodes technolangières
Samira Ibnelkaïd
L’ethnométhodologie trouve ses origines dans la quête de compréhension des procédés dont les êtres sociaux font usage afin de mener leurs activités quotidiennes et les rendre intelligibles pour autrui (Garfinkel 1967). Ces actions pratiques opérées sans cesse par les sujets les amènent à donner du sens à leur monde (Psathas 1968) et constituent des « ethnométhodes » (Garfinkel 1967). Celles-ci permettent aux membres d’un même collectif de partager une compréhension commune de la situation de communication dans laquelle ils·elles se trouvent impliqué·e·s.
Au cours d’interactions par écran, l’écologie hybride de la situation de communication ainsi que la nature versatile du numérique (Vial 2013) impliquent irrémédiablement la survenue d’incidents techniques et ou interactionnels. Dès lors, les participant·e·s sont amené·e·s à employer ce que nous identifions comme étant des « ethnométhodes technolangagières » ; à savoir des procédés techniques (impliquant la maîtrise de l’artefact et ses affordances numériques et matérielles) et ou multimodaux (verbalisation, gestualité, expressions faciales, etc.) destinés à prévenir, contourner ou résoudre les incidents surgissant au cours d’épisodes critiquesVoir également la definition de Co-affordances.↩︎.
À un niveau micro-interactionnel, le moindre geste signifiant – technique ou langagier – peut constituer une ethnométhode technolangagière (expression faciale communiquant un inconfort interactionnel, verbalisation d’un incident technique sur un chat écrit, etc.). À un niveau macro-interactionnel, reprenant la typologie du dispositif d’intelligence collective (Levy 2016), il est possible de mettre en exergue les ethnométhodes technolangagières émergeant de l’expérience des participant·e·s à cette recherche et formant des recommandations d’usage.
Il s’agit notamment au sein du « réseau de signes » (Levy 2016) de créer des espaces collaboratifs en ligne et de proposer des règles interactionnelles numériques (maximes d’interactions par écran). Au sein du « réseau d’êtres » (Levy 2016), les participant·e·s doivent identifier des rôles spécifiques et complémentaires, et chercher à développer des compétences multimodales d’attentionCf. chapitre « Affordances attentionnelles dans un séminaire instrumenté ».↩︎, ainsi qu’une confiance et une qualité relationnelleCf. chapitre « Bugs numériques et ratés interactionnels au service d’une intelligence collective ».↩︎. Le « réseau de choses » (Levy 2016) se fonde sur la sélection et l’intégration rigoureuse et réfléchie d’artefacts de qualité, sur une équipe dédiée au soutien technologique ou encore une formation aux usagesCf. chapitre « Bugs numériques et ratés interactionnels au service d’une intelligence collective ».↩︎.
Dès lors que ces ethnométhodes technolangagières sont maîtrisées par les membres du groupe, les ratés interactionnels et bugs numériques n’empêchent plus le maintien d’une félicité interactionnelle globale. Au contraire, les affects négatifs engendrés dans un premier temps par la survenue d’épisodes critiques font place à l’acceptation de leur caractère inexorable, mais banal, et à la créativité des sujets pour les résoudre les uns après les autresVoir la partie « Points saillants du vécu subjectif des participant·e·s et recommandations » du chapitre « Bugs numériques et ratés interactionnels au service d’une intelligence collective ».↩︎.
Éthologie réflexive visuelle
Christine Develotte et Samira Ibnelkaïd
L’éthologie réflexive visuelle se fonde sur l’éthologie des communications humaines telle que l’a définie Jacques Cosnier (1978 ; 1986 ; 1987) : une science de l’observation des comportements humains doublée d’une prise en compte des ressentis et affects des sujets observés. Cette éthologie dite « compréhensive » (Cosnier dans Hotier 2001) a été, ici, appliquée à nous-mêmes (à la fois participant·e·s produisant des données d’interaction spontanée et chercheur·e·s analysant ces données). C’est pourquoi nous qualifions cette approche de « réflexive ». La notion de réflexivité, en sciences humaines, peut être définie comme « l’aptitude du sujet à envisager sa propre activité pour en analyser la genèse, les procédés ou les conséquences » (Bertucci 2009). La posture réflexive induit la nécessité de développer tant une capacité d’introspection subjective (pouvoir observer ses propres pratiques) qu’un décentrement de sa propre perspective (porter un regard critique sur sa pratique et sa démarche). L’éthologie réflexive implique des bénéfices techniques pour les chercheur·e·s (accès au terrain, compréhension aisée des éléments déictiques, du contexte spatio-temporel, de l’histoire interactionnelle, etc.). Néanmoins cette approche engendre également des difficultés intersubjectives (exposition de soi, gestion du groupe, des relations interpersonnelles, des niveaux et modalités d’engagement, rigueur scientifique et « neutralité axiologique » (Weber 1917), etc.). L’éthologie réflexive nécessite donc un engagement fort de la part du·de la chercheur·e impliqué·e.
