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Claire Gheerardyn Université Toulouse II Jean Jaurès, IUF

Laisser agir une séquence d’images

Le photobook Statues de Patti Smith

Photographie de Patrice Guino, vitrine Patti Smith à la Librairie Gallimard, Paris, 29 septembre 2023. Courtoisie de l’artiste

1En 2008, parallèlement à son exposition « Land 250 » organisée par la fondation Cartier, Patti Smith publie un cahier vierge et deux petits albums, réunis sous le titre Trois. L’un de ces albums, simplement intitulé Statues, explore le rapport au simulacre sculpté qui traverse la plupart des livres de Smith. Néanmoins, ici, il ne s’agit plus de faire agir (via la photographie) les sculptures une par une, mais de les déployer en série. Le photobook rassemble soixante-deux photographies de sculptures, organisées en séquences par quelques pages blanches (dont on peut voir certaines photographies sur le site de la fondation Cartier https://www.fondationcartier.com/editions/patti-smith-1). Les polaroïds, reproduits à taille réelle (7,3x9,4 cm), sont comme placés directement entre les mains des lecteurs Comment l’image vient au lecteur. Un livre, des images, une histoire. De ses archives, Smith tire des figures mythologiques, des monuments publics, et surtout des spécimens de statuaire funéraire et de sculpture catholique dévotionnelle, dont des anges et des christs. Elle tisse une continuité entre statuaire sacrée et statuaire profane.

2Chaque double page crée des face-à-face signifiants. Le livre présente des images de peu, banales et peut-être même mauvaises, accompagnées d’un texte (en anglais et en français) réduit à une brève introduction et à un poème. Des légendes succinctes identifient et situent chaque figure Au bas de l’image, ne mentionnant presque jamais de sculpteur : les « statues » ne sont pas ici des œuvres d’art. Ne pas commenter ces images, c’est les laisser agir par elles-mêmes sur celui ou celle qui tient le livre. Leur nombre confère alors à ces clichés une importance paradoxale. La masse d’images, énigmatiques dans leur laconisme, exige que les lecteurs-regardeurs se risquent à des interprétations. Tel est le premier acte accompli par ces images rassemblées.

Polaroïds et photographie vernaculaire

3Dans le courant des années 2000, la pratique photographique de Patti Smith commence à attirer l’attention et différents musées exposent les nombreux polaroïds signés par cette dernière Explorer la croyance dans les images actives. Pour Smith, choisir la technique du polaroïd, c’est renoncer volontairement à contrôler la netteté des gros plans, et c’est ne prendre qu’un nombre très limité d’images. C’est aussi réaliser des tirages uniques, en noir et blanc, se révélant en direct sous ses yeux. Le polaroïd lui permet ainsi de se rapprocher de la photographie du XIXe siècle qui la passionne. Smith a en effet connu le moment où, dans les années 1970, le pictorialisme a été redécouvert, alors que la photographie gagnait peu à peu le statut d’art à part entière (Neutres, 2014Neutres, Jérôme (dir.). Robert Mapplethorpe, catalogue d’exposition au Grand Palais, avec des textes de Patti Smith, d’Edmund White et al., Réunion des musées nationaux, 2014.). Toutefois, à première vue, le format modeste, le sujet et la composition des tirages font sortir du champ de l’art la pratique de Smith pour l’assimiler plutôt à la photographie amateur. Il y a là un trait d’époque : la photographie vernaculaire (ancienne ou récente) intéresse de plus en plus les collectionneurs, les institutions, les chercheurs. Nombre d’artistes prennent pour matériau de création ces clichés, ordinaires mais chargées d’affect. La photographie vernaculaire émeut par sa banalité même.

Répéter les images

4Selon une stratégie dont Smith est familière, Statues présente souvent plusieurs photographies des mêmes artefacts. Les clichés, non datés, peut-être pris à des années de distance, ne gardent pas la trace d’un moment unique, situé dans un temps linéaire. Au contraire, ils s’inscrivent dans le temps cyclique du rituel et du souvenir.

