
1Depuis 2013, le concours annuel GifItUp! organisé par Europeana célèbre le remixage créatif du patrimoine culturel, en encourageant les publics à façonner des GIF à partir des collections iconographiques disponibles en ligne. GifItUp! s’inscrit ainsi dans un paradigme d’éditorialisation des patrimoines numérisés désormais largement encouragé par les GLAM qui, après avoir œuvré à rendre leurs fonds accessibles au plus grand nombre, cherchent désormais à en garantir la visibilité et la circulation au-delà de leurs espaces institutionnels.
2Créative et ludique, l’éditorialisation des archives n’en pose pas moins question : en quoi cette ouverture tous azimuts — ouverture de l’institution sur le web, ouverture des fonds artistiques et historiques au collectif, au détournement et à la réappropriation — agit-elle sur les images, au risque d’en modifier ou d’en altérer la signification, l’historicité ou même la puissance symbolique ? Par-delà toute considération alarmiste, ce bildakt populaire doit d’abord être considéré comme un bild-hack : une manipulation généralement ludique, voire polémique, d’un contenu, mais dont la finalité n’est pas tant irrévérencieuse ou subversive qu’heuristique.
Des patrimoines numérisés : quand l’œuvre devient donnée
3La transition numérique des bibliothèques et des musées s’est d’abord traduite par une politique de numérisation massive des collections dans les années 1990. Convaincues de pouvoir toucher le public par-delà leurs murs grâce au développement du web, les institutions patrimoniales ont rapidement bâti de gigantesques bases de données accessibles en ligne via des infrastructures dédiées qui abritent la majeure partie de notre patrimoine numérisé. Aujourd’hui bien ancrées dans le paysage numérique, les plateformes patrimoniales telles que Gallica, Europeana, Ina.fr, RetroNews… sont le résultat de la « première » transition numérique des institutions, caractérisée par un paradigme de l’accès (Treleani, 2017Treleani, Matteo. Qu’est-ce que le patrimoine numérique ? Une sémiologie de la circulation des archives, Le bord de l’eau, 2017.). Cette numérisation provoque cependant une remédiation profonde des œuvres et des documents Échouer à élucider la photographie, dont le public est amené à manipuler des représentations numériques.
4En choisissant de célébrer le GIF, un format numérique déjà ancien, créé dans les années 1980 pour réaliser de brèves animations répétitives, le concours GifItUp! acte cette mise en données du patrimoine, tout en investissant le vaste chantier des modalités de circulation des collections numérisées. Tombé en désuétude dans les années 1990, le format GIF a été repopularisé au tournant des années 2000 par les réseaux sociaux, incarnant le phénomène d’iconisation de la communication numérique (Paveau, 2019Paveau, Marie-Anne. « Technographismes en ligne. Énonciation matérielle visuelle et iconisation du texte », Corela. Cognition, représentation, langage, noHS-28, juin 2019. https://doi.org/10.4000/corela.9185.). Élément essentiel du technodiscours numérique, le GIF permet ainsi de faire vivre les collections en ligne au-delà des plateformes institutionnelles, en particulier sur les plateformes conversationnelles. À cet égard, GifItUp! permet de toucher des publics qui, s’ils ne fréquentent pas les musées et les bibliothèques, ne consultent pas davantage Gallica.
Du bildakt au bildhack
5Pour remporter le concours GifItUp!, il faut donc animer et détourner des images patrimoniales : affiches, enluminures de manuscrits, estampes ou tableaux. Le concours ne comporte aucune restriction. Le GIF repose sur des manipulations variées, qui consistent le plus souvent à animer une image sans déroger à ce qu’elle met en scène (ainsi verra-t-on courir les chevaux saisis par Eadweard Muybridge dans la planche « animal locomotion »). D’autres manipulations s’appuient sur l’adjonction de nouveaux éléments iconographiques, de manière à transformer le sens de l’image, en jouant notamment sur des effets d’anachronismes (telle cette trottinette électrique conduite par un hipster, traversant le tableau impressionniste « A City Park » du peintre William Merritt Chase). Enfin, une dernière manipulation consiste à ajouter un texte sur l’image — une pratique caractéristique du genre GIF — généralement de manière à créer un décalage entre les messages graphique et linguistique.
