
1Un mot pourrait décrire ma pratique photolittéraire : composition. J’assemble des objets, pris à l’improviste, selon l’humeur du moment, parfois à portée de main ou au hasard d’un regard porté autour de moi Un mur d’images comme genèse visuelle d’un livre.
2Les synonymes de composer : former un tout en assemblant, agencer, assembler, combiner… me conviennent à ceci près que dans ma pratique photographique, la part consciente, volontaire, se mêle à une part largement inconsciente ou préconsciente, comme l’écriture automatique des surréalistes, leurs collages, leur jeu « Le cadavre exquis boira le vin nouveau », quelque chose de non-maîtrisé « s’auto-organise » à travers un réseau d’associations insues. Un peu comme un rêve éveillé.
3Mes photographies sont quasi toujours prises de haut en bas, en surplomb d’une table, d’une surface plane (plancher, rebord de fenêtre) sur laquelle je pose des objets, le tout d’une manière rapide, parfois même précipitée, intuitive, et, bien sûr, éphémère. D’où le titre de mon blog « Table d’écriture » qui lie écriture et photographie sur un même support horizontal. La table est un appui mais je tiens l’appareil-photo (léger) en hauteur et vers le bas. Je tourne souvent autour de la table, comme une danse, bougeant des doigts les divers objets pour « les faire parler ensemble ». Mais dès que cela devient trop « pensé », trop « choisi », cela ne me convient pas. Si image il y a, c’est lorsque l’image me révèle quelque chose de moi que je ne sais pas. Je ne prévois rien, je n’ai pas un plan ou un canevas dans la tête. Je cherche à mettre en scène une sensation intérieure, la rendre la plus visible possible, même si, finalement, cela demeure énigmatique. Je souhaiterais que le regard des spectateurs reste flottant, lui aussi, et suscite une rêverie avec leurs associations personnelles. Il n’y a pas de « vérité » ou « d’exactitude » à déceler, à déchiffrer. Toutes les interprétations sont possibles. Lors de la Biennale de la photographie à Berlin, à l’Institut français, était exposée l’une des images de la série « Clefs sur l’échiquier » avec des clefs d’hôtel marquées de numéros qui évoquaient, pour moi, le trauma transgénérationnel de la Shoah, mais des spectatrices ont été enthousiasmées par l’impression de feu et de joie qu’elles y voyaient. Une autre série, qui faisait le pari insensé de transformer la sensation de douleur en geste visuel, a plu à Ela Bienenfeld, la sœur-cousine de Georges Perec. Elle a choisi l’une d’elles pour la couverture du livre de poche Penser/Classer. Ainsi ma « Tentative d’épuisement de la douleur » est devenue « Hommage à Georges Perec ».
4L’étymologie du mot photographie, écriture de lumière, me plaît. J’ai l’impression d’écrire mes images, qu’elles naissent de mon imagination, avec des choses-symboles plutôt que des mots, mais aussi avec des mots. Je me rends compte dans l’après-coup qu’il y a beaucoup de traces écrites (imprimées ou manuscrites) dans mes images. Je ne cherche pas à capter la réalité, mais à inventer un espace qui serait comme un reflet de la psyché avec sa part d’inattendu. J’aurais aimé pouvoir photographier mes rêves, à défaut, je ne cesse de chercher à rendre visible mon monde intérieur : émotions, sensations, perceptions. Est-ce « l’inconscient optique » de Walter Benjamin ? Je me souviens de ma surprise en découvrant qu’en photographiant la plaque de verre du négatif de la carte de déportée de ma mère, arrivée au Lutetia, j’avais involontairement saisi la trace de mes mains et de mon visage en « surimpression. »
5Le réel est un faux semblant sauf quand, par les accidents de la vie, de la santé, on s’y cogne. C’est pourquoi la psychanalyse irrigue mes relations au réel, qui souvent se dérobe, ou revient, déplacé, déguisé, transformé, dans nos rêves nocturnes, nos lapsus, nos choix inconscients. Toujours quelque chose nous échappe.
6Je ne voudrais renoncer à aucune des deux écritures, celle des images et celle, moins immédiate, de l’imagination tressée par les mots. Dans le cas singulier de La Reine Alice, ce sont les photographies postées sur mon blog qui ont plus tard donné naissance à l’écriture du conte.
7La série Féminicide est née en 2016 d’une succession de hasards, à la veille d’une soirée à la Maison de l’Amérique latine autour du livre de Ivan Jablonka, Laëtitia, publié par Maurice Olender dans sa « Librairie du XXIe siècle ». Plutôt que de répondre à l’invitation de parler du livre, j’ai proposé de montrer des images qui n’existaient pas encore. Je me souviens de cette sombre fin d’après-midi d’automne. J’avais entrepris de découper le contour de mes mains sur les photocopies de deux lettres d’amour échangées par mes parents. Je ne me rappelle plus pourquoi, je me suis mise à chercher dans mes archives mes premiers cahiers d’écriture, conservés depuis les années 1960. Consternée, j’ai lu les premières phrases que l’école imposait aux fillettes de l’époque pour apprendre à lire et à écrire. Blessures d’un accès à la langue française et à la culture qui s’inscrivaient d’emblée, comme une évidence, avec la violence de la discrimination. J’ai posé des objets — rasoir et tube de rouge à lèvres, mais aussi stylos — autour des mots du cahier et saisi ces photomontages.
Papa se rase le matin,
travaille dans son bureau,
conduit sa voiture,
fume en lisant son journal,
écoute la radio.
Maman prépare le dîner,
lave la vaisselle,
lave le linge
repasse le linge,
nettoie la maison
coud et tricote.
8Révoltée, la paire de vieux ciseaux rouillés toujours à la main, j’aperçus dans mon bureau une reproduction de la Fornarina de Raphaël (l’un des personnages de La Reine Alice) sur laquelle je fis tourner mes ciseaux comme les deux lames d’une terrifiante horloge, celle qui égrène, heure après heure, siècle après siècle, la violence ordinaire. Suivirent d’autres icônes de l’histoire de l’art occidental, né du regard masculin : La Jeune fille à la perle, Vénus, Suzanne et les vieillards, etc. sur lesquelles poser un banal objet domestique, aussi banal que l’est le féminicide. Mon dispositif voulait souligner ce constat insupportable : le mélange millénaire de l’exaltation de la beauté féminine et de la violence qui ne cesse d’être faite aux femmes parce qu’elles sont des êtres féminins. Avec le temps, je ne vois plus leurs regards effrayés au bord des lames mais quelque chose comme une flamme de révolte et de défi.