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Sophie Aymes Université de Poitiers

Flower Power

Les orchidées de Jocelyn Brooke

Henry Correvon, Les Orchidées rustiques, édition compte d’auteur, 1893, Fig. 22, p. 99, Gallica/BnF

1Jocelyn Brooke (1908-1966) est un écrivain et critique littéraire anglais, amateur de botanique et de pyrotechnie. Il est l’auteur de la singulière Trilogie de l’Orchidée (Orchid Trilogy, 1948-1950), œuvre autofictionnelle retraçant l’évolution du narrateur depuis son enfance dans le Kent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Brooke commence à écrire dans les années 1920 et côtoie la jeunesse dorée qui peuple les romans d’Evelyn Waugh et d’Aldous Huxley. Après un bref passage par l’université d’Oxford, il cherche sa voie et, contre toute attente, s’engage comme infirmier dans l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa trilogie lui confère une certaine notoriété et lui permet de vivre de sa plume. The Military Orchid (1948Brooke, Jocelyn. The Military Orchid, The Bodley Head, 1948.), A Mine of Serpents (1949) et The Goose Cathedral (1950) peuvent se lire comme des romans à clef et des chroniques de la scène littéraire britannique, de la Décadence au Modernisme tardif. Ce récit nostalgique, au tissu citationnel très dense, est le portrait d’un écrivain en devenir Toutes les interprétations sont possibles, animé d’un désir que cristallise une image centrale, celle de l’orchidée.

2D’où provient l’efficacité de cette image ? De la fascination qu’exerce l’orchidée, ou de la manière dont son image circule ?

La chasse aux orchidées

3Auteur de deux ouvrages de botanique, The Wild Orchids of Britain (1950Brooke, Jocelyn. The Wild Orchids of Britain, The Bodley Head, 1950.) et The Flower in Season (1952Brooke, Jocelyn. The Flower in Season: A Calendar of Wild Flowers, The Bodley Head, 1952.), Brooke fait de l’orchidomanie le moteur de son récit. Image séminale, l’orchidée « apparaît » dès la page d’ouverture de The Military Orchid : le narrateur évoque une scène de son enfance, le « retour » d’une espèce rare, l’orchis bouc (« Lizard Orchid »), comparé à une « comète » (Brooke, 1948, p. 1Brooke, Jocelyn. The Military Orchid, The Bodley Head, 1948.). La photographie de la plante est alors publiée dans la presse locale, et le spécimen, exposé dans la vitrine du photographe. Or, le texte entretient une certaine confusion entre la plante et sa photographie. L’orchidée est d’emblée présentée comme l’objet d’une double capture (sous l’objectif photographique et derrière une vitre) et d’un désir inassouvi. S’ensuivent d’autres apparitions, des tentatives d’identification taxonomique souvent déçues, car si les fleurs découvertes se ressemblent, l’une des plus rares, l’orchis guerrier éponyme (orchis militaris), reste introuvable.

4Cette obsession a une longue histoire. Au XVIIIe siècle, la « fièvre de l’orchidée » consacre les valeurs d’exotisme, de rareté et d’érotisme encore prégnantes du temps de Brooke. Le romancier les projette sur les spécimens endémiques de la campagne anglaise et des paysages crayeux du Kent. Moins luxuriantes que leurs cousines tropicales, ces plantes attirent et troublent tout autant le narrateur qui associe l’orchis militaris à la figure fantasmée du soldat. Motif littéraire queer hérité de l’Esthétisme, l’orchidée est le symbole d’un désir mêlé de culpabilité, et de la quête de l’écriture.

