
1Le poète et essayiste belge Christian Dotremont est connu comme l’un des fondateurs du groupe CoBrA (acronyme de Copenhague, Bruxelles,
Amsterdam). Malgré sa courte carrière, cette ligue internationale
d’artistes du Nord a été l’un des héritiers les plus actifs du
surréalisme révolutionnaire ; elle est née en 1948 de la fusion de
plusieurs mouvements artistiques d’Europe du Nord : le groupe
surréaliste abstrait danois, le groupe expérimental néerlandais et le
groupe surréaliste révolutionnaire belge, soutenu par Dotremont
lui-même. Les œuvres des artistes susmentionnés sont particulièrement
intéressantes en raison de la grande attention qu’ils accordent à la
création artistique en tant que forme de connaissance non rationnelle qui prolonge l’automatisme surréaliste Explorer la croyance dans les images actives. En effet, CoBrA a expérimenté, dans presque tous les formats, l’acte d’écrire, en explorant sa matérialité dans des expériences individuelles et collectives qui, selon Dotremont, sont totalement antérieures à l’illustration, à la manière de L’Empire des signes de Barthes (1970Barthes, Roland. L’Empire des signes, Skira, 1970.).
Du logoneige au photo-logoneige
2Suite aux expérimentations dans le domaine de la création artistico-littéraire de CoBrA et la découverte de la matérialité du langage, c’est l’espace septentrional, cette immensité de l’étendue blanche de la Laponie qui éveille l’imagination de Christian Dotremont. Lors de ses fréquents voyages entre l’Europe et le Grand Nord, il a créé, avec Caroline Ghyselen, de nombreux logoneiges et logoglaces qu’il a capturés en photo, comme Emprunte mes empreintes et Nouvelle sémantique, regroupés dans J’écris pour voir (2004, p. 23Alechinsky, Pierre et Christian Dotremont. J’écris pour voir, Buchet Chastel, 2004.). Cette démarche permet au poète d’exposer son œuvre dans un cadre muséal ou de la diffuser à travers un livre. Le photo-logoneige ou le photo-logoglace, selon la formule d’Emmanuelle Pelard (2010, p. 24Pelard, Emmanuelle. « Le médium nomade du logogramme et du logoneige de Christian Dotremont », Proteus, no1, 2010. http://www.revue-proteus.com/articles/Proteus01-3.pdf.), est à la fois un témoignage de la pratique artistique de Dotremont consistant à tracer des logogrammes dans la neige et une œuvre à part entière. En effet, la photographie du logoneige va au-delà de la simple reproduction de l’œuvre originale, car le poète y apporte une dimension esthétique unique. En choisissant l’angle, la distance et la luminosité pour capturer le logoneige, il crée un nouveau type de logogramme avec des effets de relief mis en valeur par la lumière. Ainsi, la photographie ne se contente pas de documenter sa pratique, mais devient une réinterprétation artistique de celle-ci.
Le geste, la trace et la neige : l’écripaysure de Christian Dotremont
3À travers l’adoption du sol lapon comme médium du logogramme, Dotremont atteint un absolu de la trace. Au lieu de l’encre, c’est la neige et la glace qui prennent le relais pour créer des motifs et des formes insolites. C’est une approche unique qui repousse les limites de l’imagination et de l’expression artistique en faisant appel à l’un des éléments naturels essentiels. Selon Michel Butor (1978Butor, Michel. Dotremont et ses écrivures : entretiens sur les logogrammes, Jean-Michel Place, 1978.), chez Dotremont, le « Nord blanc » est un univers immaculé protégé par sa pureté. Il y a un désir irrépressible de marquer cette blancheur, ne serait-ce que par des empreintes de pas, de raquettes ou de skis, ainsi que par l’écriture Hervé Guibert, les corps des images absentes.
