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Philippe De Jonckheere

Sans image, pas une ligne écrite

« Page 145 », photographie numérique, Philippe De Jonckheere (with a little help from Pierre-Emmanuel Weck), d’après Robert Frank, The Americans (Les Américains), Aperture, 2024

1Bien avant d’écrire — écrire est un bien grand mot, je me demande si écrire n’était pas, alors, pour moi, un verbe intransitif —, je prenais des photographies, je faisais des images — et images (un bien grand mot aussi) serait, au contraire, un complément d’objet direct, le COD de ce que je faisais alors. J’étais photographe et je l’ai été longtemps avant d’écrire. Écrire était tellement difficile, tant il fallait, dans mon cas, apprendre, en écrivant, à me passer des images, à ne plus y recourir, à ne plus pouvoir compter sur elles — écrire, dans mon cas, ne produisait pas encore des images, écrire était alors strictement intransitif, ça ne produisait pas grand-chose : on ne voyait pas ce que je voulais dire — pour ne pas dire écrire —, tout — ce que j’écrivais, ce que j’avais envie de dire, ai-je envie de dire, comme on dit maintenant, quand on n’est pas très sûr ou certaine de ce que l’on veut dire — tout donc, reposait pourtant sur des images qui avaient longtemps été mon langage, mes fictions, mon pays, ma contrée, ma langue, je peux difficilement parler de langue maternelle, ou paternelle — je ne connais de cette dernière que la signification de mon nom de famille : le jeune homme.

2Et à peine je commençais à écrire — un bien grand mot — que les images arrivaient, m’assaillaient littéralement — comme arrivent les mots de sa langue quand on tente d’en parler une autre.

3Je vous donne un exemple. Dont je me souviens. Je revois les choses parfaitement. Je revois la table et la pièce où j’ai commencé à écrire ce moment de suspens — ce n’est pas une image, je décrivais un moment de suspens, un moment de toute éternité, j’avais écrit « de toute éternité » mais j’ai rayé, j’ai trouvé que cela faisait tarte, grandiloquent, mais surtout (surtout !), je tentais de caractériser ce que, dans une autre langue, on appelle le in-between, une concrétion de temps en somme, et ce qui me venait alors à l’esprit était une image, pas n’importe quelle image, l’image d’un jeune homme assis à une table écrivant — j’étais ce jeune homme —, le stylo au-dessus de son texte, hésitant, et pensant, justement, à un tout autre homme, un homme qu’il n’a pas connu, un inconnu, littéralement, et pourtant cet homme avait sa photo, pour dire les choses comme ça, dans de nombreux musées du monde, il avait été chauffeur de poids-lourd, on dirait routier, et il s’était arrêté et attablé dans un diner, on dirait un routier en français, et un photographe, qui, plus tard, serait mondialement connu, mais ce jour-là sans doute n’avait-il pas une dégaine plus exemplaire que celle du routier se restaurant dans un routier, nous étions au mitant des années 1950, aux États-Unis d’Amérique, à San Francisco, si on se fie à la légende de l’image — et peut-on s’y fier ? —, et le jeune homme qui écrit à sa petite table, écrit, lui, à propos de Robert Frank — c’est son mémoire de fin d’études aux Arts Déco —, son stylo retenu au-dessus de son texte, de son tapuscrit, il fait de l’ombre au texte — vous voyez l’image, l’ombre ? —, c’est l’été, 1989, et dans la suspension de son geste il pense au camionneur inconnu, sa fourchette également retenue au-dessus de son modique mais copieux repas, poulet, purée et une bouteille oblongue de soda, du Coca-Cola, image qu’il veut décrire dans son texte — ça va vous suivez ? —, dehors il fait une chaleur caniculaire, pour bien faire, je m’en souviens très bien, il faudrait aller dans la pièce d’à côté pour chercher le livre des Américains de Robert Frank — ce qu’il faudrait que je fasse aussi, en écrivant ceci en 2024, pour, au moins, vous donner le numéro de la page pour que vous puissiez vous y référer et comprendre, c’est un grand mot, de quelle image je veux parler — ce que le jeune homme, lui, répugne à faire, aller chercher le livre dans la pièce voisine, je m’en souviens parfaitement, le jeune homme d’ailleurs ferme les yeux et se remémore la photographie en question, il se souvient de deux ou trois choses : la chaise vide à côté du camionneur au dosseret en formica, le contenu du plateau, poulet-purée-Coca, et surtout de l’égarement du regard du gars, qui, pense alors le jeune homme, est l’image même de sa propre hésitation — il y a comme cela, à ce moment de l’existence du jeune homme, un grand nombre d’indécisions avec lesquelles il ferraille pas mal, il est jeune, et il finit, dans son esprit, les yeux clos, dehors la chaleur de l’été cévenol, ses grillons, les volets clos pour se garantir de la canicule — lesquels volets clos, de couleur rouge basque, je n’invente rien, ont été à l’origine d’un petit miracle lumineux, le jeune homme était alors enfant, un petit trou dans l’un des deux volets créait un effet de chambre obscure dans la pièce et projetait sur le mur du fond, je n’invente rien (quand j’écris je n’invente pas grand-chose), l’image renversée du paysage devant la fenêtre de sa chambre qui n’était autre que le Mont-Lozère dans les Cévennes et ou, vieux bonhomme désormais, il vit, je vis, et où il écrit, j’écris, tout ceci, comprenant rétrospectivement comme l’effet de camera obscura dans sa chambre a décidé ultérieurement de sa vocation de photographe, et cela dans la même chambre, où il dort désormais, où je dors désormais — le jeune homme donc, les yeux clos donc, finit donc, par devenir le camionneur, qui demeure, songeur la bouche tordue par sa bouchée de poulet purée qu’il va rincer d’une gorgée de Coca — quel repas! — et il finit par écrire cela, le jeune homme écrit cela, à propos du camionneur, de sa bouchée de purée, mais aussi à propos de cette photographie et de son photographe et ce sera, oui, son premier texte publié, des années plus tard — on aura changé de décennie l’année suivante, puis de siècle, et même de millénaire, la décennie suivante —, un texte intitulé Dans les lignes de sa main, et dont je comprends, m’en souvenant, fermant les yeux pour mieux revoir tout ceci, comme j’avais, jeune homme, fermé les yeux, imaginant cet autre homme, inconnu, et je comprends, in fine, que c’est comme cela que le jeune homme a écrit, qu’il est devenu écrivain — un bien grand mot —, s’imaginant camionneur, et comment, dans la même chambre — une chambre obscure et magique —, à la même table, finalement, le jeune homme, âgé désormais, écrit, j’écris, je vous écris. Je ne sais pas si vous voyez bien l’image — celle du routier, elle, se trouve à la page 145 des Américains de Robert Frank, je viens de vérifier —, en tout cas, vous aurez compris, entre les lignes, que sans image, pas une ligne d’écrite.

Pour Pierre-Emmanuel Weck, sans qui…

Le Bouchet de la Lauze, septembre 2024