Histoires de nature
Une collection participative sur les changements environnementaux
Frédérique Chlous,
Aurélia Desplain,
Romain Julliard,
« Histoires de nature », dans
Marta Severo,
Roch Delannay (dir.),
Contribution numérique : cultures et
savoirs (édition augmentée), Les Ateliers de [sens
public], Montréal, 2024, isbn : 978-2-924925-29-4, http://ateliers.sens-public.org/contribution-numerique/chapitre10.html.
version 0, 15/06/2024
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA
4.0)
Introduction
Histoires de nature. Une collection participative sur les changements environnementaux (en allemand Natur der Dinge, eine partizipative Sammlung des Anthropozäns et en anglais Changing Natures, collecting the Anthropocene together) est un programme de science participative franco-allemand qui a pour but de créer une collection numérique participative sur les changements environnementaux en cours, à partir d’objets et de documents du passé accompagnés de récits personnels.
Collection d’histoire naturelle d’un nouveau genre, Histoires de nature cherche à restituer les points de vue familiers et intimes sur les transformations de notre environnement. Quelles traces du passé nous questionnent à propos des changements environnementaux ? Quels objets, documents, quels souvenirs nous interpellent aujourd’hui à ce sujet ? Qu’avons-nous pu oublier ?
Comprendre les perceptions individuelles et collectives des changements environnementaux
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de notre domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que ne nous le rencontrions pasMarcel Proust. 1946. Du côté de chez Swann. Gallimard.↩︎.
Cette citation de Marcel Proust précède immédiatement le fameux passage au cours duquel l’auteur, en croquant une madeleine trempée dans le thé, fait l’expérience d’une remémoration, du surgissement d’une mémoire enfouie : celle d’un passé dont l’expérience sensible provoque la réminiscence. Sans cette expérience sensible, le passé, que nul souvenir n’aurait ravivé, aurait été perdu à jamais. Et si le passé de la nature était captif de nos souvenirs oubliés ? Et si nous avions besoin de madeleines pour que surgissent ces souvenirs et que l’état antérieur de la nature nous reviennent en mémoire ? Histoires de nature est un programme de science participative qui a pour but de créer une collection numérique participative sur les changements environnementaux en cours, à partir d’objets et de documents du passé accompagnés de récits personnels. Porté conjointement par le Muséum national d’Histoire naturelle de Paris et le Museum für Naturkunde Berlin, ce projet propose d’interroger les savoirs locaux, les expériences personnelles et les représentations des impacts humains sur la nature.
Le constat de départ est tout d’abord celui des changements environnementaux majeurs auxquels nos sociétés sont confrontées : l’érosion de la biodiversité, l’épuisement des ressources et des sols, la fragmentation des habitats et des écosystèmes, le changement climatique… C’est aussi celui de nombreuses questions de société qui en découlent, autour de la santé, de l’alimentation, de la préservation des ressources et du patrimoine… Plusieurs auteurs et autrices de disciplines variées (notamment écologie, psychologie, philosophie) analysent les difficultés à percevoir ces changements aux échelles individuelles et collectives, et mettent en évidence des processus impactant les représentations et les relations à la nature passée, présente et future.
Actuellement, si les images de feux de forêts ou les courbes exponentielles d’émissions de gaz à effet de serre nous sont désormais familières, savoir ne semble visiblement pas suffire, pour reprendre les termes d’Anne-Caroline Prévot et de Cynthia FleuryFleury, Cynthia et Anne-Caroline Prévot. 2017. Le souci de la nature : Apprendre, inventer, gouverner. CNRS Éditions.↩︎. Peut-être même est-ce exactement le contraire : l’incertitude et la complexité des situations que nous arbitrons toutes et tous au quotidien nous conduisent à ne pas tenir compte de risques que nous jugeons comme dépassant nos capacités à y répondre. D’autre part, la fin des grandes idéologies politiques progressistes, ancrées dans une représentation d’un futur forcément meilleur grâce aux progrès scientifiques, bouleverserait nos capacités d’actionKlein, Étienne et Denis Lafay. 2017. Sauvons le progrès. Éditions de l’Aube.↩︎. Enfin, le concept d’amnésie environnementale générationnelle formulé par le psychologue environnemental Peter Kahn, fait l’hypothèse d’un oubli de l’état antérieur de l’environnement, à échelle d’une vie humaine, et de normalisation autour de l’état contemporain de l’environnement, même si cet état s’avère être un état dégradé par rapport à un état antérieur dont nous n’avons pas fait l’expérienceKahn, Peter H. et Stephen R. Kellert. 2002. Children and nature: Psychological, sociocultural, and evolutionary investigations. The MIT Press.↩︎.
