Introduction
Marta Severo,
Roch Delannay,
« Introduction », dans
Marta Severo,
Roch Delannay (dir.),
Contribution numérique : cultures et
savoirs (édition augmentée), Les Ateliers de [sens
public], Montréal, 2024, isbn : 978-2-924925-29-4, http://ateliers.sens-public.org/contribution-numerique/introduction.html.
version 0, 15/06/2024
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA
4.0)
Participation, collaboration, contribution... Ces dernières années, le secteur culturel s’est engagé dans un mouvement global d’ouverture envers les citoyens. Ce phénomène semble prendre ses racines les plus évidentes dans la diffusion de mouvements sociétaux tels que la culture participativeJenkins, Henry. 2013 (2006). La Culture de la convergence. Des médias au transmédia. Armand Colin/Ina Éditions.↩︎ ou la culture remixLessig, Lawrence. 2008. Remix: Making Art and Commerce Thrive in the Hybrid Economy. Penguin Press.↩︎. Ces mouvements, en embrassant les idées de participation active et de co-création, ont catalysé une transformation profonde de la relation entre les individus et les institutions culturelles.
Cependant, ce phénomène remet en lumière une relation entre le citoyen et l’institution qui perdure depuis des siècles. Depuis l’époque de l’amateur éclairé jusqu’au temps de l’Académie royale de Louis XIV, le « citoyen ordinaire » se tenait aux côtés du roi, avec ses goûts et son expertise, pour l’aider à distinguer l’art de ce qui ne l’était pas. Cette tradition séculaire de contribution à l’appréciation artistique forme un fondement culturel profondément enraciné, qui trouve aujourd’hui une nouvelle expression à travers les dynamiques numériques et contributives.
Sans réexaminer ces dynamiques historiques, cet ouvrage se fixe pour objectif de redécouvrir toute leur pertinence actuelle. Le virage participatif est aujourd’hui au cœur des préoccupations de nombreux acteurs du domaine culturel. Déjà dans sa stratégie de recherche pour la période 2017-2020, le ministère de la Culture avait établi les « recherches culturelles participatives » comme l’un des fondements de son action. Pourtant, cela ne représente que la partie émergée de l’iceberg d’un mouvement plus vaste entamé il y a quelques décennies, où des institutions telles que les archives nationales ou départementales, ainsi que les collectivités territoriales, ont développé des stratégies inclusives visant à placer le bénévole au cœur de la co-construction des connaissances liées à leurs collections documentaires.
Au sein de ce mouvement général, le numérique a émergé comme
l’outil privilégié pour générer des changementsSevero,
Marta et Emma
Filipponi. Avril 2021. « Les sociétés savantes
face aux sciences participatives: Un exemple d’innovation
collaborative dans le secteur culturel ? ». Approches
Théoriques en Information-Communication (ATIC), vol. 2, nᵒ1,
p. 107‑126.↩︎.
Dans la lignée des débuts d’internet, le numérique est perçu comme un
levier de décentralisation, de démocratisation et d’engagement
collectif qui transforme la relation entre l’État et le citoyenBenkler,
Yochai. 2006. The
wealth of networks: how social production transforms markets and
freedom. Yale University Press.
Arsène,
Séverine et Clément
Mabi. 2021. L’action
publique au prisme de la gouvernementalité numérique.
Réseaux, vol. 225, nᵒ1, p. 9-22.↩︎. L’ouverture de l’institution
envers le citoyen s’est souvent concrétisée par la mise en place de
dispositifs numériques variés : des outils d’annotation ou de
transcription, des espaces pour les commentaires, des wikis et même
des comptes sur les médias sociaux. Ces dispositifs deviennent des
arènes d’échange et de négociation où les connaissances
professionnelles et amateures se rencontrent et s’interpénètrent.
Au cours des dernières décennies, la recherche académique s’est penchée sur cette transformation, l’explorant à la fois d’un point de vue théorique et empirique. Le choix du terme « contribution » dans le titre de cet ouvrage fait écho aux travaux de Bernard StieglerStiegler, Bernard (dir.). 2014. Digital studies : organologie des savoirs et technologies de la connaissance. Fyp éditions.↩︎ qui, en France, ont poussé ce paradigme d’ouverture vers son interprétation la plus radicale. Utiliser le terme « contribution » plutôt que « participation » ou « collaboration » met en évidence le rôle actif du citoyen, qui devient un acteur de la production (aussi dans le sens économique tel qu’interprété par Stiegler), en interaction avec les acteurs publics.
