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Isabelle Roussel-Gillet Université d’Artois

Le Bus 72, l’image volée

Annie Ernaux et Vincent Josse

© Vincent Josse, 2017. Montage au 15 avril 2024

1Vincent Josse emprunte régulièrement la ligne 72 du bus parisien, entre le VIIIe et XVIe arrondissement, il prend des photos des passagers à leur insu. S’ensuivent trois représentations théâtrales (2016, 2017, 2019) puis un livre (2023Josse, Vincent. Le Bus 72, Le Bec en l’air, 2023.) pour lequel il sollicite dix auteurs (Arnaud Cathrine, Marie Darrieussecq, Vincent Delerm, Arthur Dreyfus, Annie Ernaux, Cloé Korman, Susie Morgenstern, Lydie Salvayre, Florence Seyvos et Mathieu Simonet), leur fait choisir une photographie à partir de laquelle ils écrivent. Sa technique de prise photographique n’est pas anodine, elle simule l’écriture sur son téléphone portable pour prendre l’image : il se place devant la personne, ne la regarde jamais en face, mime l’écriture d’un texto mais prend une photo, à moins d’un mètre du passager (Josse, 2016Josse, Vincent. BUS 72 - Un projet littéraire et photographique de Vincent Josse, Maison de la poésie, 2016.). Le texte liminaire du journaliste photographe s’appuie sur deux références, l’une à Henri Cartier-Bresson « voler, oui, mais pour donner » (p. 5), l’autre à Diane Arbus : « Le monde est plein de personnages de romans à la recherche de leur histoire » (p. 7) et il pointe que ce sont des « hommes et des femmes sans doute plus aisés que sur d’autres lignes », des « dames souvent âgées », qui n’ont pas renoncé à leur coquetterie comme en témoignent les sacs de « grande marque ». La notation d’une certaine « élégance » convient à une lecture sociologique mais aussi à une image touristique parisienne, le livre s’ouvrant sur une des trois photos de ce que l’on voit depuis le bus, par exemple un couple âgé sur fond de tour Eiffel. Une autre photo montre un couple de mariés asiatiques assis dans le bus. Sur les 45 photographies, 20 sont des femmes âgées assises, cinq des gros plans sur leurs mains tenant un accessoire (sac à main ou canne), un seul jeune homme, une seule jeune femme.

L’agir d’un regard, le devenir duel

2« Victor Hugo », le titre du texte d’Annie Ernaux, écrit en 1997 (4 850 signes espaces compris), correspond au nom d’une station de la ligne du bus 72 ; chaque texte a pour titre une station selon le souhait du photographe. Pour des raisons juridiques liées au vol d’images, le choix a été fait de ne pas mettre en regard les textes et les photographies choisies par les auteur·re·s. Un portrait fragmenté par des gros plans des mains dans un montage des images évite que les personnes se reconnaissent ou soient blessées par un texte. Le choix d’Annie Ernaux se porte sur un portrait de femme âgée assise, les mains tenant son sac.

3Et c’est donc de vieillesse qu’il s’agit, du passage des âges, de « regarder en face ce qu’ils ne veulent pas voir, l’inadmissible, la fascinante obscénité d’un visage ravagé par le temps », « pas un centimètre qui ne soit fendillé, crevassé », « deux sillons profonds ». Non pas un portrait sans âge mais marqué par les âges et sécularisé par la métaphore d’un masque de vieil indien (sans doute suscité par la capuche d’esquimau) puis celle de la veuve héritière « à l’abri du besoin pour des siècles », « figée dans une vieillesse éternelle, plus durable que la jeunesse éternelle promise par la crème Elisabeth Arden de vos trente ans ». Manière de disjoindre l’atemporalité du masque et la caducité d’une promesse publicitaire. Le ton se fait caustique, quand bien même les vêtements ne sont pas si luxueux, le portrait semble contaminé par la majorité des photographies du livre, la voici au prisme de l’imagination de l’écrivaine : « Bronzée l’hiver à Courchevel, l’été sur un yacht », au-dessus d’une volonté d’être belle puisque « la beauté c’est la dot des filles pauvres ». Nul besoin d’être belle, de faire des études, pour un beau parti : « vous avez épousé à Saint Honoré d’Eylau quelqu’un d’assorti, fondé de pouvoir à la banque Rothschild. » L’adresse se meut peu à peu en droit de réponse face à l’arrogance, au rapport de domination : « Je vous invente une vie », « Vous êtes l’effigie accablante de la durée riche. » « […] vous m’obligez à la violence des mots, vous me subordonnez à votre désir que j’expose ma violence. » « Vous m’obligez à me souvenir de la servitude. » Et de désigner ce qui les sépare : une « vieillerie bolchévique », « la lutte des classes ». On sait qu’Annie Ernaux soutient un parti de gauche.

4La prise de vue en légère contre-plongée, du fait du vol de cette photographie, la rend plus hautaine encore, mais c’est le regard qui au fil du texte condense son assurance : « deux billes noires » « me toisent, me défient », extrapolées en un « regard qui juge, jauge, sépare — vous sépare instinctivement de tous ceux qui sont dépourvus des signes d’appartenance à votre monde. Le regard inflexible de quatre-vingts ans de domination et de transmission d’héritages, de certitudes morales et financières ». Tout est dit, à l’extrême. Les affects de honte de la transfuge de classe à l’assaut, le souvenir d’expressions de son milieu d’origine affluent, celles qui disent la condition sociale dédaignée, dominée.

