
1L’écrivain néerlandais Willem Frederik Hermans
(1921-1995), qui fait partie des Grote Drie, ou des trois grands
écrivains néerlandais de l’après-guerre, questionnait, à travers
certaines de ses œuvres, les usages, enjeux et limites de la
photographie. À l’occasion de sa participation à l’émission télévisée
Literaire ontmoetingen (Rencontres littéraires) en 1969, Hermans a
préparé un photo-livre à partir d’une sélection d’images tirée des archives familiales dont il a pris possession suite au décès de ses parents en 1967 Comment l’image vient au lecteur. Un livre, des images, une histoire. Cet ouvrage, Fotobiografie [Photobiographie], paru
en 1969, juxtapose images des archives et textes rédigés par l’auteur (2019Hermans, Willem Frederick. « Fotobiografie (1969) », dans Volledige Werken, 18, De Bezige Bij, 2019, p. 7‑209.).
2Sur quatre doubles-pages, Hermans associe des photos qu’il a prises des journaux intimes de sa grande sœur, Cornelia « Corry » Hermans, avec des textes qui contextualisent ou résument leur contenu en quelques lignes. Comment la juxtaposition des versions textuelles et photographiques du même objet témoigne-t-elle de l’acte d’image pour l’auteur ?
À la fois texte et image
3Les quatre doubles-pages consacrées aux journaux de Corry révèlent la distinction opérée par Hermans entre texte et image. Les retranscriptions du journal, ainsi que les réflexions sur son contenu, montrent la fonction et la valeur du journal en tant que texte. Cependant, il est également possible de considérer le journal comme étant image, en prenant en compte l’aspect visuel de l’objet.
4Le 14 mai 1940, juste après la capitulation de l’armée néerlandaise face
aux troupes allemandes, Corry, alors âgée de 21 ans, est tuée par son
cousin Pieter Blind, qui s’est immédiatement ôté la vie après ce geste.
Le décès tragique de sa sœur a beaucoup marqué l’écrivain et a contribué
à la vision pessimiste et sombre du monde qu’il exprime dans
l’intégralité de son œuvre. Dans l’un des textes de Fotobiografie, Hermans décrit la découverte des journaux de sa sœur dont il ignorait l’existence jusqu’au décès de ses parents en 1967 Les photographies de Nadège Fagoo dans L’Autre fille d’Annie Ernaux. Hermans n’évoque pas
l’état d’esprit dans lequel cette découverte l’a plongé, plus de
vingt-cinq ans après la mort de Corry, mais il est probable qu’elle ait
suscité de fortes émotions Genèse du texte et actes d’image
puisqu’il a sans doute reconnu l’écriture
manuscrite de sa sœur. Dans cette perspective, les journaux fonctionnent
comme des images. Dans un premier temps, ce n’était pas forcément le
contenu, c’est-à-dire le texte lui-même, qui importait pour Hermans,
mais plutôt les indices visuels qui reliaient cet objet à Corry. La
matérialité des journaux est également importante, car l’auteur a pu
tenir, feuilleter et lire ces objets qui appartenaient à sa sœur et qui
lui étaient chers.
5Même si Horst Bredekamp n’aborde ni la place de l’émotion ni le contexte personnel du spectateur — c’est-à-dire sa culture, ses valeurs et son vécu — dans l’élaboration de sa théorie de l’acte d’image (2015Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.), ces éléments font néanmoins partie intégrante du phénomène. Bien qu’il ne l’évoque pas explicitement dans sa théorie, il semble y faire indirectement allusion dans un article de 2015 où il utilise l’exemple de l’attentat contre Charlie Hebdo pour illustrer le pouvoir de l’image (2015Bredekamp, Horst. « Réflexions sur le phénomène d’acte d’image », HuffPost, novembre 2015. https://www.huffingtonpost.fr/actualites/article/reflexions-sur-le-phenomene-d-acte-d-image_66844.html.). Ainsi, l’aspect visuel des journaux permet d’affirmer qu’il s’agit bel et bien de l’acte d’image pour Hermans, car les journaux de Corry sont des déclencheurs d’effet : d’émotions et de souvenirs.
6Cette interprétation du journal intime en tant qu’image se renforce davantage quand on considère la décision de Hermans d’inclure trois photos des pages du journal dans Fotobiografie. Ce choix peut s’expliquer par deux hypothèses qui ne s’excluent pas : la première concerne l’agentivité de l’image, et la seconde se concentre sur la prétendue objectivité de l’image photographique.
