

1Le projet collectif de 2016 Images en quête d’histoires, supervisé
par l’artiste plasticienne Valérie Mréjen Déboîter l’image, a été organisé dans le
cadre d’un atelier artistique du Frac-Ile-de-France. Le résultat final se compose de trente-six photographies de familles en noir et blanc Leïla Sebbar ou l’image passeuse
,
disposées telles des cartes postales, sans reliure, dans une boîte en
carton dont le format A6 (10,5x14,8 cm), la présence d’un
opercule et la teinte blanche évoquent l’apparence d’une enveloppe.
Au verso de chaque image, deux fragments d’histoires fictives
distinctes racontées simultanément : La femme émancipée et Les doubles. L’œuvre s’inscrit parfaitement dans les préoccupations de
Mréjen, notamment la part du souvenir partagé, la structure
fragmentaire ainsi que l’utilisation de la carte postale et de
l’esthétique de l’archive (personnelle ici puisque les photographies
sont issues de la collection des participants) comme dynamique et
substrat narratif. Le projet, surtout, interroge la puissance
évocatrice de la photographie dont l’opacité incite à l’écriture
interprétative. Mais pour quel résultat ?
La carte 1/36, recto et verso
2L’image par laquelle débutent les deux histoires met en scène quatre enfants masqués. Tandis que trois d’entre eux semblent fixer l’objectif, le quatrième a la tête baissée. Le léger flou de l’image, associé au noir et blanc et aux expressions rigides des masques, peut susciter chez le narrataire iconique un sentiment d’oppression, en résonance avec le texte de La Femme émancipée, qui décrit :
Nous étions quatre. Nous inventions des jeux cruels et semions la terreur.
3Le texte retranscrit trois éléments essentiels : la présence de quatre individus, l’idée de jeu évoquée par les déguisements, et le caractère effrayant suggéré par les termes « cruels » et « terreur ». Le second récit, Les doubles, ne fait état que de l’aspect ludique et rend compte au contraire non pas d’une cruauté dans le jeu mais d’une sagesse, que le côté figé et donc calme de l’allure des personnages peut corroborer :
Il fallait les voir. Des enfants modèles qui jouaient sagement.
4D’emblée, le projet nous met face à deux interprétations presque antagonistes.
Transfert bidirectionnel de la charge de l’interprétation
5Il est bien connu que tout geste visant à extraire, découper, structurer, assembler, reformuler, réorganiser, coller ou encadrer différents fragments d’information constitue une démonstration d’autorité, car il impose une certaine lecture et incite à adopter l’interprétation qui en découle (Béguin-Verbrugge, 2006, p. 19Béguin-Verbrugge, Annette. Images en texte-images du texte, Presses universitaires du Septentrion, 2006.). Si les deux récits d’Images en quête d’histoires, créés collégialement par le même groupe composé d’une dizaine de personnes, débutent à partir des deux mêmes photographies, l’ordre diffère avec la troisième, les textes s’ajustant alors à l’agencement des images : en agissant sur la nature du discours, elles deviennent en contrepartie séquentielles, à la faveur d’une logique de récit et d’une attribution de numéro. Le lecteur peut y voir une invitation à replacer les pièces du puzzle mais aussi à sélectionner, par la manipulation libre, les bribes pour les extrapoler et les prolonger par la présence de la photographie. L’agentivité qu’exerce l’image se déplace ainsi de l’auteur à son public, lequel a la liberté de passer de ses propres émotions et raisonnements à une interprétation différente induite et coordonnée par l’écriture. Cette possibilité d’oscillation entre les points de vue repose sur l’ambiguïté initiale d’une photographie, étant entendu que, si cette dernière détient une fonction indicielle en témoignant de la présence du référent photographique au moment même où celui-ci a été capturé, l’analyse de l’image ne permet pas de saisir pleinement sa véritable représentation :
Quoi qu’elle donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit (Barthes, 1980, p. 18Barthes, Roland. La Chambre claire, note sur la photographie, Première édition, Gallimard, 1980.).