Migration des images

5La « fièvre de l’orchidée » est associée à une abondante production de livres illustrés et à un intertexte littéraire et scientifique bien connu de Brooke. Dans The Wild Orchids of Britain, il se place à mi-chemin de la science et de la botanique amateur pour présenter son « Iconographie » des orchidées britanniques (1950, p. 8Brooke, Jocelyn. The Wild Orchids of Britain, The Bodley Head, 1950.). Le projet voit le jour lorsque son ami de jeunesse, Gavin Bone (1907-1943), commence par dessiner un orchis bouc (Brooke, 1950, p. 7Brooke, Jocelyn. The Wild Orchids of Britain, The Bodley Head, 1950.) en 1924, l’espèce qui apparaît justement au début de The Military Orchid. Pour l’orchis guerrier, l’artiste prend pour modèle la planche XLV de L’Album des orchidées d’Europe d’Henri Correvon. Après sa mort, son père, Muirhead Bone (1876-1953), et son frère Stephen (1904-1958), tous deux artistes de guerre, achèvent les planches de l’ouvrage. Stephen réalise aussi le frontispice de The Military Orchid, une illustration insolite montrant une orchidée transplantée dans un paysage évoquant les combats aériens de la bataille d’Angleterre et la guerre du Désert en Afrique du Nord. Par son étrangeté surréaliste, cette image liminale se rapproche de l’iconographie du Blitz. Les sites bombardés envahis par les plantes font alors encore partie du paysage anglais et l’apparition récurrente de l’orchidée dans le roman fait resurgir la présence spectrale de la guerre.

6À l’invasion des plantes répond chez Brooke l’ordre taxonomique. Épris de classification scientifique, il pratique pourtant le mélange des genres. L’orchis fétiche est menacé d’extinction dans sa région, mais l’image de l’orchidée est disséminée d’un ouvrage à l’autre, de la botanique au champ littéraire. Cette migration conditionne l’hybridité de ses ouvrages. Ainsi, la pratique citationnelle de Brooke caractérise aussi bien la trilogie que son autre pendant naturaliste, The Flower in Season, son second ouvrage de « botanophile » (1952, p. 11Brooke, Jocelyn. The Flower in Season: A Calendar of Wild Flowers, The Bodley Head, 1952.), qui emprunte les codes de la flore et du florilège. Comme les citations, les images circulent, ce qui leur permet d’être réactivées et de ne pas se démonétiser.

L’orchidée et l’acte d’image

7Image séminale qui motive le récit, image artéfactuelle issue de la culture matérielle de la botanique, plante déjà menacée par les changements environnementaux, l’orchidée n’a rien perdu de sa prégnance lorsque la trilogie de Brooke est publiée. Sa fortune imaginaire est conditionnée par une filiation littéraire et botanique, par sa migration en tant que piction — image artéfactuelle reproductible — et en tant qu’entité biologique. L’acte d’image résulte de l’agentivité de l’orchidée et assure sa survie littéraire. Il participe d’un mouvement de déterritorialisation et de reterritorialisation propre à la symbiose dans le monde vivant. Brooke n’écrit pas un texte sur l’orchidée, mais un texte visité par l’orchidée dont la charge d’affect est ainsi remagnétisée.

Références

  • Brooke, Jocelyn. The Flower in Season: A Calendar of Wild Flowers, The Bodley Head, 1952.
  • Brooke, Jocelyn. The Military Orchid, The Bodley Head, 1948.
  • Brooke, Jocelyn. The Wild Orchids of Britain, The Bodley Head, 1950.
  • Correvon, Henry. Album des orchidées de l’Europe centrale et septentrionale, 1899.
  • Deleuze, Gilles et Félix Guattari. Mille plateaux : capitalisme et schizophrénie. Tome 2, Les Éditions de Minuit, 1980.
  • Endersby, Jim. Orchid: A Cultural History, Chicago University Press, 2016.
  • Hoffmann, Catherine. « Jocelyn Brooke’s The Military Orchid: A Literary Hybrid », Polysèmes. Revue d’études intertextuelles et intermédiales, no19, juin 2018. https://doi.org/10.4000/polysemes.2531.
  • Marx, William. Des étoiles nouvelles. Quand la littérature découvre le monde, Les Éditions de Minuit, 2021.
  • Mellor, Leo. Reading the Ruins: Modernism, Bombsites and British Culture, Cambridge University Press, 2011.