
1Dessinateur et critique d’art, l’écrivain Raul Pompeia a engendré une intermédialité inédite au XIXe siècle brésilien. Ses dessins les plus connus sont ceux de son roman L’Athénée (1980Pompéia, Raul. L’Athénée : chronique d’une nostalgie, traduit par Françoise Duprat, Pandora, 1980.), pour lequel il a préparé dans les années 1890 un cahier de 43 illustrations au crayon. En 1894, Pompeia a vendu les droits de ces images à l’éditeur Francisco Alves, qui les a envoyées à Paris pour des services de gravure et d’impression, mais le livre illustré ne paraîtra qu’en 1905, dix ans après le suicide du romancier.
2Raconté à la première personne, L’Athénée rassemble les souvenirs de Sérgio, élève de l’internat du même nom qui le mettra au défi de conquérir sa virilité Flower Power. Il cherchera de l’aide auprès de garçons plus âgés, qui l’approcheront également avec des intentions sexuelles. La question est abordée dans l’épisode de la natation, dans le chapitre III du roman. Problématisant l’hégémonie du narrateur et de l’illustrateur, l’image y matérialise l’acte d’image intrinsèque, selon la théorie de Horst Bredekamp.
Le cadre liquide
3Dans le texte, Sérgio est noyé dans la piscine par Sanches, son désagréable protecteur. Dans le dessin, il est impossible de distinguer les personnages, à l’exception d’Angela, la jeune fille qui jette des cailloux dans l’eau. Dans la séquence textuelle, la piscine est un espace d’opposition : grands enfants contre petits, forts contre faibles, dans l’eau ou hors de l’eau, profonds ou peu profonds, masculin contre féminin. En tant que personnage, Sérgio était petit et exposé au risque ; en tant que narrateur, il est sauvé s’il ne fréquente plus l’école. Dans le dessin, toutefois, il est toujours affecté par le passé, comme s’il était prisonnier de la piscine dont il a émergé verbalement. Mélangeant les temps, c’est le premier effacement visuel du binarisme du texte.
4L’illustration est structurée en deux volumes perpendiculaires : le bassin sombre et le mur clair. Alors que le premier plan est dispersif, avec des garçons dans différentes positions, l’arrière-plan est convergent, avec les petits les uns contre les autres. Le roman suggère que les étudiants regardent tous Angela ; sur l’image, certains le font, mais au premier plan deux garçons contemplent l’enfant debout. D’autres garçons, plus immergés sur la gauche, ne regardent pas non plus Angela. Le regard supposé unidirectionnel du texte fait place à des regards transversaux dans le dessin.
5Le dessin adopte le prisme non pas du Sérgio-personnage, mais du Sérgio-narrateur, qui, après deux ans d’école, se trouverait de ce côté-ci de la piscine, plus en profondeur. La visibilité disparaît vers le point de fuite, de même que la clarté des limites, précédemment perçue chez les trois enfants au bord de la piscine, dans le contour précis du mur et dans la plante au bord du réservoir. Plus on se rapproche du spectateur, plus tout devient visible et prévisible. Par contre, sur le chemin du fond, même l’action de plonger laisse place à un cortège de spectres désorientés, des élèves se dirigeant vers le mur, d’autres grimpant sur une liane. La coupure entre ces deux plans est marquée par le nageur qui, diagonalement, se jette dans la piscine, marquant le passage du clair à l’opaque, de l’évident au fantomatique.
6À l’extérieur se trouve le spectateur, vu par l’étudiant en bas à droite, sur le bord. Ce garçon se tourne vers quelqu’un qui, derrière le tabouret, veut saisir la scène tout en restant anonyme. Cet observateur rieur ne serait pas Sérgio, qui était en train de se noyer. Il s’agit peut-être de Sanches, avec « un rire audacieux de malice, […] assaisonnant son regard de l’éclat de coups de couteaux » (Pompéia, 1980, p. 53Pompéia, Raul. L’Athénée : chronique d’une nostalgie, traduit par Françoise Duprat, Pandora, 1980.). Néanmoins, sur l’image, il ne regarde pas l’écolier ; il fait signe à l’extérieur de la scène, à l’adulte Sérgio, dont l’invisibilité est ainsi rendue visible. Cette zone cachée est partagée par trois entités : le spectateur, le narrateur et l’illustrateur.