6Que l’éditorialisation des collections passe par des pratiques de détournement, de remix ou de mash-up n’est pas étonnant, tant cela s’avère consubstantiel à une culture numérique travaillée par un esprit du hack (Mauro, 2022Mauro, Aaron. Hacking in the Humanities, Bloomsbury Publishing, 2022.). La création du GIF engage un travail de bricolage des fichiers, qui peut nécessiter des dizaines d’heures de travail, et requiert la manipulation de logiciels parfois pointus. La force herméneutique d’un tel processus n’est pas à négliger. La figure du hacker renvoie à celle du bricoleur, doté d’un goût compulsif pour l’observation, la compréhension du fonctionnement de ce qui se cache sous nos machines et leurs interfaces logicielles. Cette compréhension est à entendre au sens étymologique, prendre avec soi, car hacker c’est aussi s’approprier du code en le réécrivant. En d’autres termes, le hack renvoie à un principe d’écriture à contrainte, souvent ludique — peu éloignée d’ailleurs de la tradition littéraire de la parodie et du pastiche Entre modernisme, littérature combinatoire et intelligence artificielle.
7Ce qui se joue dans le bildhack du concours GifItUp!, c’est donc un double apprentissage, à la fois technique et culturel, puisqu’un dialogue est nécessairement engagé avec l’œuvre. Pour être réussi, le GIF doit en effet s’inscrire dans un processus d’écriture ou de réécriture de l’histoire et du sens des œuvres. Cette rencontre entre les acteurs du patrimoine et une communauté d’écriture amateur bouscule moins les œuvres du patrimoine que les concepts fortement ancrés dans les politiques patrimoniales, à commencer par l’autorité des créateur.rice.s et des institutions.
Avec qui converse l’image conversationnelle ?
8Pour les institutions porteuses du projet, le concours GifItUp! marque l’occasion de gagner de nouveaux publics dans un écosystème numérique élargi, et en particulier sur les réseaux sociaux. La stratégie d’éditorialisation s’appuie sur un paradigme participatif devenu central dans nos sociétés contemporaines. Mais dans un contexte de concentration des services numériques, marqué par le technolibéralisme des GAFAM, cet « impératif participatif » (Severo, 2021Severo, Marta. L’impératif participatif : institutions culturelles, amateurs et plateformes, Éditions de l’INA, 2021.) doit pourtant être nuancé et questionné : est-ce que ces applications, ces jeux-concours, ces images manipulées et partagées sur les réseaux sociaux, participent vraiment à la fabrique d’une communauté — et si oui, cette communauté est-elle vraiment soudée autour d’un idéal de patrimonialisation ou plutôt mue par la dynamique des sociabilités numériques ?
9Si l’image numérique est « conversationnelle » (Gunthert, 2014Gunthert, André. « L’image conversationnelle », Études photographiques, no31, mars 2014. https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3387.), il faut bien avouer qu’elle radote un peu. Sur les réseaux sociaux, il est difficile d’échapper à l’injonction de publication : partager, avec les autres, la même image que les autres, revient à marquer son adhésion à la communauté. Autant de publications soutenues par une logique de plateformisation qui engage une standardisation des contenus. Répétitive ou « mèmique », l’image ne cherche plus nécessairement à se faire originale.
10Considérons ainsi ce GIF détournant le tableau de Pietro della Vecchia, représentant Saint Marc, dans une mise en scène d’un geste d’image propre à nos amours contemporaines : le swipe. Ce geste de « balayage », né avec les écrans tactiles et interactifs, est ce qui permet notamment de faire défiler les profils sur des applications de rencontres (le sens du swipe détermine alors les profils que l’on retient, « like », et ceux que l’on « jette »). Ce GIF a donc d’abord été publié sur Giphy, la base de données des GIF la plus populaire à travers le monde. Il a fait l’objet d’une indexation, c’est-à-dire d’un travail de tagging réalisé par l’institution. Ce GIF a été vu plus d’1 million de fois, ce qui est indéniablement un gage de succès, notamment pour le concours GifItUp!.
11Tâchons à présent de tracer ce GIF sur le web, en l’intégrant dans le moteur de recherche d’image inversé TinEye. Il réapparaît sur différents journaux ou magazines en ligne, à l’international (sur un site d’information guatémaltèque par exemple, ou encore un site britannique), mais également sur les réseaux sociaux (relayé dans un appel à témoignage de BBC Business : « est-ce que les applis de rencontre ont changé votre conception des relations amoureuses ? »). À chaque fois, l’origine de l’image n’est pas sourcée, ou un lien nous renvoie vers Giphy. C’est là sans doute que s’opère un hiatus potentiellement problématique entre l’objectif patrimonial des institutions, et la dynamique médiatisante des communautés en ligne, qui se concentrent sur un usage plutôt instrumental de l’archive, dont la valeur marketing n’a jamais été aussi forte.