Des outils peuvent faciliter la pratique réflexive en jouant un rôle de médiation entre les événements interactionnels et le vécu subjectif des « chercheur·e·s-participant·e·s » : c’est le cas notamment de la vidéo. Dans cette recherche, l’observation et l’analyse des pratiques s’appuient en effet sur des enregistrements vidéo des données interactionnelles (caméra numérique, capture d’écran dynamique, logiciels de montage vidéo, etc.). L’usage de la vidéo au sein de cette démarche éthologique réflexive, « visuelle » donc, est à mettre en lien avec les travaux de l’ethnographie visuelle (Pink 2007 ; Dion 2007). L’image, statique ou dynamique, se révèle être à la fois un outil et un objet de recherche (Dion 2007). Dans cette logique, les supports vidéo ne sont pas seulement des illustrations mais constituent le matériau de recueil et d’analyse des données d’interaction, et sont également exploités sémiotiquement pour rendre compte des résultats de ces analyses. En effet, des procédés graphiques divers (montage multiplan, encerclage et fléchage, zoom, gif…) permettent de visualiser voire d’expliciter les analyses ou les concepts théoriques crées, et ce au sein même des interactions étudiées.
L’éthologie réflexive visuelle se veut être une approche transdisciplinaire plaçant la multimodalité, le vécu subjectif et la sensorialité au cœur de l’analyse des interactions, de l’observation à la diffusion scientifiques.
Hypo-exposition volontaire, hyper-exposition et sur-ratification
Joséphine Rémon, Christelle Combe et Amélie Bouquain
En nous fondant sur le concept de ratification (Goffman 1981), nous analysons des exemples de ce que nous appelons « sur-ratification » : une ratification exposée et indésirable du point de vue des participant·e·s distant·e·sCf. chapitre « Ménager les faces par écran : vers de nouvelles règles de politesse ».↩︎. La présence interactionnelle, en ce qu’elle donne parfois lieu à une sur-ratification, va parfois à l’encontre de l’intention de l’utilisateur·rice. Nous appelons « hyper-exposition » l’occupation d’un tour de parole en dépit de la volonté de l’individu concerné. Nous appelons « hypo-exposition volontaire » la présence furtive choisie par l’utilisateur·rice de l‘artefact. Celle-ci peut passer, notamment par le fait de couper l’image ou le micro, de prendre en main l’artefact sans que les participant·e·s en présentiel ne s’en rendent compte.
Instanciation et états de la médiation
Samira Ibnelkaïd
La notion de médiation a largement été étudiée en sciences humaines et plus spécifiquement dans le domaine des sciences de l’information et de la communication. Il apparaît que « l’usage du terme médiation a émergé dans la recherche en tant qu’il autorise une déconstruction critique de la communication comme transfert ou transport de sens » (Servais 2010, 9). En effet, pour dépasser les deux appréhensions traditionnelles de la communication, comme transmission ou interaction, « se profile une troisième acception, centrée sur la prise en compte de la dimension proprement médiatique » (Davallon 2003, 37). La médiation se révèle une « déconstruction de la communication » (Servais 2010).
C’est en ce sens que la notion de médiation semble nous offrir une clé d’entrée dans l’analyse de la présence par écran qui constitue bien plus qu’une forme de transmission verbale. La médiation artefactuelle et numérique joue un rôle central dans l’interaction par écran. Elle la configure. Y émergent inévitablement des séquences faisant l’objet d’un défaut de médiation (dans ce cas technique) ou d’interprétation de cette médiation et impliquant une mise en suspens du cours d’action ordinaire.
Nous identifions plusieurs étapes dans le processus de médiation en situation problématique. En premier lieu survient la « démédiation » au cours de laquelle l’incident surgit, la communication n’est plus assurée, le média ne remplit plus son rôle et manque à ses fonctions. En deuxième lieu, se mettent en place des tentatives de « remédiation » ; l’incident est pris en charge, la médiation est en cours de réparation et le média peut à cet effet être relancé, remplacé ou complété. Enfin, il y a « immédiation » dès lors que l’incident est résolu, le média assure ses fonctions, la communication est transparente et donne l’illusion d’une communication immédiate. Des actions sont donc menées par les interactant·e·s afin de prendre en charge la médiation technico-corporelle à partir de ressources multimodales et plurisémiotiques.
Par ailleurs, ces actions font l’objet, au cours du processus de médiation, d’un travail d’instanciation de la part des sujets impliqués. Ces derniers incarnent en effet des instances particulières à des instants spécifiques de l’interaction que nous identifions comme suit. Les « sentinelles » veillent à la présence étendue et signalent aux « procurateur·rice·s » les incidents de médiation. Ils·elles guettent les signaux de démédiation. Les procurateur·rice·s sont au cœur du dispositif de médiation et assurent technico-corporellement la présence des interactant·e·s. Ils·elles opèrent la remédiation. Les « témoins » assistent à l’événement interactionnel et participent de la présence étendue sans intervention technique directe. Ils·elles jouissent de l’immédiation.
L’identification de ces instances et états de la médiation nous permet de mieux appréhender les modalités technico-corporelles pratiques de mise en présence des sujets au sein d’un dispositif de communication hybride.
Séquence 4 : « She’s there, her eye »
Accéder à l’analyse de cette séquence dans le chapitre « Intercorporéité artefactée, entre réification et personnification ».Intercorporéité artefactée (extension du schéma corporel et geste transsubjectif)
Samira Ibnelkaïd
L’approche phénoménologique se fonde sur la volonté d’« expliciter le sens que ce monde a pour nous tous, antérieurement à toute philosophie et que, manifestement lui confère notre expérience » (Husserl 1929, 129). Et notre expérience du monde est irrémédiablement attachée à, et configurée par, notre corporéité.