Alors comment parler aujourd’hui des changements environnementaux et de la crise de la biodiversité ? Le programme de science participative Histoires de nature, dont la bande-annonce a été produite par l’Institut national de l’audiovisuel à partir de son fonds d’archives amateurs, va explorer la relation que chaque individu peut avoir à la nature passée, pour interroger les mémoires individuelles et collectives sur les changements environnementaux. La porte d’entrée choisie est celle des savoirs locaux, des multiples perceptions et interprétations, des émotions, le registre du familier.
Histoires de Nature - Tous témoins d’un monde qui change
Crédits : Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, Museum für Naturkunde Berlin
Pour créer une collection numérique de témoignages « populaires » des changements en cours et de l’évolution des relations entre les êtres humains et la nature, le Muséum national d’Histoire naturelle en France et le Museum für Naturkunde Berlin en Allemagne ont développé conjointement une plateforme numérique participative dont l’objectif est triple. Un premier objectif est celui de conservation par la constitution d’une collection patrimoniale, numérique, produite par les participants et participantes qui vont déterminer le périmètre de cette collection par leurs contributions, tirées d’archives originales, familières. Un second objectif est d’ordre scientifique, avec la création d’un corpus ouvert pour la recherche permettant la construction de projets scientifiques autour de la plateforme. Un dernier objectif est celui d’engagement social par la contribution à l’amplification de la prise de conscience des changements en cours, en les rendant plus perceptibles pour un large public.
La plateforme « Changing natures » pour collecter, consulter, débattre
Changing natures est en accès libre. La plateforme a été développée par l’unité mixte de service « Méthodes et outils pour les sciences participatives ».
Une première version a été lancée le 16 juin 2022, la seconde est déployée depuis le 7 octobre 2022. Chacune et chacun peut se rendre sur le site et consulter la collection qui est en cours de création par des participantes et des participants, depuis différents endroits du monde. La collection peut s’explorer de plusieurs manières.
La vue en galerie (Figure 1) présente sous forme de vignettes les différents objets et documents déposés par les participantes et participants. Chaque vignette donne à voir une miniature d’une image associée à une localisation d’origine de l’objet ou du document concerné, et on peut aussi lire sur cette carte quelques mots-clés qui nous renseignent sur la thématique générale abordée par la contribution.
La vue cartographique (Figure 2) permet d’apercevoir en un coup d’œil l’étendue géographique de la collection en cours de construction. Les lieux qui sont figurés sur cette carte dynamique sont les lieux d’origine des objets ou documents déposés sur le site. En zoomant sur la carte, on peut voir les clusters se diviser pour aller vers une géolocalisation de plus en plus précise.
Enfin, il est possible d’explorer la collection grâce à des filtres de recherche : recherches par période temporelle, par localisation et par mots-clés.
Lorsque l’on clique sur l’une des vignettes de cette collection, on entre dans l’exploration détaillée de l’objet ou du document concerné. On découvre ainsi le média (une ou plusieurs images, PDF, enregistrements sonores ou vidéos) accompagné d’informations sur cet objet ou document : les habitats et les espèces, les matières et les pratiques, les thématiques générales et les émotions que suscitent cet objet ou ce document à la personne. On trouve également ensuite des éléments de localisation et de datation dans la vie de cet objet, accompagné du récit personnel du participant ou de la participante.
Pour contribuer à la collection en déposant soi-même un ou plusieurs objets ou documents, en commentant la contribution d’un ou d’une autre, en y ajoutant des éléments (mots-clés, dates, événements ou récit), il est nécessaire de se créer un compte. Une fois son compte créé, on dispose d’un tableau de bord qui reprend l’ensemble de ses contributions et interactions avec les autres utilisatrices et utilisateurs.
La plateforme est entièrement trilingue français, allemand et anglais, les contenus sont traduits automatiquement et instantanément par un algorithme d’intelligence artificielle. Cet atout permet de dialoguer dans sa propre langue avec des locuteurs et locutrices des trois langues prises en charge par la plateforme à ce jour.
