1Cet ouvrage est le fruit d’une expérience éditoriale et épistémologique.
2Il est né de la volonté d’explorer une forme d’écriture scientifique iconotextuelle, capable d’utiliser le même langage que les pratiques d’écriture intermédiales mobilisant le texte et l’image — et non plus seulement de les décrire, de les traduire ou de les paraphraser.


Une écriture alternative
3Disons-le sans détour, cet ouvrage doit beaucoup à une frustration récurrente et partagée : celle de ne pas pouvoir livrer le fruit de nos recherches dans une forme éditoriale qui leur convienne tout à fait. En 2018, nous avons l’une et l’autre publié notre thèse de doctorat consacrée aux inventions littéraires de la photographie (Reverseau, 2018Reverseau, Anne. Le sens de la vue : le regard photographique dans la poésie moderne, Sorbonne Université Presses, 2018.; Monjour, 2018Monjour, Servanne. Mythologies postphotographiques. L’invention littéraire de l’image numérique, Presses de l’Université de Montréal, 2018. https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/.), en opérant des choix radicalement différents. L’une a opté pour ce que l’on qualifie, en édition, de beau livre (un objet de 1,5 kilo, format carré de 500 pages, avec une mise en page soignée et une riche iconographie réunie par l’autrice avec l’aide des éditeurs de Sorbonne-Université), l’autre a élaboré une édition hybride (d’un côté, un livre imprimé sans note ni illustration, de l’autre une édition numérique « augmentée » réintégrant l’appareil critique et les médias). Sans nullement renier ces publications, il nous est apparu qu’elles relevaient davantage d’une recherche en photolittérature que d’une recherche photolittéraire. Le travail d’écriture, ou plutôt de réécriture, engagé par ces choix éditoriaux, nous a fait prendre conscience du déterminisme formel propre à la littérature scientifique. Une contrainte formelle peut en effet contraindre la pensée, mais également les objets, les phénomènes et les dispositifs que nous étudions et que nous plaçons au cœur de nos travaux.
4Ces dernières années, nous avons exploré, ensemble ou séparément, différentes pistes de travail relevant de ce que l’on appelle aujourd’hui les « écritures alternatives de la recherche ». Commissariat d’exposition, édition numérique, écritures collectives, science participative, formes performées du savoir, podcasts ou émissions de radio… L’expérimentation d’espaces de publication hors le livre ou hors la revue savante, ainsi que le recours à des formats et à des outils d’écriture empruntés à d’autres communautés que la nôtre (celles du monde muséal, des programmeurs, des artistes) nous ont encouragées à explorer d’autres modes d’expression qui ont renouvelé la compréhension de nos corpus d’étude. Le présent ouvrage s’inscrit dans cette démarche. Ciseaux, ruban adhésif, marqueurs, murs d’exposition, pads numériques, dépôts git, éditeurs de texte et terminaux informatiques ont été mobilisés pour construire notre réflexion collective sur l’acte d’image.
5Dès le début de ce projet, une structure à la fois formelle et conceptuelle s’est imposée à nous : celle du mur d’images, un dispositif sur lequel les chercheurs et les chercheuses du groupe HANDLING s’étaient déjà penchés dans le cadre d’un livre collectif (Reverseau, Desclaux, Scibiorska et Lahouste, 2022Reverseau, Anne, Jessica Desclaux, Marcela Scibiorska et Corentin Lahouste. Murs d’images d’écrivains : dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe siècle), Presses universitaires de Louvain, 2022.) et d’une exposition (Reverseau et Desclaux, 2024Reverseau, Anne et Jessica Desclaux. Murs d’images d’écrivains, Exposition, mai 2024.). Le mur d’images renvoie à une phase à la fois très primaire, brouillonne et en même temps intime du travail du chercheur. C’est un trait commun à nombre d’entre nous : la tentation, ou même l’obsession du mur d’images — d’indices ? — glanées ici et là au cours de nos recherches. Comme des enquêteurs, nous les affichons au-dessus de nos bureaux pour mieux les manipuler, les relier, les annoter parfois. Sur cet écran improvisé, notre regard tente de faire surgir des effets de sens et d’association. Un acte d’image, qui se dissout par la suite dans le format de l’écriture, mais que nous souhaitons cette fois mettre en avant, comme une étape importante du processus de recherche, qui mérite d’être visibilisé. Un dispositif qui oriente la recherche, en somme.
Une écriture collective
6Cet ouvrage est également le fruit d’une aventure collective.