Le corps se définit phénoménologiquement comme « horizon latent de notre expérience, présent sans cesse avant toute pensée déterminante » (Merleau-Ponty 1945, 109). Il est le « véhicule de l’être au monde » (Merleau-Ponty 1945, 97). Le corps du sujet se fait médiateur de sa relation au monde et aux objets qui l’entourent.
L’appréhension par le sujet de son corps au monde et de la position de chacun de ses membres passe par un schéma corporel (Merleau-Ponty 1945, 114). Ce dernier ne renvoie pas au simple résumé des expériences corporelles, mais bien plus à une « prise de conscience globale de ma posture dans le monde intersensoriel » (Merleau-Ponty 1945, 116). Ainsi le sujet pensant se fonde sur le sujet incarné. Notons que l’usage que fait le sujet de son corps est transcendant au corps simplement biologique. En effet, chez l’humain « tout est fabriqué et tout est naturel, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale » (Merleau-Ponty 1945, 220‑21).
La corporéité constitue le lieu de l’expérience du sujet (Hastrup 1995, 3). Et cette expérience se révèle partagée avec autrui et l’environnement artefactuel du sujet. Cette extension de l’expérience sensorielle du sujet à autrui forme l’intercorporéité. Merleau-Ponty esquissait ce phénomène d’intercorporéité dans ses ultimes notes de travail :
Il n’y a pas de problème d’alter ego parce que ce n’est pas moi qui vois, pas lui qui voit, qu’une visibilité anonyme nous habite tous deux, une vision en général, […] ce qui nous est ouvert, c’est donc, sinon encore l’incorporel, du moins un être intercorporel, un domaine présomptif du visible et du tangible, qui s’étend plus loin que les choses que je touche et vois actuellement (Merleau-Ponty 1964, 185).
Le sujet et autrui coexistent dans un être-au-monde partagé, ils·elles sont « comme les organes d’une seule intercorporéité » (Merleau-Ponty 1960, 274).
En outre, si le corps du sujet et celui d’autrui forment une intercorporéité, les objets ne sont pas en reste et participent de ce réseau de perception intersubjectif dans la mesure où « nos organes de perception se trouvent tant dedans que dehors, ils sont aussi à compter entre les choses par lesquelles nous accédons à une dimension spécifique du rayonnement de l’être » (Penayo 2016, 85).
Au cours de l’interaction par écran, les sujets, entre eux·elles et avec les artefacts, se coordonnent et coopèrent tant explicitement qu’implicitement. La gestualité est alors partagée. Il y a extension du schéma corporel par les artefacts et les autres sujets impliqués dans l’interaction et dans la mise en présence de chacun·e. Il s’agit, pour nous, d’introduire non seulement l’intersubjectivité dans le schéma corporel qui s’étend à autrui mais au-delà, une forme de transsubjectivité en ce qu’il dépasse et traverse la technique et la distance physique. Le geste interactionnel – technique et ou langagier – se fait transsubjectif. Les corps font corps pour interagir dans un réseau technico-corporel complexe.
La présence par écran émerge alors de l’expression plurisémiotique, multimodale et sensorielle des sujets artefactés et implique la chair et ses extensions. Les sujets sont donc des êtres sensibles qui se co-construisent dans l’interaction en s’équipant de technologies leur permettant de dépasser la distance physique et de se manifester dans des configurations spatio-corporelles multiples et réticulaires. Les sujets se rendent ainsi présents les uns aux autres par intercorporéité artefactée enactant ensemble un monde commun, un « intermonde » (Merleau-Ponty 1964, 317).
Séquence 4 « She’s there, her eye »
Accéder à l’analyse de cette séquence dans le chapitre « Intercorporéité artefactée, entre réification et personnification ».Marqueurs attentionnels
Jean-François Grassin, Mabrouka El Hachani, Joséphine Rémon et Caroline Vincent
Nous définissons la pose de marqueur par la verbalisation ou la mise en geste d’un signal faible ou fort (Rouby et Thomas 2014) de demande d’attention. Le marqueur sollicite l’attention affordancielle « mutuellement explicite » (Depraz 2014) à un moment donné. Ce marqueur sera par la suite repris de manière spontanée, en fonction du rôle de chacun et des priorités contextuelles et temporelles, par exemple, lorsqu’un membre du séminaire signale un problème sur le clavardage ou à l’oral.
La pose de marqueurs attentionnels permet de rendre perceptibles les co-affordances attentionnelles qui elles-mêmes permettent la co-présence (Piette 2008) et l’« orchestration de l’attention » (Kershner 2016).
Maximes d’interactions par écran
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
Les « maximes conversationnelles » de Grice sont des formules qui énoncent, selon le principe de coopération : « que votre contribution conversationnelle corresponde à ce qui est exigé de vous au stade atteint par celle-ci, par le but ou la direction acceptés de l’échange parlé dans lequel vous êtes engagé » (Grice 1979, 61), les règles de conduite que les sujets sociaux appliquent implicitement. À partir d’observations de conversations en face à face, Grice (1979, 61‑62) propose neuf maximes, qu’il classe en quatre catégories et que nous rappelons ici :
- Maximes de quantité
- Que votre contribution contienne autant d’informations qu’il est requis (pour les visées conjoncturelles de l’échange).
- Que votre contribution ne contienne pas plus d’informations qu’il n’est requis.
- Maximes de qualité
- N’affirmez pas ce que vous croyez être faux.
- N’affirmez pas ce pour quoi vous manquez de preuves.
- Maxime de relation
- Parlez à propos.