Dans le décor enneigé de l’espace lapon, Dotremont réévalue sa
perception du monde. Oscillant entre le Sud artificiel et le Nord
naturel, il se sent d’abord désorienté face à cet univers blanc, avant de discerner peu à peu les traces laissées par la nature, qu’il
interprète comme autant de signes de vie. La confrontation entre le
tumulte du paysage occidental et la pureté de la nature vierge lui
permet d’explorer sa réflexion sur la trace et le vide, des concepts
clés qui façonneront plus tard sa logographie. Dotremont décrypte la
réalité lapone par la médiation indiciaire considérant que « si la
réalité est opaque, des zones privilégiées existent — traces, indices — qui permettent de la déchiffrer » (Ginzburg, 1989, p. 177Ginzburg, Carlo. Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Flammarion, 1989.). Dans l’infini du paysage lapon il voit la blancheur de la page où « le plein [.…] est noir et blanc ; il a l’espace du vide ; et son immensité […]. Il est sa propre étendue » (Dotremont, 1998, p. 338Dotremont, Christian. Œuvres poétiques complètes, Mercure de France, 1998.). L’application de l’analogie entre la blancheur de l’espace enneigé finlandais et le vide de la page lui
permet d’éteindre sa pratique expérimentale. En effet, traçant les
logoneiges et les logoglaces à l’aide du bâton « stylo des neiges », le poète, comme le remarque bien Michel Butor :
[…] a réussi, mieux que n’importe qui avant lui, à mettre en relation la neige et la blancheur du papier. Dans la neige, on voit très bien comment le trajet peut devenir une écriture : on peut y tracer des mots avec son doigt, avec un bâton, ou simplement en marchant, en faisant du ski ou du traîneau. L’écriture devient le trajet de notre existence même, la trace même du passage de quelqu’un (1978Butor, Michel. Dotremont et ses écrivures : entretiens sur les logogrammes, Jean-Michel Place, 1978.).
4Dotremont a fait la découverte de l’écriture en tant que geste graphique intimement lié au rythme du corps de celui qui trace les textes jouant avec le chiasme poésure/peintrie. Le geste du scripteur apparemment désinvolte se fonde sur une technique maîtrisée par la patiente pratique de la spontanéité. Le rôle de celui qui écrit/peint les mots sur l’espace blanc est de rendre visible la réalité car au bout du geste se reconstitue l’image. Il ne s’agit plus de la confrontation du texte et de l’image, mais de la transformation du texte en image Élaborer une matière poétique visuelle et « artificielle ».
5Pour conclure, les expérimentations de Dotremont dans les environnements froids et enneigés le placent involontairement à l’avant-garde du mouvement artistique appelé « land art » (Lambert, 1981Lambert, Jean-Clarence. Grand hôtel des valises, locataire Dotremont, Galilée, 1981.), émergeant dans les vastes paysages désertiques de l’Ouest américain à la fin des années 1960. Le paysage devient une toile vierge, la neige symbolisant sa pureté et le poème écrit par l’ombre capturé par l’objectif du photographe. Les logoneiges et logoglaces s’inscrivent aussi dans l’éco-graphie qui implique un duel subtil entre le corps en mouvement et le paysage qui devient support d’expression. L’objectif est de laisser une empreinte artistique dans la nature, sans laisser de traces physiques telles que des pas dans la neige.
Références
- Alechinsky, Pierre et Christian Dotremont. J’écris pour voir, Buchet Chastel, 2004.
- Barthes, Roland. L’Empire des signes, Skira, 1970.
- Butor, Michel. Dotremont et ses écrivures : entretiens sur les logogrammes, Jean-Michel Place, 1978.
- Dotremont, Christian. Œuvres poétiques complètes, Mercure de France, 1998.
- Ginzburg, Carlo. Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Flammarion, 1989.
- Lambert, Jean-Clarence. Grand hôtel des valises, locataire Dotremont, Galilée, 1981.
- Pelard, Emmanuelle. « Le médium nomade du logogramme et du logoneige de Christian Dotremont », Proteus, no1, 2010. http://www.revue-proteus.com/articles/Proteus01-3.pdf.