
1L’ouvrage intitulé After the Last Sky. Palestinian Lives (1986Saïd, Edward et Jean Mohr. After the Last Sky. Palestinian Lives, Faber, 1986.) est le fruit d’une collaboration entre le critique et intellectuel
palestino-américain Edward Saïd et le photographe suisse Jean Mohr.
Après une mission onusienne en Palestine et dans les camps de réfugiés
arabes des Palestiniens, Mohr rapporte des photographies de vie en 1983.
Palestinien exilé, Saïd trouve dans les images une matière pour exprimer
ce qui l’unit à ce peuple d’exilés. Les vies représentées sont le
lieu d’une réflexion sur les désirs, les peurs, les traumas et plus
globalement la vision du monde qui soudent les Palestiniens dans leur
condition de peuple dispersé. Élaboré sous une forme textuelle
fragmentaire qui correspond à l’hétérogénéité des photographies
compilées mais aussi au caractère de la dispersion de l’exil, le récit
saïdien développe un texte ancré dans une politique visuelle qui répond
aux contextes sociopolitiques de l’époque, dans les pays occidentaux et
en particulier aux États-Unis. Une question majeure revient tout au
long de cette œuvre : comment représenter les Palestiniens ? C’est dans les photographies de Mohr que Saïd trouve les clés pour inventer une esthétique et une poétique d’un récit palestinien fragmentaire Fotóregény (Roman-photo) de László Molnár et János Géczi.
Écrire sur des images, sous des contraintes
2L’ouvrage naît d’une contrainte. Le contexte du début des années 1980 incite Saïd à s’orienter vers le domaine du visuel. Dans le contexte de la lutte armée de l’OLP à travers la guérilla palestinienne (Fedayyins) et l’expulsion des combattants de Beirut en 1982, les images qui ont dominé les médias occidentaux sont celles de « combattants, terroristes, et parias hors-la-loi » (Saïd et Mohr, 1986, p. 4Saïd, Edward et Jean Mohr. After the Last Sky. Palestinian Lives, Faber, 1986.). Saïd, consultant spécial auprès de l’ONU (International Conference on the Question of Palestine), recommande Mohr pour une mission spéciale en Cisjordanie, Gaza, au Liban et en Jordanie en 1983. Mohr ramène des photographies. Jugeant que « seulement à de rares occasions une image suffit par elle-même » (Berger et Mohr, 1982, p. 42Berger, John et Jean Mohr. Another Way of Telling, Vintage Books, 1982.), le photographe envisage d’accompagner ses images par ses propres textes, comme il l’a déjà fait dans ses collaborations avec le critique britannique John Berger. Mais à sa grande surprise, l’ONU lui interdit d’ajouter ses textes. Ce n’est qu’après cette interdiction qu’émerge la genèse du livre : l’idée de « travailler ensemble » selon Saïd (1986, p. 4Saïd, Edward et Jean Mohr. After the Last Sky. Palestinian Lives, Faber, 1986.). Lorsque Saïd décide d’écrire les textes, l’objectif initial des photographies évolue : les images ne font plus l’objet d’une exposition publique et, par conséquent, d’interprétations multiples par les visiteurs. En écrivant ces textes, c’est Saïd qui délimite en quelque sorte la lecture que peut avoir le public de ces photographies. Par cette même décision, c’est le sens que peut avoir l’acte d’image photographique qui change. C’est désormais sur le domaine intime de Saïd que peuvent d’abord agir les photographies de tout un peuple. Dans ce cadre, l’ouvrage soulève des questions sur sa politique visuelle. Quels choix poétiques et esthétiques implique cette volonté de produire des représentations palestiniennes qui dérogent à celles qui essentialisent les Palestiniens ?
3L’ouvrage vient après la « trilogie critique » de Saïd sur la représentation de l’Orient et des Palestiniens dont Orientalism (1978Said, Edward W. Orientalism, Vintage Books, 1978.) et The Question of Palestine (1979Said, Edward W. The Question of Palestine, 2nd print, Times Books, 1979.) sont les plus réputés. Pour Saïd, il s’agit de créer, par l’écriture, ce qui est absent de son œuvre précédente, à savoir des images de vies palestiniennes visibles. Mais c’est la spécificité de l’expérience palestinienne qui ne s’accommoderait guère des formes dominantes en Occident pour écrire les récits des peuples. En cela, Saïd s’inspire du critique et intellectuel anglais John Berger et en particulier de sa conception du récit que pourrait engendrer l’image photographique.