- Maximes de manière
- Évitez de vous exprimer avec obscurité.
- Évitez d’être ambigu·ë.
- Soyez bref·ve (ne soyez pas plus prolixe qu’il n’est nécessaire).
- Soyez méthodique.
Dans le cadre de l’étude de ce séminaire polyartefacté, nous avons défini des « maximes d’interactions par écran ». Ces nouveaux rites de politesse par écran, que nous avons observés, peuvent être énoncés sous la forme de recommandations à mettre en place pour un bon déroulement des interactions et participent à l’apprentissage d’une nouvelle « culture d’interactions hybride ».
Maxime d’adresse
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
Nommez par son nom ou son prénom en vous orientant vers la personne concernée lorsque vous vous adressez à quelqu’un·e, positionnez-vous face au robot ou face à la caméra de la plateforme interactive multimodale, ajustez votre regard.
Dans tout dispositif incluant des participant·e·s connecté·e·s à distance via des artefacts ou une plateforme de visioconférence, il convient d’interpeller ou nommer tout participant·e à distance par son nom, son prénom ou son titre.
Maxime de clôture
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
Clôturez l’interaction avec tou·te·s les participant·e·s et à travers tous les artefacts, ne déconnectez pas brutalement.
Lors d’une communication multimodale artefactée, il est nécessaire de procéder à un rite de clôture des interactions, de remercier les participant·e·s et les saluer comme dans le cas d’interactions en présentiel, pour éviter de mettre fin de manière abrupte aux échanges en procédant à une déconnexion brutale.
Maxime de communication
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
Lorsqu’un canal dysfonctionne (audio, micro, caméra), pensez à utiliser les autres canaux (chat, caméra, SMS), gardez un œil sur chacun des espaces régulièrement, pensez à couper votre micro entre vos temps de parole.
Lors d’une communication multimodale artefactée, les canaux de communication peuvent parfois être défaillants en fonction de la qualité de la connexion des participant·e·s. Certains artefacts technologiques utilisés nécessitent une bande passante plus importante pour fonctionner. Un·e participant·e peut être alors déconnecté·e ou rencontrer des difficultés techniques (distorsion d’image, de son, etc.). Les différents espaces d’interaction doivent donc faire l’objet d’une vigilance particulière, afin que l’on puisse identifier les problèmes techniques rencontrés et décider s’ils peuvent être résolus avec de l’aide, vérifier si des participant·e·s ont été déconnecté·e·s, si certains sollicitent la parole, etc. D’autres canaux de communication peuvent alors être utilisés afin de ne pas interrompre ou gêner les interactions en cours. Enfin, pour le confort des interactions et afin d’éviter les bruits parasites, il est conseillé que chacun·e coupe son micro et ne l’ouvre qu’au moment de la prise de parole.
Maxime de déplacement
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
Demandez son autorisation à l’utilisateur·rice artefacté·e avant de déplacer ou d’agir sur un artefact.
Dans tout dispositif incluant des participant·e·s connecté·e·s à distance via des artefacts ou une plateforme de visioconférence, il convient de demander à chaque utilisateur·rice son autorisation avant de le·la déplacer ou encore d’agir sur l’artefact comme lui couper le micro, la caméra, le·la déplacer dans un groupe de travail sur une plateforme comme Adobe Connect ou tourner son robot Beam ou Kubi. Le risque, en effet, est de mettre l’utilisateur·rice artéfacté·e devant le fait accompli, créant parfois un effet de surprise et/ou d’inconfort ou encore l’obligeant à refaire des réglages de l’artefact qu’il·elle avait déjà réalisés, et d’être ainsi impoli·e.
Maxime d’ouverture
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
Connectez-vous 15 minutes avant le début effectif de l’interaction, entrez dans le « mi-lieu interactionnel » (Ibnelkaïd 2015).
La mise en place d’un séminaire polyartefacté, ou de tout autre dispositif incluant des participant·e·s connecté·e·s à distance, nécessite une préparation en amont, et cela en particulier concernant la gestion des aspects techniques liés aux différents artefacts utilisés (logiciels de visioconférence, robots de téléprésence, etc.). La gestion de ces technologies peut parfois donner lieu à des résolutions de problèmes de connexion. Il est donc nécessaire de prévoir un temps préalable de connexion ainsi que de configurations et réglages des différents artefacts permettant le début des interactions à l’heure prévue.
Maxime de participant·e·s
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
Présentez nominativement tou·te·s les interlocuteur·rice·s présent·e·s y compris ceux invisibles sur les écrans (ou hors champ).
Lors d’une communication multimodale artefactée, il convient de présenter tous les participant·e·s, et non pas uniquement ceux·celles qui sont présent·e·s dans un même lieu. Ne pas présenter tou·te·s les participant·e·s est perçu comme une marque d’impolitesse et reviendrait à nier leur présence, voire à commettre un FTA. Pour remédier à cela, un tour de présentation peut être méthodiquement effectué.
Maxime de plateforme
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
Connectez tou·te·s les participant·e·s à la même plateforme avec les mêmes droits et demandez-leur de gérer individuellement leur caméra et leur audio (micro et son).