La méthodologie participative pour les sciences humaines et sociales : une approche sensible
En choisissant le registre de l’intime et du familier, en permettant le partage d’images, de récits, de sons, de vidéos, Histoires de nature vient interroger les représentations que chaque personne peut se faire de l’environnement. Au moment du dépôt sur la plateforme d’un ou plusieurs objets ou documents, les contributrices et contributeurs sont invités à faire une narration qui raconte leur lien personnel avec cet objet, ce qu’il dit des changements environnementaux à leurs yeux. Un champ de métadonnées a également été prévu pour renseigner les émotions que cet objet suscite chez la personne (Figure 3 et 4).
Grâce aux fonctionnalités d’interaction, les contributions seront l’occasion de débattre collectivement sur certains sujets, comme cela a été le cas lors d’un atelier de présentation du programme à des professionnels de la jardinerie. Nous avons consulté ensemble la contribution « Plaidoyer pour le DDT » (Figure 5). Voici le récit que l’on peut lire sur la plateforme :
J’ai retrouvé ce vieil exemplaire du mensuel « Courrier de l’Unesco » (février 1972) en vidant la maison de ma grand-mère. En première de couverture, ce titre m’a frappé : « un savant plaide pour le DDT ». Il s’agit de Norman E. Borlaug dont on apprend qu’il a reçu le Prix Nobel de la Paix. En arrière-plan, une photo artistique de libellule gribouillée par une main inconnue : « sale bête ». À l’intérieur, un dossier de neuf pages rédigé par ce savant décrit les mérites des pesticides, en particulier du DDT pour sauver le monde des famines engendrées, selon lui, par les insectes ravageurs des cultures. Ces insectes sont décrits avec des adjectifs très évocateurs : « tueurs », « parasites », « pillards ». Photos à l’appui, ils sont seuls sur le banc des accusés. L’article ne questionne pas les systèmes de production agricole dans lesquels on constate les dégâts de ces insectes. Il ne questionne pas non plus les effets potentiels des pesticides sur le reste de la chaîne alimentaire. Le fait qu’une organisation mondiale, publique, sérieuse comme l’Unesco relayait ce genre de discours il y a cinquante ans m’a paru invraisemblable dans le contexte actuel. Le fait d’avoir trouvé ce numéro dans le grenier de ma grand-mère, paysanne née en 1926, a également été une surprise. J’ai imaginé qu’il s’agissait peut-être d’une lecture scolaire de l’un de ses enfants. Je me suis demandé si l’article en question avait eu une influence sur l’utilisation de produits chimiques sur la ferme familiale.
Les métadonnées renseignées par l’auteur sont nombreuses, tant sur l’environnement dont il est question (l’habitat et les espèces) que sur les pratiques et thématiques générales abordées par cette contribution. L’auteur partage en outre ses émotions de surprise et d’amertume.
Le DDT ou dichlorodiphényltrichloroéthane, produit chimique de synthèse utilisé comme insecticide dans les années 1930 à 1970, sera finalement interdit dans la plupart des pays en raison de son impact environnemental et sanitaire. À la lecture de cette contribution, les échanges ont été vifs. Plusieurs jardinières et jardiniers ont noté qu’il n’y avait rien d’étonnant à trouver un tel discours dans les publications des organisations internationales puisque le début des années 1970 était encore une période d’une utilisation massive de cet insecticide dans le monde entier. Une personne a fait le lien avec certaines de ses archives personnelles, des journaux de la même époque qui documentent l’utilisation du DDT dans le contexte du la guerre du Viêtnam et de la déforestation massive conduite par le gouvernement des États-Unis. Une autre se remémorait les vidéos publicitaires diffusées dans les années 1950, vantant les vertus de cet insecticide pour lutter contre les moustiques vecteurs du paludisme. Les fonctionnalités de commentaires, d’ajouts de récits ou de mots-clés par la communauté des utilisatrices et utilisateurs ont vocation à permettre ces échanges et débats directement sur la plateforme. C’est précisément la dynamique qu’Histoires de nature espère impulser. Au commencement, il y a un récit intime et des émotions, qui nous disent quelque chose de singulier sur les changements environnementaux. Puis, il y a des possibilités d’échanges de connaissances, d’expériences, de ressentis qui viennent enrichir, déployer et approfondir un sujet.