L’image photographique pour un récit de dislocation
4Dès la parution en 1982 de l’ouvrage de Berger et Mohr, Another Way of Telling, qui raconte la vie des paysans dans les montagnes, Saïd publie dans Nation une recension sous le titre « Bursts of Meaning » [« éclats de sens »] (1982Saïd, Edward. « Bursts of Meaning, Review, John Berger and Jean Mohr, Another Way of Telling », Nation, vol. 19, no235, 1982, p. 595‑597.). Il y formule les principes politiques et esthétiques qui façonnent sa conception de l’écriture en lien avec la photographie. Saïd insiste sur l’impossibilité d’un récit palestinien continu à cause de la discontinuité de l’espace et du temps dans lesquels vivent ces exilés. Comme Berger, il affirme qu’« en tant que “façon de raconter”, le modèle historique non seulement objective le monde, mais il lui impose aussi le “principe du progrès historique” » (1982Saïd, Edward. « Bursts of Meaning, Review, John Berger and Jean Mohr, Another Way of Telling », Nation, vol. 19, no235, 1982, p. 595‑597.). Ces affirmations montrent qu’il n’est possible d’appliquer une conception d’un temps, et probablement d’un espace, universel où prendrait acte le récit palestinien de l’Histoire. Selon Saïd, cette continuité de l’histoire s’exprime à travers des formes tels que les écrits des « journalistes, le discours du gouvernement et les experts scientifiques, […] alors que l’expérience subjective personnelle ne l’est pas » (1982Saïd, Edward. « Bursts of Meaning, Review, John Berger and Jean Mohr, Another Way of Telling », Nation, vol. 19, no235, 1982, p. 595‑597.). Pour Saïd, la continuité qu’exprime ce genre de formes n’est pas convenable pour les Palestiniens : « Continuité pour eux, la population dominante, discontinuité pour nous, les dépossédés et les dispersés » (1986, p. 20Saïd, Edward et Jean Mohr. After the Last Sky. Palestinian Lives, Faber, 1986.). Loin des discours politiques prétendument cohérents qu’on trouve dans les éditoriaux, Mohr présente la vie, irréductible à un récit de l’Histoire.
Tirer de l’image un récit fragmentaire
5Saïd investit l’ambiguïté de la photographie pour la représentation des Palestiniens par l’écriture. C’est le moment passé pris par la photographie qui porte le potentiel d’un récit discontinu, car « à ce stade les mots d’interprétation proposés avec la photographie la font passer du niveau du fait au niveau de la suggestion et des idées » (1982Saïd, Edward. « Bursts of Meaning, Review, John Berger and Jean Mohr, Another Way of Telling », Nation, vol. 19, no235, 1982, p. 595‑597.). Il identifie l’exil à « une série de portraits sans noms, sans contextes. Des images qui sont largement sans explication, sans nom, muettes » (1986, p. 12Saïd, Edward et Jean Mohr. After the Last Sky. Palestinian Lives, Faber, 1986.). Le rôle de l’écriture est de ne pas dissiper cet instant du passé par l’interprétation, mais de se calquer sur cet instant capturé par la photographie. À ce sujet, Saïd affirme qu’il regarde les photographies sans connaissance précise des situations qui y sont représentées, « mais l’exactitude de leur réalisme exerce pourtant une impression plus profonde qu’une simple information » (1986, p. 12Saïd, Edward et Jean Mohr. After the Last Sky. Palestinian Lives, Faber, 1986.). Saïd parle de l’acte de la photographie sur lui-même en termes d’impression. L’écriture saïdienne laisse voir cet acte d’image « comme un effet sur le ressentir, le penser et l’agir, qui se constitue à partir de la force de l’image et de l’interaction avec celui qui regarde, qui contemple, effleure, et écoute aussi » (Bredekamp, 2015, p. 44-45Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.). De cette manière, il fait de son écriture un support où s’impriment les situations prises par Mohr. L’espace textuel n’est pas un outil de « translation » (Berger et Mohr, 1982, p. 93Berger, John et Jean Mohr. Another Way of Telling, Vintage Books, 1982.), mais un domaine converti en un support imaginal où l’écriture réimprime ces instants de vie palestinienne.
Références
- Berger, John et Jean Mohr. Another Way of Telling, Vintage Books, 1982.
- Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.
- Saïd, Edward et Jean Mohr. After the Last Sky. Palestinian Lives, Faber, 1986.
- Said, Edward W. Orientalism, Vintage Books, 1978.
- Said, Edward W. The Question of Palestine, 2nd print, Times Books, 1979.
- Saïd, Edward. « Bursts of Meaning, Review, John Berger and Jean Mohr, Another Way of Telling », Nation, vol. 19, no235, 1982, p. 595‑597.