Lors d’une communication multimodale artefactée, l’utilisation d’une plateforme de visioconférence et la connexion des utilisateur·rice·s à celle-ci doit être faite en regard de ses caractéristiques et des sphères d’interactionsPar « sphère d’interactions », nous entendons l’espace ouvert aux interactions que permet l’artefact. Les interactions peuvent donc avoir lieu au sein de cet espace et être caractérisées d’inter ou encore d’intra quand les interactions ont lieu dans des espaces d’intersection entre différentes sphères (lors de l’utilisation de plusieurs artefacts), par exemple si un ordinateur connecté au logiciel de visioconférence est utilisé pour tout un groupe présentiel, intégrant les artefacts présents dans la salle, tels que les robots de téléprésence Beam et Kubi. Voir le chapitre « Ménager les faces par écran : vers de nouvelles règles de politesse ».↩︎ qu’elle permet. S’agit-il d’une plateforme de visioconférence de groupe (salle à salle) ? Les lieux accueillant la visioconférence sont-ils équipés de manière adéquate en système d’image, micro et audio ? S’agit-il d’une plateforme de visioconférence à connexions individuelles ? Dans ce dernier cas, chaque participant·e dispose-t-il·elle de l’équipement adéquat (ordinateur avec caméra, micro-casque, etc.) ? Il convient d’éviter d’utiliser des plateformes de visioconférence à connexions individuelles pour des connexions en groupeAinsi, dans notre cas, la plateforme Adobe Connect n’était probablement pas la plus adaptée.↩︎. Enfin, il est conseillé de donner les mêmes droits à tou·te·s les participant·e·s et qu’ils·elles soient indépendant·e·s dans la gestion de leur caméra et système audio facilitant ainsi les interactions et libérant l’animateur·rice de la visioconférence de cette gestion ou encore évitant de déléguer cette fonction à une tierce personne. Cette fonction peut en effet s’avérer chronophage et nuire au suivi de la réunion de cette personne qui peut alors se trouver accaparée par la gestion des aspects techniques des autres participant·e·s. L’autonomie des participant·e·s sur cet aspect contribue largement à la fluidité des interactions.
Maxime de silence
Amélie Bouquain, Christelle Combe et Tatiana Codreanu
Apprenez à supporter le silence et tolérez des pauses parfois longues.
Lors d’une communication multimodale artefactée, la technologie va avoir un impact sur la fluidité des interactions. Les interactions peuvent parfois se trouver ralenties : par exemple si l’on interpelle un·e participant·e· sans qu’il·elle ait sollicité la parole, un temps de réflexion pourra lui être nécessaire pour répondre. Et même si l’on donne la parole à un·e participant·e l’ayant sollicitée, un temps d’activation du système micro-audio sera nécessaire en amont de sa prise de parole. Les silences et les pauses sont partie prenante de toute communication multimodale artefactée. Il faut donc les accepter sans qu’elles soient anxiogènes.
Posture identitaire de légitimité
Jean-François Grassin
La posture identitaire de légitimité relève de la construction de l’identité du·de la jeune chercheur·e étudiée dans le cadre du chapitre « Former à la recherche dans un séminaire doctoral polyartefacté ». Le monde de la recherche fait appel de plus en plus à la technologie et il apparaît nécessaire de se poser la question des compétences construites en interactions par ses acteur·rice·s et notamment par ses plus jeunes. Pour comprendre le processus de construction de l’ethos du·de la jeune chercheur·e, nous proposons le concept situé de « posture identitaire de légitimité ».
Le concept de posture identitaire s’appuie sur la notion d’ethos professionnel que Jorro définit ainsi :
la manière dont [la personne] organise son rapport au monde professionnel, comment il définit et redéfinit son aire d’action au regard d’une approche déontique de l’activité (Jorro 2009).
Par cette définition, l’ethos confine à la quête identitaire. L’identité est entendue ici comme construite, produite, formée ou développée dans toute interaction sociale (Lahire 2001 ; Moje et Luke 2009). Le séminaire doctoral est le lieu d’un processus social de construction de l’identité par l’acquisition de certains rôles sensibles au caractère collaboratif et polyartefacté de la situation et qui vont s’enacter dans diverses postures. Lors de notre étude, nous avons privilégié la notion de posture à celle de rôle :
Autant le rôle est quasiment défini à l’avance et impose un type de comportement, autant la posture consiste en une identité agile, adaptée au contexte (Jorro 2009, 6).
Nous articulons de plus la notion de posture à celle de légitimité notamment en référence aux travaux de Lave et Wenger (1991) sur la participation d’acteur·rice·s novices dans les communautés de pratiques. Le développement de l’identité est influencé par l’agentivité et le pouvoir que les individus acquièrent grâce à leurs expériences dans différents événements (Lewis 2007). Dans ce processus, les acteur·rice·s ont toujours besoin de légitimation et d’auto-vérification.
Le concept de posture identitaire de légitimité se définit comme un positionnement identitaire visant la participation et s’appuyant sur un processus de légitimation sociale dans l’action située. Il permet de rendre observable la construction d’un ethos professionnel et de tenir compte des situations artefactées.
