Retour

Claire Gheerardyn Université Toulouse II Jean Jaurès, IUF

Explorer la croyance dans les images actives

Le cas des photographies de Patti Smith

Carte postale anonyme, vers 1900 : « Emmanuel Frémiet, Monument à Jeanne d’Arc, bronze, érigé à Philadelphie en 1890 ». Collection particulière
Carte postale anonyme, vers 1900 : « Emmanuel Frémiet, Monument à Jeanne d’Arc, bronze, érigé à Paris, place des Pyramides en 1874 ». Collection particulière

1Depuis la parution de Babel (1978Smith, Patti. Babel, G. P. Putnam’s Sons, 1978.), presque tous les livres de Patti Smith (née en 1946) — qu’il s’agisse de recueils poétiques ou de récits autobiographiques — prennent la forme de phototextes, généralement parsemés des polaroïds pris par l’autrice Laisser agir une séquence d’images. Nombre de ces livres relatent les circonstances des prises de vue pour explorer une forme de foi en l’image active. La distinction entre sacré et profane devient ici caduque. Dans une forme revendiquée de naïveté, Smith s’entoure d’images bienveillantes — tableaux, sculptures, photographies ou cartes postales — dont elle attend un don d’inspiration, afin d’écrire des poèmes qui lui permettront de tenir la main de Dieu (2012, p. 353Smith, Patti. Just kids, traduit par Héloïse Esquié, Gallimard, 2012.). Une boucle s’instaure : les images font écrire, agissant directement sur la littérature, et en retour, les livres ont pour fonction de dire comment agissent les images.

2Un cliché paru en 2022 dans A Book of Days (2023, p. 156Smith, Patti. Un livre de jours, traduit par Claire Desserrey, Gallimard, 2023.), représentant des mains tenant elles-mêmes le polaroïd d’un monument équestre (Jeanne d’Arc de Frémiet, 1874), semble alors présenter aux regardeurs un acte d’image en train de s’accomplir. Il résume les caractéristiques récurrentes de « l’image active » telle que paraît l’envisager Patti Smith dans toute son œuvre.

Dévotion aux images des saints protecteurs

3Le choix de Jeanne d’Arc n’est pas lié au hasard. Just Kids (2012, p. 38Smith, Patti. Just kids, traduit par Héloïse Esquié, Gallimard, 2012.) rapporte un épisode fondateur : alors que l’autrice n’a que 19 ans, elle doit confier son nouveau-né à l’adoption. Lors de la fête de Memorial Day, elle se rend alors devant le Monument à Jeanne d’Arc de Philadelphie, pour prier et pour formuler des serments engageant le reste de son existence. La sainte, devenue gardienne de sa vocation artistique, l’accompagne depuis. Elle revient par exemple sous la forme d’une carte postale protectrice, que Smith emporte quand elle part pour la première fois en France sur les traces de Rimbaud en 1973 (2012, p. 307Smith, Patti. Just kids, traduit par Héloïse Esquié, Gallimard, 2012.).

4En tant que poétesse et photographe, Smith fait de Jeanne d’Arc un sujet de prédilection. Elle affectionne particulièrement le monument de Frémiet, dont elle a rencontré des versions différentes à Philadelphie puis à Paris. Jeanne rejoint la vaste constellation de saints, d’écrivains et d’artistes auxquels l’autrice rend un culte personnel, consistant à prier, à apporter des offrandes et à photographier. Ces trois actions finissent par converger, afin de permettre à Smith de se relier à ses grands ancêtres symboliques. Ici, les images sont actives car elles suscitent l’invention de rituels, toujours recommencés, comme dans une liturgie. A Book of Days révèle ainsi que les innombrables portraits dont Smith s’entoure reposent sur de petits autels domestiques devant lesquels de menus objets fonctionnent comme des offrandes propitiatoires. Toute image étant susceptible de fonctionner comme la statue miraculeuse d’un saint catholique, il n’est pas surprenant que la sculpture prenne pour Smith une grande importance.

Comme des reliques

5Chez Smith, l’« acte substitutif » des images (Bredekamp, 2015, p. 159-214Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.) semble se déployer sans encombre : le représentant rayonne de la puissance du représenté. De surcroît, Smith rapproche les portraits d’objets familiers — tasses, chaussures, lits… — possédés par ceux qu’elle aime ou admire. Les effigies fonctionneraient à la manière de ces reliques. Elles sont comme les objets touchés par un saint, possédant une forme de présence efficace, et appelés à être effleurés par les fidèles. Les livres de Smith corroborent ainsi les analyses rapprochant la technique photographique, et singulièrement le polaroïd, du voile de Véronique où s’imprime la Sainte Face (Bredekamp, 2015, p. 170Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.).