Écrire pour gérer la saturation photographique : vers l’aveu d’un échec inévitable
6L’esprit humain ne peut jamais prétendre atteindre une compréhension parfaite de ce qui est représenté, ni s’unir pleinement au contenu de l’image. Au lieu de cela, pour en saisir le sens, il est nécessaire de l’aborder de manière indirecte (Wunenburger, 2013, p. 25Wunenburger, Jean-Jacques. L’imaginaire, Seconde édition mise à jour, Presses universitaires de France, 2013.), ce dont la création narrative qui nous occupe peut représenter une tentative, nécessairement vaine si l’on en croit l’inhérent aveuglement à la réalité intradiégétique de la photographie :
Parce qu’elle produit des images, c’est-à-dire des représentations, par définition tronquées, [la photographie] ne peut à l’évidence que rejoindre les démarches d’une écriture habitée par la pensée de la disparition, du faux, de la rupture (Reggiani, 2003, p. 104Reggiani, Christelle. « Perec : une poétique de la photographie », Littérature, no29, 2003. https://doi.org/10.3406/litt.2003.1790.).
7Ainsi, le texte, concevable en
tant qu’expression d’un instinct ou d’une compulsion humaine pour le
déchiffrement, a la capacité d’agir comme balise de sens en éclairant
— superficiellement, faut-il croire — la photographie par sa
dimension explicative. Sans cette médiation, l’image reste
surdéterminée, débordante de significations possibles mais dépourvue
d’un système d’organisation clair, comme celui de la syntaxe dans le
langage (Gunthert, 2017Gunthert, André. « Pour une analyse narrative des images sociales », Revue française des méthodes visuelles, no1, juillet 2017. https://imagesociale.fr/wp-content/uploads/Gunthert_RFM1_2017_Analysenarrativeimagessociales.pdf.). C’est dans cet espace d’ambiguïté que le narrataire iconique doit nécessairement interpréter, dans un processus inchoatif, car la photographie n’est jamais « un miroir neutre » L’image dans l’acte d’écrire d’Henri de Régnier ; elle est plutôt « un outil de transposition, d’analyse,
d’interprétation, voire de transformation du réel » (Dubois, cité dans Beauregard, 2014, p. 167Beauregard, Martin. L’image écartelée : une étude exploratoire des rapports entre la photographie et le récit, Thèse de doctorat, Paris 1 en cotutelle avec l’Université du Québec à Montréal, septembre 2014.). Par la confrontation systématique des deux récits, Images en quête d’histoires avoue, au travers de son aboutissement même, le fiasco assuré d’une telle entreprise de dévoilement de la vérité représentée dans l’image. Si l’enjeu premier d’un face-à-face entre l’image et le texte est parfois d’assurer que l’un est l’adaptation fidèle de l’autre, il est plutôt question ici d’un face-contre-face : de même que l’on n’a jamais pu prétendre épuiser l’illustration d’une véritable carte postale dans le message qui l’accompagne, il n’y a pas lieu de s’attendre à une élucidation dans Images en quête d’histoires. L’imagerie, dans les deux cas, ne peut éveiller et alimenter qu’un imaginaire.
Références
- Barthes, Roland. La Chambre claire, note sur la photographie, Première édition, Gallimard, 1980.
- Beauregard, Martin. L’image écartelée : une étude exploratoire des rapports entre la photographie et le récit, Thèse de doctorat, Paris 1 en cotutelle avec l’Université du Québec à Montréal, septembre 2014.
- Béguin-Verbrugge, Annette. Images en texte-images du texte, Presses universitaires du Septentrion, 2006.
- Gunthert, André. « Pour une analyse narrative des images sociales », Revue française des méthodes visuelles, no1, juillet 2017. https://imagesociale.fr/wp-content/uploads/Gunthert_RFM1_2017_Analysenarrativeimagessociales.pdf.
- Mréjen, Valérie. Images en quête d’histoires, FRAC Île de France / Les Presses du réel, 2017.
- Reggiani, Christelle. « Perec : une poétique de la photographie », Littérature, no29, 2003. https://doi.org/10.3406/litt.2003.1790.
- Wunenburger, Jean-Jacques. L’imaginaire, Seconde édition mise à jour, Presses universitaires de France, 2013.