Bien que les expérimentations dans ce domaine se multiplient, le partage d’expérience et la diffusion des bonnes pratiques restent encore limités entre les acteurs du secteur. Comme c’est souvent le cas avec tout phénomène émergent, le dialogue entre le monde académique et le monde professionnel prend du temps à se mettre en place. En juillet 2022, dans le cadre du projet ANR COLLABORARéf. ANR-18-CE38-0005.↩︎, nous avons organisé un événement visant à réunir ces deux mondes. Le forum « Contribution numérique, cultures, savoirs », qui s’est tenu au Carrefour numérique de la Cité des sciences et de l’industrie, avait un double objectif. D’un côté, il marquait la conclusion d’un projet de recherche qui, pendant trois ans, s’était penché sur les diverses formes de contribution numérique dans les domaines culturels et du savoir. D’un autre côté, il inaugurait un nouveau mouvement de dialogue plaçant les professionnels au centre de la réflexion autour de la contribution numérique. Un appel à participation a été lancé auprès de tous les acteurs qui ont interagi avec l’équipe de l’ANR COLLABORA pendant la durée du projet et, plus largement, auprès de toute personne portant un projet de contribution numérique lié à des objets culturels.
Le forum a été structuré de manière dynamique et dialogique, sous forme d’ateliers participatifs et de tables rondes, afin de faciliter la connaissance et l’échange entre les participants. Le défi de l’ouvrage que vous avez entre les mains est de restituer non seulement le contenu de ces échanges, mais aussi l’esprit de cette journée et d’un réseau de dialogue qui en est à ses débuts. Le livre présente les retours d’expérience de divers acteurs de terrain concernant les expérimentations de contribution numérique réalisées dans le cadre de leurs missions. Il est structuré en trois axes, reflétant les trois thèmes autour desquels s’est articulée la discussion du forum : les données, les partenaires et les contributeurs.
La première section, intitulée « Les données, l’infrastructure », regroupe des textes se concentrant sur l’infrastructure numérique sous-tendant la contribution. L’objectif de ces chapitres est de proposer une approche socio-technique en examinant les interactions entre acteurs sociaux et supports technologiques. Le premier texte restitue le travail d’enquête mené dans le cadre du projet ANR COLLABORA pour construire un observatoire des plateformes contributives culturelles. En effet, la « plateforme » émerge comme l’outil privilégié de la contribution numérique. Dans ce contexte, nous cherchons à démontrer que derrière cette apparente uniformité se cache un vaste éventail de dispositifs qui structurent les relations entre citoyens et objets culturels. Cette réflexion est prolongée dans le texte de Cécile Payeur, proposant une analyse rétrospective des infrastructures techniques sous-tendant les plateformes de l’observatoire. Même en soulignant la diversité de ces dispositifs, Cécile Payeur met en lumière leur infrastructure technique en montrant comment elle tend vers une structure « générique » d’un point de vue technique. Nicolas Sauret, quant à lui, propose une transition de l’angle analytique à l’angle prospectif. Il présente l’expérience du FabPart Lab, un laboratoire d’accompagnement de projets scientifiques visant à favoriser l’ouverture des projets sous tous leurs aspects, de la conception à la valorisation. De manière similaire, le dernier texte de cette section, rédigé par Jean-Pierre Girard, présente un retour d’expérience du chantier « Bulliot, Bibracte et moi », en mettant en avant l’infrastructure technique mise en place, avec ses avantages et ses inconvénients, pour soutenir l’activité contributive des archéologues bénévoles.
