



1Fotóregény (Roman-photo) naît dans une atmosphère culturelle
spécifique : au tournant des années 1980 en Hongrie le régime communiste
contrôle la sphère culturelle en soutenant, bannissant, ou tolérant les
auteurs. La culture underground prospère, malgré la surveillance
constante de la police secrète et la crainte des arrestations. Les deux
auteurs János Géczi et László Molnár ont fait connaissance au Centre
national de l’UNESCO dédié à l’éducation à Veszprém, qui fut un
environnement libre et inspirant pour l’époque. Ils décidèrent de
réaliser ensemble un reportage photographique montrant une journée typique d’un jeune couple du matin au soir en le transformant en un roman-photo afin de l’exposer au centre culturel Dimitrov de la ville Les photographies d’un récit palestinien.
Les vicissitudes de la publication
2Dans sa forme initiale, l’œuvre comptait 41 planches montées sur carton 30x40 cm et 45 planches montées sur carton 40x60 cm. Les planches contenaient des photographies argentiques et des reproductions photographiques de pages dactylographiées. Selon les auteurs, le centre culturel Dimitrov aurait censuré les photos avant l’exposition et supprimé celles jugées trop érotiques, même s’il ne s’agissait que d’images suggestives et floues. Les planches enlevées contenaient une dizaine d’images et ne furent pas rendues aux auteurs.
3Cette première exposition n’a pas reçu beaucoup d’écho et l’œuvre n’a été publiée partiellement qu’en 1997, lorsqu’une sélection de onze pages fut intégrée au volume intitulé Proses de János Géczi (1997Géczi, János. Prózák, Orpheusz, 1997. http://mek.oszk.hu/02500/02558/02558.pdf.). Cette publication est unique car elle contient plusieurs pages qui ont été perdues par la suite. Les mésaventures de l’ouvrage se poursuivirent au fil du temps étant donné que les négatifs ont été volés lors d’un cambriolage dans l’appartement de László Molnár, tandis que les planches réalisées pour l’exposition ont souffert d’une fuite d’eau dans l’appartement de János Géczi. Ce sont finalement ces planches en partie endommagées qui ont été scannées et partiellement restaurées en 2018 pour être publiées dans un livre impressionnant de 105 pages, de grand format mais à petit tirage, dont la version numérisée est consultable en ligne à la Bibliothèque Nationale Hongroise (2018Géczi, János et László Molnár. Fotóregény, OOK Press, 2018. http://mek.oszk.hu/18900/18966/18966.pdf.).
L’unicité de l’œuvre
4Le genre du roman-photo n’a pas eu autant de succès en Hongrie qu’en
Italie ou en France, les auteurs confient même ne pas en avoir lu avant d’entamer leur projet. L’œuvre fut plutôt inspirée par les photos séquentielles des artistes plasticiens néo-avant-gardes, ainsi que par les courts métrages progressistes de l’époque. Nous trouvons plusieurs allusions filmiques, notamment par endroits des clichés noirs « surexposés » qui fonctionnent comme substituts de transitions cinématographiques Laisser agir une séquence d’images. Il est difficile de catégoriser le genre de
l’ouvrage car le titre et la disposition séquentielle, l’histoire
d’amour comme sujet apparentent l’ouvrage à un roman-photo, tandis que
dans sa visée le projet photographique est plutôt une documentation
sociographique ou anthropologique (Géczi avait suivi des cours
d’anthropologie durant ses études). Les auteurs insistent, entre autres
dans l’« avant-propos » du livre, sur le fait que l’œuvre fut réalisée
en une journée documentant de manière naturelle la vie familiale d’un
jeune couple du matin au soir. Au fil de leur journée se dévoilent les gestes et les coutumes d’une famille bourgeoise moyenne : la mère se lève tôt et passe la matinée à cuisiner, la fille bien élevée fait le lit de ses parents et le ménage, les repas partagés structurent la journée, après le café, le fiancé participe à une sorte de rite initiatique en regardant les albums photos de la famille, etc. Les textes également rendent unique cette œuvre photolittéraire, car par endroits les ratures, les effacements Hervé Guibert, les corps des images absentes
ainsi que sa disposition les apparentent à des poèmes visuels. Par la suite János Géczi publie plusieurs recueils de poésie visuelle utilisant entre autres la technique du grattage sur des affiches publicitaires trouvées lors de ses déambulations en ville. C’est également pour cette raison que le poète tient pour un heureux hasard la détérioration de l’œuvre par la fuite d’eau et intègre des pages déchirés dans la version intégrale.