7Il réunit plusieurs générations de chercheurs et de chercheuses spécialisés dans le champ de l’intermédialité. Une petite partie de cette communauté s’est réunie à l’occasion du colloque L’acte d’image en litérature/The Image-Act in Literature (1880-2020) organisé les 18 et 19 avril 2024 à l’UCLouvain, en Belgique, par Anne Reverseau, Yorik Janas et Andrés Franco Harnache.
8Comme l’essai ou l’article scientifique, le format d’un colloque est à la fois contraint par le fond — le contrat implicite suggère d’apporter une idée relativement neuve dans un champ donné — et par la forme — vingt-cinq minutes de communication reprenant les codes rhétoriques de la démonstration scientifique : introduction, exemples, développements théoriques, conclusion, le tout ponctué de nombreuses références (gage de légitimité scientifique) et agrémenté d’une présentation PowerPoint en arrière-plan (l’outil de Microsoft étant très répandu dans la communauté savante). Une session de questions/réponses introduit, dans un cadre également normé et relativement restreint, la conversation scientifique qui nous permet de relier nos objets, de rassembler nos idées et, éventuellement, d’en débattre. Généralement, cette conversation se poursuit plus librement lors des indispensables pauses café.
9Très tôt, notre projet éditorial est apparu comme le prolongement de cette conversation scientifique. Il a donc fallu, dès le départ, liquider le modèle des actes de colloque qui transforment la matière monologique de la communication en un article approfondi de 30 000 signes. Nous avons lancé aux auteurs et autrices la consigne contre-intuitive de réduire drastiquement leur communication pour se concentrer, en 6 000-8 000 signes, sur un seul cas d’étude. L’image — une photo, un dessin, une peinture, une capture d’écran — devait constituer le premier geste d’écriture, autour duquel le commentaire et l’analyse allaient ensuite se construire. Le modèle d’article qui était fourni aux auteurs et autrices rendait explicite le parallèle avec l’exposition. Comme éditrices, nous conseillions alors de « penser le texte comme un commentaire approfondi de l’image », en incitant à suivre le « modèle du texte d’exposition », à la rédaction impersonnelle. Puis nous glosions : « texte descriptif qui pointe les enjeux théoriques ou historiques de la manière la plus simple possible ». Dans cette perspective, nous invitions également à réduire fortement l’appareil critique : interdiction d’introduire des notes et limitation des références bibliographiques à dix entrées.
10Plus de quarante iconotextes nous ont ainsi été confiés à la suite du colloque, au cours de l’année 2024. Les images qu’ils renferment ont pour certaines fait l’objet d’un premier mur d’images, lors du colloque de Louvain-la-Neuve, auquel ont participé plusieurs chercheurs et chercheuses, dont certains n’ont d’ailleurs pas nécessairement proposé d’iconotexte par la suite, mais dont la présence se dessine entre les pages de cet ouvrage. Ce premier travail éditorial a consisté à coller, relier, annoter voire déchirer les images, les documents, les pages des livres affichés au mur. De quoi faire émerger, finalement, une autre forme d’appareil critique, directement tiré de la matérialité du mur, du ruban adhésif et du papier.
11Cette expérience collective nous a conduit à repenser notre posture éditoriale : de directrices d’ouvrage, nous nous sommes glissées dans la peau de curatrices. Il s’agissait, comme dans une exposition, de créer un parcours, de mettre en relation non plus des objets, mais des images et des textes, et de ménager des rencontres parfois inattendues. Il fallait donc penser le livre comme un espace dans lequel circuler et faire circuler. Nous avons ainsi entrepris de prendre soin des trouvailles, des objets de recherches et du matériel confiés par nos collègues, en commissariant leurs iconotextes dans un livre dont la forme restait encore à inventer, mais que nous souhaitions déployer, avec cet imaginaire spatial, dans un environnement numérique, sans nous priver de l’objet imprimé.
Une écriture numérique
12Cet ouvrage, finalement, est le résultat d’une expérimentation numérique.