Nous avons identifié trois postures identitaires de légitimité, à travers notre étude de cas, qui rendent le·la doctorant·e légitime dans la situation et qui se développent au travers de la mise en œuvre de compétences tant scientifiques que techniques :
Une posture fondée sur la légitimité de la présence, que nous appelons « posture de légitimité présentielle » ; cette première posture place la légitimité sur un axe présent / non-présent. Nous envisageons ici la présence comme praxis. C’est dans cette praxis que s’enacte des postures de légitimité. Cette praxis fait appel à des compétences socio-scientifico-techniques qui devront s’enacter dans le cadre des séminaires. Elle s’énonce discursivement dans la perception par soi et par les autres de sa légitimité dans le groupe. Être présent, c’est notamment pouvoir défendre cette légitimité. Dans le cadre participatif des interactions polyartefactées, les modes de présence se diversifient et la posture de légitimité passe par l’affirmation de compétences sociotechniques qui permettent à la fois de se rendre présent·e aux autres (posture ego-centrée), de rendre présents tous les membres du groupe à soi (posture exo-centrée), ou encore par une posture à l’interface entre les groupes (posture interfacielle groupale). Ces trois postures se combinent la plupart du temps dans la dynamique de l’interaction polyartefactée. La légitimité présentielle, dans le cadre d’une situation polyartefactée, se construit dans un rapport aux autres qui peut être plus ou moins artefacté, mais qui se construit toujours en rapport avec les artefacts impliqués dans la situation.
Une posture fondée sur la légitimité scientifique, que nous appelons « posture de légitimité épistémique ». La posture identitaire est thématisée dans les discours sur un axe compétent / non-compétent en matière scientifique. Elle autorise la participation à la discussion scientifique. C’est peut-être la légitimité la moins spécifique à la situation.
Une posture fondée sur la légitimité de sa relation à l’autre, qui impose une fiabilité et que nous appelons « posture de légitimité pragmatique ». Cette posture identitaire est marquée du côté de la coopération et de la confiance. La participation est légitimée dans une posture identitaire mettant en avant la dimension relationnelle et plaçant l’identité doctorale sur un axe fiable / non fiable. Il s’agit de se rendre capable d’agir dans la situation polyartefactée.
La participation découle de la construction identitaire dynamique issue de ces trois postures de légitimité : il s’agit d’asseoir sa légitimité dans le groupe en étant présent aux autres et à soi-même pour construire des connaissances partagées sur la situation et agir à l’intérieur d’un dispositif (de recherche) polyartefacté.
La notion de posture de légitimité est particulièrement utile parce qu’elle permet de prêter attention à la fois aux expériences interpersonnelles (le processus de légitimation dans l’expérience groupale) et à l’expérience intrapersonnelle (la prise de conscience de l’identité du rôle idéalisé) (Jazvac‐Martek 2009). Dans le cadre d’une formation aux situations d’interactions polyartefactées, la notion permet d’instaurer un cadre réflexif pensant le pouvoir d’agir du·de la jeune chercheur·e, à partir de ces postures identitaires tenant compte de la spécificité de la situation polyartefactée. Le projet « Présences numériques », en multipliant les identités de rôles saisissables par les doctorant·e·s, constitue une médiation dispositive bienveillante (Belin 1999). La participation relève de l’idée de « faire dispositif » au sens où l’entend Belin (1999) comme « acte de disposer, de prendre ses dispositions » dans un environnement. La posture présentielle est une logique dispositive qui implique de faire attention à l’autre pour se rendre présent·e au collectif. L’identité pragmatique est l’enactement de gestes dispositifs qui forme le dispositif.
Dans le cas des doctorant·e·s dont nous analysons les postures, cela passe par l’affirmation de compétences sociotechniques qui permettent soit de se rendre présente aux autres (Amélie), soit de rendre présents tous les membres du groupe (Dorothée), ou par une identité de rôle comme interface entre les groupes (Morgane). Alors que les autres doctorantes thématisent leur position dans le séminaire sur un axe présent / non présent ou légitime / non légitime, Morgane adopte une posture identitaire marquée du côté de la coopération et de la confiance. Ce rôle apparaît dans son discours à travers de nombreuses références aux autres membres dans une posture identitaire mettant en avant la dimension relationnelle et plaçant l’identité doctorale sur un axe fiable / non fiable.
Présence artefactuelle, autonomie participative
Joséphine Rémon, Christelle Combe et Amélie Bouquain
À partir du concept de présence en formation à distance (Jézégou 2010 ; Peraya 2014 ; 2011 ; D. R. Garrison, Anderson, et Archer 1999 ; D. Garrison et Anderson 2011 ; D. R. Garrison et Arbaugh 2007 ; D. Garrison et Archer 2007), nous distinguons la présence artefactuelle de la présence interactionnelle. La présence est artefactuelle lorsque ce sont les caractéristiques de l’artefact qui sont investies et utilisées dans une situation par les participant·e·s au détriment de l’utilisateur·rice de l’artefact. Ainsi, lorsqu’un·e participant·e déplace le dispositif de téléprésence Beam en saisissant les montants de celui-ci, de manière transitoire ce n’est pas en tant que partie prenante de l’interaction que l’artefact et sa pilote sont considéré·e·s, mais comme obstacles à la vision des participant·e·s en présentiel, et comme objet déplaçable, non autonome.
Les choix techniques effectués et les potentialités de chaque dispositif ont des incidences en termes de participation et d’autonomie. En écho à la notion de cadre participatif (Goffman 1987), nous entendons par « autonomie participative » la capacité pour l’individu de réguler son implication : prendre la parole, couper ou rétablir le son, se déplacer pour mieux participer, etc. Cette autonomie participative est aussi tributaire des compétences de l’individu à mettre à profit les potentialités offertes par le dispositif. En effet, certaines possibilités ne sont parfois découvertes qu’après plusieurs séances de pilotage de l’artefact.