La deuxième section, intitulée « Les partenaires, le réseau », a pour objectif de creuser l’infrastructure sociale de la contribution numérique, c’est-à-dire les diverses configurations d’acteurs combinant institutions, organismes de recherche, associations et groupes de citoyens, pouvant être mises en place pour soutenir la participation. L’intérêt de cette section réside dans la variété des projets présentés. Le premier texte, rédigé par Yolaine Coutentin, expose l’expérience de nombreuses campagnes participatives menées par les archives de la Ville de Saint-Brieuc. Yolaine Coutentin se penche sur la question des droits culturels et montre comment la contribution numérique peut être considérée comme une forme de restitution au citoyen de ses patrimoines. Ces mêmes valeurs sous-tendent également le réseau Particip-Arc, présenté par Alexandra Villarroel Parada. Créé sous l’impulsion du ministère de la Culture et animé par le Muséum national d’histoire naturelle, Particip-Arc vise à rassembler les divers acteurs français intéressés par les recherches culturelles participatives. Cependant, animer ce réseau nécessite d’importantes ressources relationnelles et numériques pour construire des synergies entre des acteurs partageant des intérêts communs mais aux activités parfois divergentes. C’est également la problématique à la base du projet ArkéoTopia, décrit par Jean-Olivier Gransard-Desmond. Ce programme de recherche vise à fédérer des collections privées fournissant de nouvelles données sur les recherches archéologiques en France. Il doit relever non seulement les défis liés à la construction du réseau, mais aussi des questions légales concernant les relations entre les sphères publique et privée. Enfin, le dernier texte, écrit par Laurianne Bayle, nous présente l’expérience de l’association PhDOOC qui anime depuis des années un MOOC collaboratif sur le doctorat et la poursuite de carrière. Ce chapitre met en évidence le travail considérable nécessaire pour attirer des partenariats institutionnels ainsi que des bénévoles, afin de maintenir la plateforme active.
La dernière section, « Les contributeurs, la contribution », met en lumière les acteurs centraux de la contribution numérique : qu’ils soient professionnels ou amateurs, issus du milieu institutionnel ou du grand public, ces intervenants interagissent pour collaborer à la création d’une connaissance commune. Romain Le Gendre nous présente l’expérience des Archives Nationales qui, depuis plusieurs années, impliquent les citoyens dans des campagnes de transcription et d’annotation de leurs fonds documentaires. Dans les projets de contribution numérique actuels, le rôle du citoyen ne se limite pas à des tâches basiques comme la transcription, il devient également producteur de contenu. En effet, certains projets offrent l’opportunité de collecter des connaissances que les institutions ou organismes de recherche n’ont plus, laissant ainsi au citoyen la responsabilité de leur préservation. Cela se vérifie dans les projets tels que Histoires de nature (présenté par Frédérique Chlous, Aurélia Desplain et Romain Julliard) et Nantes Patrimonia (présenté par Pierre Fauvel et Alizé Sibella). Le premier, porté par le Muséum national d’histoire naturelle, vise à recueillir des témoignages sur notre interaction avec l’environnement, afin de retracer l’expérience du changement climatique du point de vue de l’homme. Le second ambitionne de placer les Nantais au cœur de la valorisation de leur territoire en les encourageant à partager leurs récits sur une plateforme modérée par Nantes Métropole. Cette première partie se conclut par un texte ouvrant la voie à un scénario opposé, celui d’un projet institutionnel abandonné par l’institution, mais qui persiste grâce à l’engagement des bénévoles. Juliette Le Marquer nous décrit l’activité contributive des témoins des mines du Nord-Pas-de-Calais sur la plateforme Facebook.
Le dernier chapitre de cet ouvrage s’engage à relever le défi de restituer les dialogues et les débats qui ont eu lieu lors du forum. Initialement, nous avions l’ambitieux objectif d’orienter les participants vers la création de recommandations communes. Cependant, la dynamique de la journée nous a rapidement confrontés à la limitation de cette approche. Nous avons réalisé que l'intérêt ne résidait pas dans l’uniformisation des intervenants, mais plutôt dans l’exploration de leur diversité. C’est pourquoi, dans ce dernier chapitre, nous vous présentons les notes prises lors du forum sous une forme brute qui pourrait sembler exigeante à la lecture, mais qui préserve l’authenticité de la collaboration. Ce texte comprend les présentations des animateurs de chaque section ainsi que les réactions des participants, sous forme visuelle et textuelle.