6Toute photographie peut donc devenir la relique efficace de ce qu’elle montre, et l’image active se présente volontiers comme une « image d’image », sculpture et photographie combinant ainsi fréquemment leurs forces. Photographier le monument de Frémiet n’entraîne nullement la déperdition de la force de Jeanne d’Arc. Tout au contraire, le cliché, version miniature de l’œuvre, permet à cette dernière de s’introduire dans le monde quotidien de l’autrice, pour y agir directement.

7L’image n’est donc jamais un contenu, abstrait de son support. Elle se présente comme un objet concret, possédant une épaisseur matérielle que l’autrice cherche à mettre en valeur. Ici un pouce se pose sur le cliché, peut-être pour le caresser. Chez Smith, le rapport à l’image-relique passe généralement par le toucher. Même un stylo, permettant d’écrire sur une image, établit avec elle un contact par l’entremise du texte (2015, p. 44Smith, Patti. M. Train, Alfred A. Knopf, 2015.). Pour Smith, la photographie, à l’instar de la sculpture, est un art du toucher.

Circulations : frayer des voies de communication

8Le cliché a été extrait d’archives, où Smith puise sans cesse de nouvelles combinaisons d’images. Il suggère que l’image photographique est libre, mobile. L’image peut se manipuler, se transmettre, se punaiser au mur, se glisser entre les pages d’un livre, devenir illustration. Les mains tenant la photographie sont ainsi appelées à devenir à terme celles des lectrices et lecteurs. Un polaroïd pourra donc circuler entre les différents photobooks de Patti Smith, tantôt reproduit exactement à l’identique, tantôt recommencé avec des différences infimes. Cette pratique du réemploi est l’un des traits les plus intéressants des phototextes de Smith.

9Cette dernière s’intéresse au fait que la photographie et la sculpture de bronze sont toutes deux des techniques du multiple, pouvant connaître plusieurs « tirages ». Philadelphie et Paris se relient et communiquent par l’existence d’une même sculpture de Frémiet, et de même, la multiplication des images met directement en contact des lieux et des temps éloignés les uns des autres. Selon cette logique, le réemploi de certains clichés photographiques permet de relier les livres entre eux, quel que soit le contenu de ces derniers. Une même image, insérée dans des œuvres différentes, trouve de nouvelles significations, tout en gardant le souvenir de ses usages précédents.

10Cette capacité à ouvrir des voies de traverse et de communication est la source du pouvoir d’agir de l’image Documenter le regard photographique. Le récit M. Train (2015, p. 122-124Smith, Patti. M. Train, Alfred A. Knopf, 2015.) l’illustre. Quand Smith cherche à entrer en contact avec l’esprit de Haruki Murakami, des voix intérieures lui suggèrent de prendre pour « porte » la table en pierre du jardin de Schiller, autour de laquelle celui-ci conversait avec Goethe. Un polaroïd sert alors à Smith de « planche de divination ouija » :

J’ai scotché une des photos de la table de pierre au-dessus de mon bureau. Malgré sa simplicité, je trouvais qu’elle dégageait une sorte de puissance innée qui m’a ramenée à Iéna. […] J’étais persuadée que si deux amis posaient leur main dessus, […] il leur serait possible d’être enveloppé dans l’atmosphère de Schiller […] et de Goethe.

11L’image est au comble de sa puissance quand elle accomplit ce que l’on pourrait ici qualifier d’« acte médiumnique » Hervé Guibert, les corps des images absentes. Smith s’inscrit alors dans une longue tradition de photographie spirite, notamment pratiquée — et non sans humour — par les surréalistes.

Références

  • Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.
  • Chéroux, Clément et al. Le troisième œil : la photographie et l’occulte, Gallimard, 2004.
  • Freedberg, David. Le Pouvoir des images, traduit par Alix Giror, Gérard Monfort, 1998.
  • Smith, Patti. A Book of Days, Random House Publishing Group, 2022.
  • Smith, Patti. Babel, G. P. Putnam’s Sons, 1978.
  • Smith, Patti. Babel, traduit par Pierre Alien, Christian Bourgois Éditeur, 1981.
  • Smith, Patti. Just Kids, Ecco, 2010.
  • Smith, Patti. Just kids, traduit par Héloïse Esquié, Gallimard, 2012.
  • Smith, Patti. M. Train, Alfred A. Knopf, 2015.
  • Smith, Patti. M. Train, traduit par Nicolas Richard, Gallimard, 2016.
  • Smith, Patti. Un livre de jours, traduit par Claire Desserrey, Gallimard, 2023.