Patrimonialisation collective et resignification
12Ces quelques réserves émises, n’oublions pas d’insister sur la forte puissance heuristique du bildhack, qui célèbre une culture collective nécessairement préalable à tout acte de détournement. Cette connaissance partagée du patrimoine renvoie à ce que Marie-Anne Paveau qualifie de « forme conniventielle, fonctionnant sur des partages culturels » (2021Paveau, Marie-Anne. « Le gif, outil d’iconisation du discours sur Twitter », Fórum Linguístico, vol. 18, noExtra 1, 2021, p. 5843‑5864. https://doi.org/10.5007/1984-8412.2021.e79651.). C’est d’ailleurs ici que réside principalement le caractère conversationnel de ces mèmes numériques, dans la mesure où le partage de références propres à une communauté demeure un puissant facteur d’échange. Cette culture n’engage pas nécessairement une grande expertise, d’ailleurs, mais implique déjà le partage d’un imaginaire commun associé à l’histoire d’une œuvre, à la technique qu’elle mobilise, à l’époque ou au courant esthétique qu’elle incarne. En ce sens, les projets institutionnels tels que GifItUp! ouvrent la voie à des dispositifs critiques particulièrement efficaces. Dans bien des cas en effet, l’image manipulée converse avec sa source, assurant ainsi sa propre glose, sa propre analyse ou même sa critique.
13Et c’est peut-être finalement dans la conversation qu’elle engage avec elle-même que l’image hackée déploie sa force heuristique, en engageant un processus de resignification iconique — concept linguistique que l’on emprunte à Marie-Anne Paveau (2019Paveau, Marie-Anne. « La resignification. Pratiques technodiscursives de répétition subversive sur le web relationnel », Langage et société, vol. 167, no2, 2019, p. 111‑141. https://doi.org/10.3917/ls.167.0111.), elle-même redevable de Donna Haraway et Judith Butler. Par-delà tout effet ludique, la manipulation et la recontextualisation des images s’opèrent bien souvent à partir de leurs traits les plus saillants — ce qui en fait des œuvres, des icônes — avec une ambition politique, pour un effet potentiellement « réparateur » Toutes les interprétations sont possibles. C’est ainsi qu’à y regarder de plus près, les « profils » qui défilent sur le smartphone de Saint Marc renvoient à ce que Lydia Flem a décrit comme des « visages iconiques des muses qui célèbrent la beauté idéalisée des femmes depuis des siècles » (2018Flem, Lydia. « 15 photographies extraites de la série Féminicide », MuseMedusa, no6, 2018. https://archives.musemedusa.com/dossier_6/flem/.). La beauté idéalisée de Marie, de Diane, qui hante encore aujourd’hui l’imaginaire et la représentation des femmes.
14Ainsi le bildhack s’impose-t-il comme un geste d’éditorialisation dont la dimension performative s’inscrit dans le cadre du glissement, relativement récent, du concept de patrimoine — maîtrisé et décidé par des institutions légitimées et légitimantes — vers celui de patrimonialisation, impliquant la participation de communautés plus larges, désormais impliquées dans la fabrique de leur propre histoire.
Références
- Flem, Lydia. « 15 photographies extraites de la série Féminicide », MuseMedusa, no6, 2018. https://archives.musemedusa.com/dossier_6/flem/.
- Gunthert, André. « L’image conversationnelle », Études photographiques, no31, mars 2014. https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3387.
- Mauro, Aaron. Hacking in the Humanities, Bloomsbury Publishing, 2022.
- Paveau, Marie-Anne. « La resignification. Pratiques technodiscursives de répétition subversive sur le web relationnel », Langage et société, vol. 167, no2, 2019, p. 111‑141. https://doi.org/10.3917/ls.167.0111.
- Paveau, Marie-Anne. « Le gif, outil d’iconisation du discours sur Twitter », Fórum Linguístico, vol. 18, noExtra 1, 2021, p. 5843‑5864. https://doi.org/10.5007/1984-8412.2021.e79651.
- Paveau, Marie-Anne. « Technographismes en ligne. Énonciation matérielle visuelle et iconisation du texte », Corela. Cognition, représentation, langage, noHS-28, juin 2019. https://doi.org/10.4000/corela.9185.
- Severo, Marta. L’impératif participatif : institutions culturelles, amateurs et plateformes, Éditions de l’INA, 2021.
- Treleani, Matteo. Qu’est-ce que le patrimoine numérique ? Une sémiologie de la circulation des archives, Le bord de l’eau, 2017.