
1À soixante-huit ans, quatre ans avant sa mort, Henri de Régnier (1864-1936), écrivain français qui a évolué du milieu symboliste du Salon de Mallarmé et de la revue du Mercure de France à l’Académie française, répond ces mots à l’enquête de 1932, où Georges Charensol lui demande « comment [il] écri[t] » :
Je n’ai pas de règle fixe ni de dessein préconçu, je ne songe pas à traiter tel ou tel sujet, je laisse le roman se faire, plutôt que je ne le fais. Je pars d’une image, d’un personnage […]. Le plus souvent c’est une image qui est à l’origine de mon livre (1932, p. 170-171Charensol, Georges. Comment ils écrivent, Éditions Montaigne Fernand Aubier, 1932.).
2Énoncée quatre ans après la parution de Nadja d’André Breton et six après celle du Paysan de Paris de Louis Aragon, la déclaration pourrait paraître peu surprenante dans le contexte des premières avant-gardes. Pourtant, au sein du panel des cinquante écrivains interrogés dans Les Nouvelles littéraires, l’académicien, qui fait figure de doyen, se détache par son attention à l’image. Ni Jean Cocteau, ni Colette, ni Léon-Paul Fargue, ni Max Jacob, ni Valery Larbaud, ni Mac Orlan ne mentionnent alors celle-ci. Seul André Salmon parle, lui aussi, de « l’idée ou l’image qui le détermine à écrire […], toujours plus riche qu’il ne le croit » (1932, p. 182Charensol, Georges. Comment ils écrivent, Éditions Montaigne Fernand Aubier, 1932.). La question du comment écrire, au cœur aujourd’hui des travaux sur la génétique des œuvres, amène de la part de ceux-ci une variété de réponses, qui portent principalement sur quatre aspects : l’organisation de leur espace-temps, la matérialité de leur atelier, leurs sources d’inspiration, les différentes étapes de la rédaction. Chez Régnier, l’image l’emporte et son élection se fait en rejet d’autres possibilités, internes, qu’il énonce lui-même — le personnage, le sujet ou dessein préconçu —, et externes, que les autres auteurs interrogés expriment : le sommeil ou la nuit, pour Cocteau et Fargue, le papier bleu pour Colette, « des mots entendus dans la rue, des bouts de conversations, des réflexions, des paysages » pour Larbaud (1932, p. 126Charensol, Georges. Comment ils écrivent, Éditions Montaigne Fernand Aubier, 1932.)… Par son propos, Régnier amène à réfléchir aux types d’images efficaces dans un contexte de création littéraire, autant qu’il soulève la question de la place à accorder à l’environnement visuel dans les études génétiques.
L’image efficace
3Régnier entretient un rapport aux images matérielles assez paradoxal. Alors qu’il promeut celles-ci, en leur donnant une place « origin[elle] » dans la genèse de nombre de ses livres, l’écrivain ne cesse de les subvertir dans leur mise en mots, de les vider de leur contenu premier. Les images racontées dans ses écrits aident à cerner les caractéristiques d’une image efficace, c’est-à-dire propice à le mettre en état de créer.
4Dans son imaginaire iconographique, une image efficace se caractérise
par sa présence-absence Hervé Guibert, les corps des images absentes : elle devient miroir, se brouille par
surimpression d’une autre image, est trouée ou marquée par un manque.
Régnier raconte cette nature oxymorique dans différents textes à forte valeur métatextuelle. Ainsi, dans le conte symboliste, « Le Chevalier qui dormit dans la neige » (1893-1894), le narrateur interrompt l’histoire issue de la contemplation d’une reproduction photographique du tableau de Giorgione, Portrait du général Gattamelata accompagné de son écuyer, conservé au musée des Offices, pour louer ce genre et sa matérialité :
J’ai aussi au mur ce portrait. Il est, sous un air d’emblème et de songe, la figure d’un Destin. C’est en lui que j’ai vu le plus profondément en moi-même. [ …] Regardez-le comme je l’ai regardé et puisse-t-il vous parler comme il me parla. Il est taciturne mais il n’est pas muet, car les portraits parlent et, s’ils ne s’expriment pas par leurs lèvres peintes, on ne les entend pas moins. Ils sont, sur un miroir que façonne le cadre autour du verre où ils se reflètent, la durée de quelqu’un de presque surnaturel qui est derrière nous quand nous regardons son apparence, qui est peut-être en nous-mêmes, pâle et à fleur de songe ! (Régnier, 2011Régnier, Henri de. « Le Chevalier qui dormit dans la neige », dans Contes symbolistes, Bertrand Vibert, 2, Ellug, 2011, p. 459‑463.)