Le troisième bord
7À première vue, les deux volumes perpendiculaires du dessin organisent une structure binaire, conforme à la vision manichéenne de L’Athénée, où le protagoniste est entré à l’âge de 11 ans, le chiffre du double. L’illustration, cependant, investit dans la dilatation vers une hypothèse, sinon trimembre, du moins permissive de l’impair. Avec l’enfant face à nous, l’image se déploie au-delà de sa machine dualiste, adoucissant la frontière entre le dehors et le dedans. La piscine est presque un catalogue de poses : plans de profil, de face et de dos, corps accroupis, assis, en mouvement, statiques “A Footnote” by Aubrey Beardsley. Cette maîtrise de la composition permet au dessinateur de montrer son talent, mais la présence de Sanches fait que le dessin résiste à sa propre figurabilité, attestant que, comme l’eau de la piscine, l’image déborde des mains de l’illustrateur.
8Lors de plusieurs bagarres, Sanches écrasait les mains de Sérgio, qui, à présent, riposterait avec sa même main, puisque L’Athénée recourt à trois compétences manuelles importantes : l’écriture, le dessin et le pointage. D’ailleurs, les mains d’Angela pointent vers les garçons, guidant notre regard vers eux. La plupart des nageurs ont les mains invisibilisées. Le seul qui montre ses mains est celui qui nous regarde, mais il le fait sans lever le doigt : il a une main ouverte et l’autre fermée, signe de l’ambiguïté entre le caché et l’évident. L’illustrateur et lui montrent tous deux l’acte même de montrer et comment l’image montre, c’est-à-dire en cachant le dessinateur.
9Dans plusieurs œuvres, l’illustrateur évitait de dessiner les regards frontaux. Les coups d’œil clandestins établissaient une rétroaction visuelle qui renforçait la bidimensionnalité : les regards rebondissaient les uns sur les autres, sans jamais atteindre directement l’espace extérieur. Ceci est également confirmé par la dynamique des mains, comme celles d’Angela, qui renvoient le spectateur au domaine représenté. C’est cette autotélie circulaire que l’acte d’image intrinsèque interroge, dans la mesure où il ne se soumet pas au bidimensionnel, il cherche à dépasser la perspective centrale au profit d’une « qualité pluriperspectivale » (Bredekamp, 2015, p. 214Bredekamp, Horst. Teoria do acto icónico, KKYM, 2015.). Sanches dans la piscine rompt à juste titre avec la bidimensionnalité, car son regard déclenche une autre deixis, dissociée de la prestidigitation de l’illustrateur. Ce n’est pas un hasard si un fragment de tabouret se trouve à droite du dessin, suggérant que sa partie invisible abrite le dessinateur qui s’assoit, contemple et crée la scène, mais qui veut rester intouché/intouchable.
Références
- Araújo, Gilberto. « Raul Pompeia, Lauro e Rapp: retratos do artista quando ilustrador », Cahiers du CREPAL, no23, 2024.
- Araújo, Gilberto. Mudança de plano: ensaios de literatura brasileira, 7Letras, 2022.
- Bredekamp, Horst. Teoria do acto icónico, KKYM, 2015.
- Paes, José Paulo. « Sobre as ilustrações d’O Ateneu », dans Gregos e baianos, Brasiliense, 1985.
- Pompéia, Raul. L’Athénée : chronique d’une nostalgie, traduit par Françoise Duprat, Pandora, 1980.
- Pompéia, Raul. Obras. Volume X: Miscelânea; fotobiografia, Prefeitura Municipal de Angra dos Reis, OLAC, 1991.