Présence furtive
Joséphine Rémon, Christelle Combe et Amélie Bouquain
La présence est dite furtive, au sens militaire (« Se dit d’un avion construit de manière à ne pouvoir être détecté que très difficilement par les radarsVoir la définition complète du Larousse.↩︎ »), lorsqu’elle est non détectée par les autres participant·e·s. Cette présence non détectée est permise par les affordances des différents artefacts. En effet, si on est assis derrière le Beam par exemple, on ne voit pas lorsque la pilote du Beam se met en place. De même, lorsque la pilote du Beam utilise la fonction « zoom », les autres participant·e·s ne s’en rendent pas compte, car d’une part ils·elles ne savent pas que cette fonction existe, et d’autre part l’activation du zoom est indétectable pour eux.
Régimes attentionnels collectifs, artefactés et transindividuels
Jean-François Grassin, Mabrouka El Hachani, Joséphine Rémon et Caroline Vincent
Ce terme prend appui sur la définition de l’attention conjointe (ou co-attention) de Citton :
plusieurs personnes, conscientes de la présence d’autrui, interagissent en temps réel en fonction de ce qu’elles perçoivent de l’attention des autres participants (Citton 2014, 127).
Les régimes (Teil 2012, 28) attentionnels collectifs, artefactés et transindividuels sont définis comme des modes stabilisés ou en cours de stabilisation d’allocation de ressources attentionnelles qui ne peuvent être construits indépendamment du collectif et des artefacts. En effet, ce sont des organisations complexes qui dépassent la concaténation des modes d’agir individuels.
Régime d’interpellation, régimes artefactuels, disponibilité à l’interpellation
Joséphine Rémon, Christelle Combe et Amélie Bouquain
Au sein du séminaire polyartefacté, la participation à l’interaction est soumise à des régimes (Teil 2012, 28), que l’on pourrait qualifier d’artefactuels, au sens où ils sont tributaires de l’artefact ou du dispositif de téléprésence utilisé et de leurs caractéristiques ou potentialités en termes d’interaction.
Parmi ces régimes, nous identifions notamment le régime d’interpellation. Un régime d’interpellation renvoie à un ensemble de modes de fonctionnement permettant l’interpellation en vue d’une interaction. Nous utilisons « interpellation » (et non « adresse ») au sens explicité par Mellet (2010) : « interpeller revient pour L (le locuteur) à exprimer le désir que A (l’allocutaire) prenne en compte L dans son champ perceptif. […] [I]nterpeller revient pour L à exprimer le désir que A interrompe son action en cours ». « A n’a pas pris encore en compte la présence de L dans son champ perceptif au moment de l’interpellation (d’une certaine manière, A est absent à L) » ; « A est déjà engagé dans une action ».
Le régime d’interpellation est déterminé par les affordances et leur co-construction, et notamment par les différents niveaux d’autonomie perceptive de mouvement et audio-visuelles. Ainsi, la pilote du Beam est dans un régime d’interpellation empêché lorsque les participant·e·s en présentiel sont assis derrière l’artefact Beam.
La disponibilité à l’interpellation est la capacité à être interpellé·e par les autres participant·e·s. Cette capacité peut être diminuée par les caractéristiques de l’artefact : le dispositif de téléprésence Beam par exemple n’a pas de visibilité sur l’espace à 180° dans son dos. Si on est derrière le Beam, il est donc difficile d’attirer l’attention de son pilote.
Réseaux et ressources technico-corporelles
Samira Ibnelkaïd
Avec l’avènement des nouvelles technologies, le corps est perçu par certain·e·s comme « un indigne vestige archéologique amené à disparaître » (Le Breton 2001, 20). Selon cette perception, le corps « se mue en membre surnuméraire, en entrave à l’émergence d’une humanité (que certains appellent déjà une posthumanité) enfin parvenue à se défaire de toutes ces entraves, dont la plus cuisante est le fardeau du corps. » (Le Breton 2001, 20). Le sujet équipé de moyens de communication de plus en plus variés ne doit plus nécessairement passer par une rencontre dite « physique » et « obsolète » (Le Breton 2001, 23).
Si la problématique de la relation entre le corps et les technologies fascine et inquiète tant, c’est qu’elle renvoie au mythe d’un esprit séparé du corps, d’un être artificiel que le savant pourrait créer, d’une communication parfaite sans malentendu (Flichy 2009, 11). L’on fait face, selon Casilli (2009), à une crise de la sensibilité du corps. Le concept de crise renvoie ici au mot grec signifiant « passage, transition entre deux époques » et celui de sensibilité du corps à « l’ensemble des attitudes, discours et représentations imaginaires à l’égard du corps façonnant et légitimant ses pratiques » (Casilli 2009). Cette crise de sensibilité du corps implique donc une tension entre deux modes différents de se rapporter au corps ; en l’occurrence la tension entre une vision biomécanique héritée de la modernité et une vision virtuelle du corps issue de la postmodernité (Casilli 2012, 6). Cette crise du corps prend une importance d’autant plus forte que les limites du corps « dessinent à leur échelle l’ordre moral et signifiant du monde » (Le Breton 2001, 26). C’est pourquoi penser le corps équivaut d’une certaine manière à penser le monde et le lien social ; « un trouble introduit dans la configuration du corps est un trouble introduit dans la cohérence du monde » (Le Breton 2001, 26).