Le médium muet

5La réflexion sur le médium photographique vient tempérer la diatribe : toute photographie est liée à celles antérieures, « photos rangées dans des albums où vous figurez à tous les âges, […], aux côtés de gens disparus pour la plupart » Leïla Sebbar ou l’image passeuse. Toute photographie nous échappe. La conclusion du texte est éloquente. Elle renvoie à une incomplétude inhérente à toute photographie en tant qu’image partielle.

C’est précisément parce qu’elle est partielle que nous pouvons l’investir en tant qu’image. Une image « totale » (si une telle notion a du sens) nous fascinerait sans doute mais il n’est pas sûr que nous pourrions la voir, au sens où « voir » c’est arpenter, inférer et prolonger imaginairement une représentation nécessairement lacunaire (Jenny, 2019, p. 63Jenny, Laurent. La brûlure de l’image : l’imaginaire esthétique à l’âge photographique, Éditions Mimésis, 2019.).

6Que Laurent Jenny tienne ce raisonnement à propos des quatre photos prises à Auschwitz en 1944 qu’a analysées Georges Didi-Huberman, donne une profondeur tout autre à son affirmation qu’une image « totale nous clouerait à son réel, nous laisserait muets et interdits et finalement perdrait toute signification. »

7Annie Ernaux joue sur deux tableaux, entre image mémorielle (liée à un regard sociologique avec corrélation affective au milieu d’origine par contraste saisissant) et image photographique inscrite dans un continuum spatial, une pure extériorité comme le sont les instantanés du Journal du dehors (1993Ernaux, Annie. Journal du dehors, Gallimard, 1993.) Les photographies de Nadège Fagoo dans L’Autre fille d’Annie Ernaux.

8Voici la fin du texte d’Annie Ernaux, qui pointe encore l’image agissante et une analyse réflexive, qui parle avant tout du medium photographique :

Vous êtes ma colère.

Vous êtes ma révolte contre cet ordre du monde qui vous a donné ce regard-là. Vous regarder, c’est la faire brûler. En un sens, vous pourriez vous enorgueillir une fois de plus de votre pouvoir, mais ce n’est pas le vôtre, c’est celui de la photo. Plus exactement, de la volonté mystérieuse, admirable de la photo qui m’a jetée dans ce corps à corps avec vous et forcée à dévoiler ma vérité. La vôtre reste muette et insaisissable.

9À noter le remarquable chiasme des regards quand elle se pense regardée par l’image (Bredekamp, 2015Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.), jusqu’à parler à la femme de la photographie. Ce choix d’apostropher, qui accentue une certaine violence, atteste aussi que l’usage de la photographie est toujours, avec Annie Ernaux, intrinsèquement lié à la forme littéraire choisie, ici l’adresse.

10Le vous anaphorique, scandé, finirait par faire oublier qu’il s’agit d’un artefact. L’adresse est si forte, à la manière du genre épistolaire ou du manifeste. Annie Ernaux et nous savons que la passagère ne la regarde pas, mais quand même… Ce qui nous évoque un je sais bien mais quand même, je sais bien que ce n’est pas vrai mais j’y crois…, expression empruntée au titre de chapitre du livre d’Octave Mannoni, Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre scène (1969Mannoni, Octave. Clefs pour l’imaginaire ou l’autre scène, Les Éditions du Seuil, 1969.), précisément dans le chapitre où il forge l’expression d’un demi-croire.

11Laurent Jenny écrit qu’« [u]ne ontologie réductrice de la photographie qui la rive au réel, a pour corollaire la dénégation de sa puissance imaginaire », il ajoute que reflue « en elle la dimension de l’image » (2019, p. 62Jenny, Laurent. La brûlure de l’image : l’imaginaire esthétique à l’âge photographique, Éditions Mimésis, 2019.). Nous pouvons alors émettre l’hypothèse que plus elle serait voulue comme rivée au réel, ou pour être exacte rivée à un contexte, plus elle en tirerait sa force pour s’en libérer, sous l’effet d’un affect. Et qu’aucune image, pas plus celle-là, ne peut « nous émanciper de la matière du monde, de la blessure du temps, et de la fragilité de nos visées » (Jenny, 2019, p. 141Jenny, Laurent. La brûlure de l’image : l’imaginaire esthétique à l’âge photographique, Éditions Mimésis, 2019.).

Références

  • Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.
  • Ernaux, Annie. Journal du dehors, Gallimard, 1993.
  • Jenny, Laurent. La brûlure de l’image : l’imaginaire esthétique à l’âge photographique, Éditions Mimésis, 2019.
  • Josse, Vincent. BUS 72 - Un projet littéraire et photographique de Vincent Josse, Maison de la poésie, 2016.
  • Josse, Vincent. Le Bus 72, Le Bec en l’air, 2023.
  • Mannoni, Octave. Clefs pour l’imaginaire ou l’autre scène, Les Éditions du Seuil, 1969.