Conclusion
La plateforme Changing natures a été conçue et développée pour répondre à trois objectifs étroitement liés : de conservation, de recherche et sociétal. La plateforme héberge les contenus originaux, sans édition ni modération de la part de l’équipe qui administre le projet. Une charte de bonne conduite a néanmoins été rédigée à l’intention des membres de la communauté, l’équipe du projet s’assure du respect de cette charte. La collection entend refléter et explorer une diversité d’idées, de points de vue, et permettre un apprentissage collectif. Le corpus constitué pourra servir de base à la réalisation de programmes de recherche, par un accès à la base de données et à des outils d’exploration de ces données (en cours de construction à ce jour), et en permettant aux équipes de recherche de contacter les contributrices et contributeurs pour des enquêtes qualitatives plus poussées. Enfin, en redonnant du poids aux savoirs locaux, l’ambition de la plateforme est de contribuer à un véritable dialogue entre science et société. À côté des connaissances scientifiques sur l’érosion de la biodiversité (voir par exemple le rapport de 2022 de l’IPBES), sur le changement climatique (voir par exemple le résumé du 6e rapport du GIEC de 2023), il s’agit de laisser une place à l’intime et au familier pour constater et documenter autrement ces changements, à échelle d’une vie humaine. Chacun et chacune en a une expérience : une photo, une chanson, un livre ou un ancien article de presse peut remémorer des souvenirs enfouis sur les états passés de la nature. Histoires de nature suit cette intuition que la remémoration et l’approche par le sensible sont les clés d’une appropriation de connaissances sur les questions des changements environnementaux. La plateforme espère.
Contenus additionnels
Plateforme Changing natures
Accéder à la plateforme Histoires de nature : une collection participative sur les changements environnementaux.
Crédits : Muséum national d’Histoire naturelle, Museum für Naturkunde Berlin
Carte des contributions au projet Histoires de nature
Notes prises lors du forum
Notes 4. Science participative 2.0 : données de qualité, intelligence collective
Romain Julliard (directeur de recherche, Cesco, MNHN)
Romain Julliard commence par présenter les méthodes et outils pour les sciences participatives et par expliquer qu’un des besoins centraux des sciences participatives relève de données standardisées produites par les contributeurs. Pour ce faire, il présente les méthodes de la science participative 2.0. 1) Les fonctionnalités liées aux données : elles peuvent être visibles de tous, commentables par les participants et/ou modifiables par les auteurs ; 2) Les actions des participants : elles doivent s’inspirer les unes des autres, être basées sur le conseil et l’entraide et enfin contrôlées pour vérifier leur qualité. Cela conduit à des données enrichies, un apprentissage partagé et un sentiment d’appartenance entre les participants. Elle permet également de faire progresser les participants et de les faire contribuer aux règles pour valider la qualité des données.
Dans un second temps, Romain Julliard présente la plateforme Changing Natures. L’idée est de documenter les témoignages du changement de la nature à travers une démarche de science participative et un projet interculturel (franco-allemand-anglais). Le protocole consiste en une gestion participative de la collection (les participants deviennent conservateurs) et la création de récits personnels et collectifs (via des sous-collections).
Des questions relevant de dimensions techniques (interopérabilité, architecture logicielle) et communautaires (comment animer des contributeurs via des animateurs et relais locaux) ont été soulevées.
Notes 16. Particip-Arc
Alexandra Villarroel Parada (Muséum national d’histoire naturelle)
Alexandra Villarroel Parada rappelle que le réseau Particip-Arc est né sous l’impulsion du ministère de la Culture, comme une stratégie de recherche autour des axes participatifs via AAP. Il réunit les acteurs qui conduisent des recherches culturelles participatives. Il a commencé comme un réseau au niveau institutionnel, avec un financement sur deux ans pour faire des ateliers s’interrogeant sur la notion de recherche culturelle, sémantiquement complexe. Durant la phase 3, il y a une diminution des financements et on s’est intéressé à la question de la pérennisation à travers la création d’une plateforme numérique simple qui répertorie des projets de recherche culturelle participative. Il y avait alors une centaine d’adhérents et des institutions comme des individus.
Un des problèmes soulevés relève du manque de contributeurs, peut-être du fait que la plateforme est aujourd’hui surtout répertoriée comme une plateforme institutionnelle. D’autre part, il y a une diversité de disciplines représentées, avec une unité thématique, mais comme sur Wikipédia la question se pose de savoir si cette plateforme « produit » de la connaissance. Sachant qu’il n’y a pas de protocole scientifique à proprement parler.