La lecture au second degré
5La poésie visuelle connaît son apogée à cette époque en Hongrie, entre
autres grâce à l’influence du groupe formé autour de la revue Magyar
Műhely (L’Atelier Hongrois), parue en exil, qui devient l’organe de
publication d’auteurs mal vus en Hongrie pour des raisons politiques. La
poésie visuelle convient particulièrement pour transmettre un message
codé et travesti. Le livre Fotóregény (Roman-photo) offre à son tour
une lecture au second degré, le déchiffrage profond des textes et des
poèmes visuels dévoile que les images ne sont pas si anodines et qu’il
s’agit d’une histoire d’émigration, montrant une dernière rencontre du
couple avant la séparation, ou plutôt la remémoration de cette dernière
rencontre. Quelques indices éparpillés dans le texte renforcent cette
interprétation, comme l’inscription répétée sur les deux dernières pages : « la perte de mémoire est permanente / l’héroïne a repensé à cette
journée avec plus ou moins de succès / entre le 6 et le 16 mars, elle
recommencera dix fois encore, bien sûr (développement en spirale) à un
niveau différent et, espérons-le, d’une autre perspective » (2018, p. 104-105Géczi, János et László Molnár. Fotóregény, OOK Press, 2018. http://mek.oszk.hu/18900/18966/18966.pdf.). Le texte alterne la voix d’un narrateur omniscient et le
monologue de la fiancée, mais à part les textes dactylographiés nous
trouvons des inscriptions avec un feutre ajouté par Endre Mányoki
(l’inaugurateur de l’exposition), tandis que les corrections au crayon
sont de Katalin Gopcsa, de sorte que l’œuvre est figée dans le processus
de sa création et porte les traces de différentes lectures, les mêlant
au doute et au flou du sens de l’ouvrage. Les limites de l’interprétabilité J’écris donc je crée — l’art performatif de Christian Dotremont sont également repoussées par certains
« poèmes-images » : une page de gribouillis (2018, p. 98Géczi, János et László Molnár. Fotóregény, OOK Press, 2018. http://mek.oszk.hu/18900/18966/18966.pdf.), avec une écriture
incompréhensible, constitue un point culminant du récit à travers lequel
se révèle la dimension indicible de la douleur vécue. En même temps,
grâce à l’ambiguïté, nous pouvons également l’interpréter comme un
message codé attendant d’être déchiffré, que Jonas aurait pu envoyer
depuis l’émigration en Hongrie, ou nous pouvons y voir un poème visuel
réduit à son essence iconique.
6Le non-dit fut si bien travesti par les images, par le sens laissé incertain que les critiques ne l’ont pas remarqué lors de la publication de l’ouvrage et les auteurs, malgré le changement de régime et la quarantaine d’années écoulée, restent prudents sur ce sujet dans leurs déclarations. Les auteurs expérimentent inconsciemment avec un genre et créent une œuvre tout à fait singulière avant même la vague du nouveau roman-photo aux éditions de Minuit.
Références
- « Fotóregény - Egy jelentős művészeti lelet 1980-ból », Magyar múzeumok, février 2019. https://magyarmuzeumok.hu/cikk/fotoregeny.
- Géczi, János et László Molnár. Fotóregény, OOK Press, 2018. http://mek.oszk.hu/18900/18966/18966.pdf.
- Géczi, János. Prózák, Orpheusz, 1997. http://mek.oszk.hu/02500/02558/02558.pdf.
- Gopcsa, Katalin. « Első magyar fotóregény », SÉD, no6, 2018, p. 17. http://epa.oszk.hu/03500/03506/00018/pdf/EPA03506_sed_2018_06.pdf.
- Pal, Gyöngyi. « Co-influence de la poésie visuelle entre l’avant-garde littéraire française et la revue Magyar Műhely », Revue d’Études Francaises, no5 (édition spéciale), 2019, p. 269‑277. http://cief.elte.hu/__HTTrack/cief.elte.hu/sites/default/files/31pal-269-277.pdf.
- Pal, Gyöngyi. Entretien de Mária Pecsics et Gyöngyi Pál avec les auteurs sur la genèse du roman-photo au Tranzit Art Café le 15 janvier 2019, Facebook, 2019. https://www.facebook.com/events/511381802705272/permalink/524099774766808/.
- Petőcz, András. « Kiáltás és jel. Pályakép a ’80-as évekből », Magyar Műhely, février 2009.
- Soós, Tamás. « A képregény, amit megevett az idő », Kortárs online, décembre 2018. https://www.kortarsonline.hu/aktual/kepzo-fotokepregeny.html.