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Nathalie Léger

L’hypothèse d’une désorientation

Agatha Christie, A Lamassu at Nimrud, 1949. Courtoisie de John Mallowan

1Il y a toujours de l’image. La plus fugitive des sensations, la plus indécise des situations, se condense peu à peu en image avant d’être écrite, pour être écrite. On voit et on écrit. Je ne décris que ce que je vois. Aussi abstrait que cela soit. Je descends en pensée dans une sorte de milieu, et je regarde. L’écriture est une vue de l’esprit. Et j’aime que l’étymologie du mot « image » soit, dit-on, obscure, à chercher du côté du fantôme.

2Condensation, coagulation. Je me le représente comme ça. Il y a toujours une épaisseur fuyante d’images qui se trouve saisie par l’écriture. Et cet effort, car c’est un effort (après, d’autres petites difficultés se présentent.…), est un travail du regard, du regard intérieur. C’est d’ailleurs comme ça, je crois, qu’on nomme cette petite ouverture sur l’obscur. Un regard. Eh, bien c’est ça, c’est pareil.

3Et parfois, quelques supports, les photographies notamment, y conduisent. Je pense à Roland Barthes et à la photographie de sa mère, la photo dite « du jardin d’hiver », qui lance l’écriture de La Chambre claire, image absente d’un livre qui en reproduit de nombreuses. Je pense à l’écriture de L’Amant, qui s’est écrite à partir d’un recueil de photographies, et dont Marguerite Duras a dit que le titre initial était « L’image absolue », image absentée par définition. Ces photographies ont une force si magnétique qu’elles mobilisent l’écriture de tout un livre. Je pense ici, puisque vous m’interrogez sur mon propre travail, au début de L’Exposition. C’est une photographie, celle d’une femme avec un couteau, qui a lancé la possibilité même du livre. Cette femme n’avait rien à voir avec mon sujet, mais soudain, dans l’éclair d’une rencontre.…

4Je me souviens de Francis Bacon disant : « Si j’avais pu l’écrire, je ne me serais pas emmerdé à le peindre ». Évidemment, écrire c’est dire exactement l’inverse. Mais ce serait un peu vite dit, car nous naviguons entre l’excès et l’insuffisance.

5Parfois je rêve de ne faire que ça, décrire des photographies. Ce serait merveilleux, si facile (l’écriture s’appuie sur cette ekphrasis Écrire ce que l’on ne voit pas, mais elle est quand même bien plus retorse que ça). Je ne collectionne pas les images Patrick Mauriès, passe-murailles, j’aurais peur de sombrer, mais bien sûr j’en retiens certaines sous une forme assez faiblarde de mini-collecte, là, quelque part, j’ai un petit stock. Par exemple une petite collection de trous Dos aux images, comme celui que je montre ici. Je ne les sors pas, ne les mets pas au mur, et surtout pas près de ma table de travail, tout change trop vite en esprit pour immobiliser un montage, une série. Mais j’ai toujours aimé bricoler des « romans-photos », une image, une ligne de texte. J’en ai fait pour des amis. Si j’avais le temps, je le passerais peut-être à ça : monter des photographies entre elles, bâtir les intervalles entre elles, faire des récits à partir de ces pleins et de ces vides. C’est le moyen le plus désinvolte de satisfaire le goût de l’ellipse, de la rupture, de la reprise.

6Ce lien entre l’écriture et l’image, j’ai aussi tenté de l’explorer sur le plan éditorial avec la collection « Diaporama ». Les écrivains sont très sollicités pour parler de leur travail, et la forme de l’entretien peut parfois lasser. Invitant moi-même des écrivains à l’IMEC pour des rencontres, sachant combien c’est l’un des moyens privilégiés pour le public de découvrir des textes, j’ai pensé qu’il pouvait être intéressant de varier un peu l’exercice, de transformer légèrement l’invitation. Nous avons donc invité des écrivains à explorer leur propre travail en s’appuyant aussi sur des images. Comment décrire le temps de l’écriture — non pas en une biographie d’écrivain illustrée, mais plutôt le roman-photo de l’écriture elle-même. Comment raconter ce qui est en train de se passer, comment ça s’éprouve ? Entre expérience sensible et discours de la méthode, comment ça se décrit ? Dans « Diaporama », chacun est invité à écrire sa poétique. Et parce que c’est difficile à faire, les photographies peuvent prendre le relais du texte, jamais pour l’illustrer mais au contraire pour le déplacer, le désorienter. Entre texte et image, l’hypothèse d’une mutuelle désorientation. Ce n’est qu’une hypothèse.

Témoignage écrit sur la base d’un entretien avec Anne Reverseau réalisé en 2021 à l’IMEC et revu en 2024.