Les photos du journal comme objets
7L’inclusion de ces photos témoignent de l’importance que Hermans
attribue au visuel et en particulier à la photographie, et représente
aussi une tentative de sa part de transmettre la matérialité de l’objet — et donc une trace de l’émotion ressentie — au lecteur-spectateur Déboîter l’image.
Hermans semble reconnaître l’agentivité de l’image, car en plus des
transcriptions et des résumés du journal, il a également choisi
d’inclure des photos des extraits. Cela signifie qu’à ses yeux, ces deux
médiums, qui représentent pourtant le même objet, ne produisent pas le
même effet, sinon il lui aurait suffi d’associer les transcriptions et
les résumés avec d’autres photos, de Corry elle-même par exemple. Le
pouvoir des photos ne provient donc pas du contenu du texte, mais plutôt
des éléments visuels du journal Genèse du texte et actes d’image
.
8En outre, les photos des pages du journal servent de preuves pour authentifier le récit de l’auteur aux yeux du lecteur-spectateur. Dans son essai « Antipathieke romanpersonages » [Personnages de roman antipathiques] (1960) Hermans avait exprimé son scepticisme quant à la capacité de la littérature autobiographique à offrir un regard objectif sur la vie de l’auteur, mais il était néanmoins d’avis que l’inclusion des photos rendait une autobiographie plus objective que si elle était constituée uniquement du texte (2008, p. 462Hermans, Willem Frederick. « Antipathieke romanpersonages (1960) », dans Het sadistische universum. Volledige Werken, 11, De Bezige Bij, 2008, p. 129‑148.). Or, Hermans savait que Fotobiografie n’offrait au lecteur-spectateur qu’une version stylisée de sa vie, en raison de ses choix stratégiques sur le contenu.
9En revanche, Bredekamp qualifie la photographie d’acte d’image
substitutif, une désignation qui fait écho à cette affirmation du
philosophe anglais Roger Scruton : « D’une certaine manière, regarder
une photographie remplace le fait de regarder la chose elle-même » (1981, p. 588, ma traductionScruton, Roger. « Photography and Representation », Critical Inquiry, vol. 7, no3, 1981, p. 577‑603. https://doi.org/10.1086/448116.). Les photos des journaux peuvent donc être
considérées comme étant des « preuves » qui corroborent les propos de
Corry, même si elles ne montrent pas toujours l’intégralité du texte
cité. Ces photos jouent alors deux rôles : elles confirment la véracité
du récit de Hermans, et elles servent également à « remplacer » l’objet
lui-même The Photographic Gesture as Response to the Image Act.
10Dans Fotobiografie, Hermans met en récit des images qui, sans mise en contexte écrite, ne racontent pas forcément une histoire cohérente puisque le sens et la signification des images reposent sur l’explication textuelle. Certes, sur les pages consacrées aux journaux, l’agentivité de l’image repose sur les marqueurs visuels qui relient ces objets à Corry, mais tandis que ces indicateurs sont bien reconnaissables pour Hermans, ce n’est pas le cas pour le lecteur-spectateur. En effet, ce sont plutôt les textes associés aux photos et non les images elles-mêmes qui témoignent de l’acte d’image et de sa nature profondément personnelle. En résumant ou en transcrivant le contenu pourtant lisible des journaux, les textes soulignent le pouvoir de l’image tel que Hermans l’a ressenti et le « remplace » ainsi pour le lecteur-spectateur, qui ne partage pas l’expérience de Hermans.
Références
- Bredekamp, Horst. « Réflexions sur le phénomène d’acte d’image », HuffPost, novembre 2015. https://www.huffingtonpost.fr/actualites/article/reflexions-sur-le-phenomene-d-acte-d-image_66844.html.
- Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.
- Hermans, Willem Frederick. « Antipathieke romanpersonages (1960) », dans Het sadistische universum. Volledige Werken, 11, De Bezige Bij, 2008, p. 129‑148.
- Hermans, Willem Frederick. « Fotobiografie (1969) », dans Volledige Werken, 18, De Bezige Bij, 2019, p. 7‑209.
- Kegel, Peter. « De ontstaans- en publicatiegeschiedenis van Fotobiografie (1969) », dans Volledige Werken, 18, De Bezige Bij, 2019, p. 459‑468.
- Pam, Max, Hans Renders et Piet Schreuders. Het universum van Willem Frederik Hermans, De Harmonie, 2023.
- Scruton, Roger. « Photography and Representation », Critical Inquiry, vol. 7, no3, 1981, p. 577‑603. https://doi.org/10.1086/448116.