Contraire à l’idée d’une disparition postmoderne du corps et d’un dualisme cartésien âme–corps, Frias soutient qu’avec l’avènement du numérique, la corporéité de l’individu est certes transfigurée mais demeure un « vecteur symbolique central dans les échanges » numériques (Frias 2004, 2). En effet, si le numérique concerne les « immatériaux » – images et textes virtuels – la réalisation de ceux-ci suppose de passer par le digital, à savoir la matérialité et le toucher : les doigts de la main et la tactilité. C’est pourquoi l’interaction numérique met en présence trois entités : la technique, l’intellectuel et le sensitif ; l’artefact, le conceptuel et le corporel (Frias 2004, 6). Et l’écran, tactile, visuel et sonore, en est l’illustration. De là « la porosité de ces interfaces fait s’interpénétrer la chair du sujet et le corps de l’objet en une inextricable hybridation » (Frias 2004, 6). Le numérique « impose une nouvelle écoute du corps, il engage à une recherche originale de sensations et de formes de l’apparence » (Casilli 2009, 2). Le corps est finalement au centre exact de la société numérique (Casilli 2009, 2), il est l’instrument d’une hybridation entre le réel et le virtuel (Flichy 2009, 12).
Ce qui survient avec le numérique, c’est une hybridation complexe entre la pensée et le geste, entre l’objet-ordinateur et le sujet-utilisateur qui déploie un savoir-faire habile et non systématique, relevant du flou, de l’à-peu-près, du bricolage créatif autant que des routines […] Loin de disparaître, le corps se virtualise en redéployant ses lignes, ses limites et son mode d’être social (Frias 2004, 10).
Par ailleurs, les outils technologiques ne fonctionnent pas ex nihilo – leur usage requiert un sujet corporel. Le corps associé aux interfaces numériques permet l’énaction d’une activité sensorimotrice signifiante dans un univers artefactuel. C’est pourquoi il nous semble indispensable, dans l’appréhension des interactions par écran, de porter une attention particulière à ce que nous identifions comme étant des ressources technico-corporelles, à savoir l’hybridation de ressources langagières multimodales liées à la corporéité (verbal, geste, mimique, regards, postures) et plurisémiotiques liées aux techniques et médias (matérialité des artefacts, affordances, images, graphismes, vidéos, liens, techno-discursivité) convoquées par les interactant·e·s pour se rendre présent·e·s les un·e·s aux autres.
Séquence 2 : « Le robot me tourne le dos »
Accéder à l’analyse de cette séquence dans le chapitre « Intercorporéité artefactée, entre réification et personnification ».Séminaire doctoral polyartefacté
Develotte et al.
Le travail auquel aboutit cet ouvrage est une définition de ce que fait la polyartefaction à une situation de recherche particulière.
Le séminaire doctoral polyartefacté est une situation de recherche qui mêle travail scientifique et situation de formation où la polyartefaction conditionne, cadre et façonne la communication et la collaboration des participant·e·s. Le séminaire doctoral polyartefacté est un événement situé qui se définit ainsi à la fois par l’activité, par les intentions de communication et par les agencements matériels et artefactuels mis en œuvre par les participant·e·s. Il est le lieu de co-construction d’une intelligence collective (Levy 2016) permise par la gestion collaborative, réflexive et raisonnée du réseau de choses (équipements et puissance), du réseau d’êtres (personnes et éthique) et du réseau de signes (messages et connaissance). Les participant·e·s au séminaire doctoral polyartefacté, novices comme expérimenté·e·s, développent une perception commune des enjeux sociotechniques et une conscience implicite des dynamiques de réseaux sous-tendant l’émergence de l’intelligence collective et reposant sur la complémentarité des membres et leur confiance dans la coopérationVoir le chapitre « Bugs numériques et ratés interactionnels au service d’une intelligence collective ».↩︎.
Le séminaire est une situation de communication polyartefactée en ce sens que l’activité communicative multimodale est médiée par une variété d’artefacts actionnés au travers de multiples écrans et qui constituent un dispositif attentionnel à des fins de collaboration. Les informations linguistiques, sémiotiques et technodiscursives produites dans différentes modalités doivent être traitées au travers de chaînes d’agentivité distribuée qui vont élargir le champ d’action langagier, technique et sensoriel des participant·e·s.
Une des conditions primordiales de sa mise en œuvre est donc la construction d’un dispositif attentionnel hétérogène qui rend possible l’attention interpersonnelle nécessaire à la reconstruction d’une appréhension collective et distribuée des possibilités d’action de chacun·e·s des participant·e·s (des co-affordances).
Visant la collaboration, le séminaire doctoral polyartefacté relève d’une éthique dispositive de bienveillance (Belin 1999) permettant le déploiement de postures de légitimité entre pairs. Ces postures vont s’adosser à des processus de résonance, d’empathieVoir la définition de Chaîne d’agentivité distribuée.↩︎ et d’attention à l’autre qui sont mis à l’épreuve par la polyartefaction. Elles sont donc conditionnées entre autres par les différents régimes d’interpellation, maximes d’interactions et marqueurs attentionnels que nous avons étudiés dans l’ouvrage.
En tant que dispositif de formation, le séminaire doctoral polyartefacté favorise un apprentissage par le faire et l’agir en temps réel et en collaboration, ainsi que la formation de chercheur·e·s « interdisciplinary natives » (Darbellay 2017, 4). En tant qu’espace scientifique, le séminaire polyartefacté est une pratique qui permet de développer une culture et des compétences dispositives propices à une éthique de chercheur·e attentive aux autres.