5Autre exemple frappant, dans un projet inachevé sur le musée du Louvre, dont Franck Javourez a transcrit et étudié le dossier, datant peut-être de 1901, Régnier retient la Victoire de Samothrace, en raison de son état fragmentaire :
La véritable gardienne du Louvre c’est la Victoire de Samothrace.
Elle domine le grand Escalier. Elle est la jeunesse de l’Art.
Imaginer le visage absent de la déesse.
6Dans les deux cas, pris à quelques années d’intervalles, un jeu s’observe entre l’affirmation forte d’une présence matérielle et l’effacement du sujet premier. L’héritage mallarméen se fait sentir chez le symboliste qui privilégie les sujets artistiques hors du monde contemporain et préfère la poésie de l’absence et de la suggestion à l’écriture photographique revendiquée par les naturalistes, qui cherchent une transposition mimétique du réel, la transparence du regard. Mais Régnier réinvestit la poétique du maître, en retenant des images prises dans leur matérialité, que l’observateur peut compléter par la sienne en raison des obstacles à leur vision nette ou entière. L’image efficace est celle qui, par les défauts de sa matérialité, fait passer de la vue à la vision interne ou accueille l’observateur, permet la réflexivité, le retour « à soi-même » selon le mot d’ordre du recueil de 1894.
De l’environnement visuel dans les études génétiques
7Dans ses cahiers, Régnier prend des notes sur la genèse d’écrits nés de l’observation de telles images. Ainsi, « Le Chevalier qui dormit dans la neige » présente un scénario génétique assez simple. Une image observée sur un mur de sa pièce l’amène à formuler le projet d’un conte, après une phase documentaire de lectures :
[Dimanche 27 mars 1893] J’ai, à mon mur, de Giorgione le portrait de Gattamelata. Il a une cuirasse bombée, sa face est douloureuse, les lèvres sont légèrement tuméfiées, son épée est devant lui, sa masse d’armes y repose. J’ai lu que ce condottiere, après une vie de guerres glorieuses, traversant les Apennins, se perdit et coucha une nuit dans la neige. Il en rapporta une maladie de langueur dont il mourut.
Cela a un sens et je veux faire un conte qui s’appellera : « Le Chevalier qui a dormi dans la neige ». J’y vois comme le réveil de fausse vie emphatique et brutale. On meurt d’avoir pris conscience de soi-même (Régnier, 2002, p. 328Régnier, Henri de. Les Cahiers inédits (1887-1936), Pygmalion / Gérard Watelet, 2002.).
8Ce scénario, repéré par Bertrand Vibert et Silvia Rovera, conduit à réexaminer la question de la place à accorder à l’environnement visuel dans la création et les études génétiques. Dans un numéro récent de Genesis, à partir du cas de Flaubert, Pierre-Marc de Biasi exclut de l’exogenèse l’image accrochée au mur, si elle n’est pas transposée directement sous forme d’ekphrasis :
La question des limites de l’exogenèse peut également s’avérer épineuse pour le domaine des documents iconographiques. S’il s’agit d’un croquis autographe (chose vue, paysage, objet, etc.) qui donnera lieu, dans la rédaction, à une transposition écrite, aucune difficulté. Mais s’il s’agit d’une reproduction choisie et utilisée par l’écrivain, sans trace repérable de transposition directe ? La lithographie de La Tentation de saint-Antoine par Brueghel que Flaubert accroche à son mur pour écrire La Tentation est-elle un élément d’exogenèse ? Probablement non (2020De Biasi, Pierre-Marc. « De l’intertextualité à l’exogenèse », Genesis. Manuscrits – Recherche – Invention, no51, décembre 2020, p. 11‑28. https://doi.org/10.4000/genesis.5601.).
9Néanmoins, pour un écrivain tel que Régnier, le bureau ou la chambre apparaît comme une boîte à images, une cage des songes, où l’œil s’égare sur les murs, élit une œuvre qui se détache des autres, ouvre les portes de l’imagination et amorce le geste d’écriture, avec ou sans l’intermédiaire de la lecture.