Avant de vous plonger dans cette lecture, il est essentiel de comprendre le format et les modalités de création de cet ouvrage. En effet, il se veut être en lui-même un objet d'expérimentation sur trois volets. Premièrement, nous avons opté pour la mise en place d'un protocole d'écriture basé sur StyloStylo est un éditeur de texte sémantique développé par la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques. Il s’agit d’une solution SaaS (Software as a Service), hébergée par la TGIR Huma-Num, qui centralise une multitude de fonctionnalités au cœur des enjeux de l’édition scientifique. Stylo permet, en plus de l’activité initiale d’écriture en Markdown, d’éditer les métadonnées d’un document, de suivre les évolutions d’un document grâce au versionnage de fichiers, de gérer les données bibliographiques (notamment via Zotero ou en BibTeX), d’annoter les documents, de les partager avec des collaborateurs et, enfin, de les exporter dans différents formats.↩︎, permettant aux auteurs de corriger leurs textes en autonomie et en temps réel. Ce protocole a pu notamment les encourager à enrichir leurs contributions avec des éléments visuels ou hypertextuels, valorisant ainsi la nature particulière de la publication finale proposée par les Ateliers de [sens public]. La particularité d’un livre au format web est de pouvoir s’affranchir des limites imposées par l’impression traditionnelle. En suivant cette logique, les Ateliers de [sens public] peuvent potentiellement intégrer tout objet web dans un livre. Cela sous-entend des images, des vidéos, des données, des liens hypertextes mais aussi toutes les métadonnées associées à ces objets. Une des spécificités du web est d’être dynamique : les objets intégrés dans le livre ne sont pas obligatoirement statiques.
Deuxièmement, l’expérimentation concerne la production des artefacts finaux du livre. En effet, les Ateliers de [sens public] s’appuient sur le principe de single source publishing que l’on peut résumer par le fait de générer plusieurs formats à partir d’une source unique. En conséquence, chaque ouvrage fait l’objet d’une publication dans plusieurs formats : HTML pour les versions web et ePUB, PDF et TeX pour les versions imprimées.
Troisièmement, la deuxième partie consacrée aux notes représente un projet éditorial captivant. Elle offre un jeu de renvois entre le texte rédigé par son auteur et les notes prises à l’occasion du forum par les participants. Nous avons choisi d’intégrer les notes collaboratives comme des contenus additionnels qui viennent enrichir le texte. De cette manière, le lecteur peut observer le différentiel entre une volonté auctoriale de transmettre un message et la façon dont, collectivement, celui-ci a été perçu.
Enfin, nous tenons à remercier toutes les personnes qui nous ont aidés à travers cette aventure : les jeunes chercheurs du projet ANR COLLABORA (Benjamin Barbier, Sébastien Shulz, Alizé Sibella, Emma Filipponi) qui nous ont aidés dans l’organisation du forum et dans la collecte des textes, les collaborateurs des Ateliers de [sens public] qui ont cru dans ce projet, et tous les auteurs qui ont adhéré à ce protocole de publication original. La collaboration avec les Ateliers de [sens public] et les développements qui en résultent ne sont pas seulement de nouvelles fonctionnalités ajoutées au livre numérique : chaque expérimentation et développement technique est l’implémentation formelle d’un choix éditorial pour donner un sens particulier au texte dont il fait l’objet.
Contenus additionnels et notes collaboratives
Comme mentionné plus haut, les chapitres de ce livre sont enrichis de contenus additionnels, sous forme d’encarts gris, à déployer ou non au cours de la lecture.
Les plateformes contributives citées sont recensées dans l’index. Les fiches d’identité des plateformes étudiées dans le cadre de l’observatoire des plateformes contributives culturelles sont consultables tout au long du texte.
Les notes collaboratives prises collectivement pendant le forum « Contribution numérique, cultures, savoirs », qui s’est tenu en juillet 2020 au Carrefour numérique de la Cité des sciences et de l’industrie dans le cadre du projet ANR COLLABORA, sont consultables :
- en fin de chapitre, en lien logique avec le sujet traité dans le texte.
- sur une page dédiée.