13Menée en collaboration avec Hélène Beauchef, Antoine Fauchié et Julien Taquet, elle repose sur une édition en single source publishing, une méthode qui consiste à produire un livre (en formats imprimé, numérique, numérique augmenté, PDF, etc.) à partir d’une source commune, dont le format permet des exports et des transformations en une multiplicité d’autres formats. L’outil Stylo, avec ses briques markdown, yaml et bibtex, nous a servi d’environnement de travail partagé pour l’ensemble du travail éditorial sur les iconotextes, tandis que la fabrique du livre — conçu avec Eleventy (11ty) — s’est déployée sur un dépôt Git. Le recours à ces outils semble nous éloigner radicalement du bricolage du mur d’images. Et pourtant nous n’aurons fait que cela, bricoler avec des outils numériques innovants et libres, qui tendent à réinventer la philosophie de l’édition en régime numérique. Cet ouvrage, de fait, est un prototype dont le code, disponible en ligne, pourra faire l’objet de réappropriations et de transformations.
14Notre entreprise de commissariat ne s’est pas tant concentrée sur l’interface numérique (réalisée par Julien Taquet), que sur un travail de curation des données. L’édition numérique se caractérise en effet par un changement paradigmatique : la transformation des contenus textuels et iconographiques en données. En nous confiant leurs textes, les auteurs et les autrices nous ont livré un ensemble de capta, comme les appelle Johanna Drucker (2020Drucker, Johanna. Visualization and Interpretation: Humanistic Approaches to Display, The MIT Press, 2020.). Grâce à l’API de Stylo, nous avons exporté ces données afin d’y appliquer une méthode de distant reading, permettant de faire émerger des regroupements parfois inattendus et d’envisager un travail d’indexation des iconotextes doublement heuristique. D’une part, parce que cette indexation nous est rapidement apparue comme un travail de recherche à part entière, travail de catégorisation et de définition de nos objets et de nos concepts — impliquant un effort de distinction pour sans cesse affiner, nuancer, classer… D’autre part, parce que cette catégorisation nous a permis d’esquisser des parcours de lecture entre les iconotextes. Ces parcours constituent le résultat de notre recherche sur l’acte d’image. Tout comme le commissaire regroupe des objets d’art et des documents divers dans une même salle, afin de produire un discours théorique sur l’art, ces parcours de lecture supportent une argumentation et sont des gestes de pensée à part entière.
15Deux types de parcours se dessinent ainsi. Une première organisation répartit les textes en quatre grands actes d’images — braconnages, bricolages, métamorphoses et révélations, auxquels s’ajoute un ensemble de témoignages d’auteurs et d’autrices, ces cinq sections étant identifiées, tout au long de l’ouvrage, par des couleurs. Un deuxième niveau, plus fin mais également plus complexe, permet de multiples navigations entre les textes en fonction d’une série de mots-clés eux-mêmes regroupés en différentes sections thématiques : périodisations (du XIXe siècle aux exemples contemporains), formes médiatiques (dessin, photographie, gravure…), effets de contraste (passé/présent, fictionnelle/non-fictionnelle, collectif/individuel), concepts texte-image (légende, collection, photolittérature, iconothèque) et enfin des actes d’images singuliers (hybridation, adaptation, médiatisation, remédiation, etc.). Ces parcours, qui proposent plusieurs portes d’entrées sur les textes, et tout autant de pistes d’interprétation, nous permettent de renouer avec le potentiel heuristique du mur d’images. La multiplication des parcours possibles est formalisée par un système de liens : renvois internes qui prennent la forme d’hyperliens dans la version numérique et d’un numéro de page en couleur dans la version imprimée ; liens externes, qui sont, dans le livre, réduits à des codes, explicités dans un index final.
16Cette aventure éditoriale n’aura pas été sans contraintes, mais nous avons l’impression de les avoir davantage choisies que dans le cadre d’un processus éditorial traditionnel. Nous avons négocié avec elles, nous les avons déconstruites ou, parfois, pleinement embrassées. Cet ouvrage n’est pas seulement le témoignage d’une activité académique, il est le laboratoire d’une pensée scientifique qui prend l’image pour origine.
Références
- Drucker, Johanna. Visualization and Interpretation: Humanistic Approaches to Display, The MIT Press, 2020.
- Monjour, Servanne. Mythologies postphotographiques. L’invention littéraire de l’image numérique, Presses de l’Université de Montréal, 2018. https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/.
- Reverseau, Anne et Jessica Desclaux. Murs d’images d’écrivains, Exposition, mai 2024.
- Reverseau, Anne, Jessica Desclaux, Marcela Scibiorska et Corentin Lahouste. Murs d’images d’écrivains : dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe siècle), Presses universitaires de Louvain, 2022.
- Reverseau, Anne. Le sens de la vue : le regard photographique dans la poésie moderne, Sorbonne Université Presses, 2018.