10Si le conte mentionné présente un scénario génétique assez simple,
d’autres cas sont plus complexes à repérer et soulèvent le problème de l’imprégnation iconographique, de l’influence diffuse des images familières sur la formation des idées et de l’imaginaire d’un créateur Un processus alchimique.
L’influence des objets qu’on a sans cesse sous les yeux, autour de soi, à tous les instan[t]s de son travail ou de son repos, quand on se réveille le matin, ou quand on rêve le soir au coin du feu, est principale sur la tournure de la vie. Dis-moi ce qui t’entoure, et je te dirai qui tu es. Je défie d’écrire sur les arts avec une gravure de Jazet, pendue à son lambris. Un encrier sculpté par Barye, donne de meilleure encre qu’un encrier en faïence pâle. […] Si vous êtes orateur politique, mettez dans votre cabinet un buste antique ou un tableau du Poussin (Thoré, 1847, p. 1Thoré, Théophile. « Revue des arts », Le Constitutionnel, 1847, p. 1.).
11Ces quelques mots que le critique d’art, Théophile Thoré, formulait en 1847, au moment de l’essor des reproductions et objets artistiques dans les intérieurs, pour inviter les écrivains à mesurer leur importance dans l’acte d’écrire et pour leur construction d’un ethos auctorial, annoncent la ferveur qu’à la fin du siècle les symbolistes mettent à transformer leur intérieur en lieu de création, lieu où s’écrire autant que se mettre en état d’écrire et à décrire dans leur fiction (Brogniez, 2024Brogniez, Laurence. « À son image. À propos de l’iconothèque de Charles Van Lerberghe », dans Desclaux, Jessica et al. (dir.), Iconothèques. Collecte, stockage et transmission d’images par les écrivains et artistes (XIXe - XXIe s.), Presses universitaires de Rennes, 2024, p. 247‑265.).
12Lorsque Régnier répond à l’enquête de 1932, il est un écrivain « entre deux siècles » (Compagnon, 1989Compagnon, Antoine. Proust entre deux siècles, Les Éditions du Seuil, 1989.). Il appartient au siècle d’hier par son choix d’images artistiques de maîtres anciens, qui participent de son esthétique symboliste pensée en réaction à la mimesis naturaliste. Mais en affirmant la primauté de l’image sur le dessein préconçu, le jeu subversif avec celle-ci, la matérialité du médium et ses failles, n’attire-t-il pas l’attention des nouvelles générations sur une certaine modernité de son atelier de création ?
Références
- Brogniez, Laurence. « À son image. À propos de l’iconothèque de Charles Van Lerberghe », dans Desclaux, Jessica et al. (dir.), Iconothèques. Collecte, stockage et transmission d’images par les écrivains et artistes (XIXe-XXIe s.), Presses universitaires de Rennes, 2024, p. 247‑265.
- Charensol, Georges. Comment ils écrivent, Éditions Montaigne Fernand Aubier, 1932.
- Compagnon, Antoine. Proust entre deux siècles, Les Éditions du Seuil, 1989.
- De Biasi, Pierre-Marc. « De l’intertextualité à l’exogenèse », Genesis. Manuscrits – Recherche – Invention, no51, décembre 2020, p. 11‑28. https://doi.org/10.4000/genesis.5601.
- Javourez, Frank. « “Imaginer le visage absent de la déesse”. Une visite au palais des choses d’Henri de Régnier », Revue d’Histoire littéraire de la France, no3 « Le musée du Louvre et les écrivains entre deux siècles (1874-1925) », 2019, p. 553‑566. https://doi.org/10.15122/isbn.978-2-406-09449-4.p.0041.
- Régnier, Henri de. « Le Chevalier qui dormit dans la neige », dans Contes symbolistes, Bertrand Vibert, 2, Ellug, 2011, p. 459‑463.
- Régnier, Henri de. Les Cahiers inédits (1887-1936), Pygmalion / Gérard Watelet, 2002.
- Rovera, Silvia. « Henri de Régnier tra immagini pittoriche e simboli », Studi Francesi. Rivista quadrimestrale fondata da Franco Simone, no160, avril 2010, p. 52‑69. https://doi.org/10.4000/studifrancesi.7102.
- Thoré, Théophile. « Revue des arts », Le Constitutionnel, 1847, p. 1.