5Smith ne cherche pas particulièrement à saisir les « statues » sous plusieurs angles pour explorer leur tridimensionnalité. L’angle ou le cadrage distinguent parfois légèrement ces photographies les unes des autres, mais ce sont surtout les incidents survenus dans la réalisation des polaroïds qui jouent ce rôle. Patti Smith montre volontiers des images manquées. Elle renonce à contrôler des images qui se produisent d’elles-mêmes. Cette stratégie lui permet de tourner le dos à la maîtrise technique, pratiquée par exemple par son amant et ami Robert Mapplethorpe, qui a photographié lui aussi la sculpture. Les défauts à la surface des polaroïds peuvent être interprétés comme la manifestation des forces émanant des objets photographiés. Ils ont une valeur indicielle. Patti Smith a recueilli la leçon de Brancusi, dont elle possède des photographies de sculptures (2015, p. 27Smith, Patti. M. Train, Alfred A. Knopf, 2015.). Dans des images surexposées ou floues, Brancusi s’est en effet ingénié à capter non les formes de ses propres sculptures, mais leurs forces irradiantes, leur acte (Man Ray, 1998, p. 273-274Man Ray. Autoportrait, traduit par Anne Guérin, Actes Sud, 1998.).

6Les doubles pages plaçant face à face deux clichés de la même « statue » réinvestissent l’un des dispositifs de beauté convulsive imaginés par Man Ray et André Breton pour Nadja : la double photographie du sommeil de Desnos. Dans le recueil poétique Babel (1978, p. 186Smith, Patti. Babel, 5 impr, Putnam, 1978.), qui citait en exergue Nadja, Smith avait déjà glissé une double planche « convulsive », montrant des détails du Monument à Charles Perrault (Gabriel Pech, 1910). Citer ce dispositif, c’est non seulement tenter d’entrer en relation avec Breton et Man Ray, qui appartiennent à la constellation des artistes révérés par Smith, mais c’est aussi animer les statues.

Le « vivant de l’image » : des photographies au film imaginaire

7Parmi les différents actes d’image, Bredekamp (2015, p. 93 et p. 158Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.) identifie un « acte schématique », animant les images. Les livres de Smith n’accordent pas une place primordiale à l’animation des images, mais le photobook suggère que les sculptures entrent en mouvement. Le texte liminaire mène une brève variation sur le mythe de la statue s’animant par amour, puis disparaissant dans la lumière, comme sous l’effet d’un flash. Ceci explique pourquoi certains polaroïds comportent des marques de surexposition, virant au blanc. Les effets de flous et de surimpression sont à lire comme des signes d’animation, capturés par l’appareil photographique.

8L’ensemble des soixante-deux photographies constitue un parcours d’animation, depuis un premier pas, inscrit en puissance dans le pied d’un bouddha, jusqu’à une colonne vide. Une statue semble enfin avoir quitté son piédestal. Certaines séquences de deux ou trois clichés rappellent les photogrammes tirés d’un film. Cet imaginaire cinématographique doit être pris au sérieux.

9Dans les années 1970, Patti Smith a posé pour la photographe Judy Linn. Pour ces deux amies, la fabrication d’images en noir et blanc était un moyen de recréer leurs films préférés, dont elles devenaient les personnages principaux, ou de tirer des « photographies de plateau » pour des films rêvés (2010, p. 178Smith, Patti. Just Kids, Ecco, 2010.). Ainsi la photographie métamorphose. Elle permet de rejoindre des univers imaginaires. Dans Statues, les photographies laissent Smith pénétrer deux films en noir et blanc. Le premier, mentionné dans l’introduction, s’intitule One Touch of Venus (Un Caprice de Vénus, 1948), signé par William A. Seiter. Il a été inspiré par les diverses adaptations d’un bref roman de F. Anstey (The Tinted Venus, 1885). Il forme un maillon dans une longue chaîne des fictions d’agalmatophilie (voir Bredekamp, 2015Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.; Gross, 2006Gross, Kenneth. The Dream of the Moving Statue, Pennsylvania State University Press, 2006.; Stoichita, 2008Stoichita, Victor Ieronim. L’effet Pygmalion : Pour une anthropologie historique des simulacres, Édition illustrée, Librairie Droz, 2008.). La légende apposée à la pénultième image fait discrètement allusion à un second film, Les Ailes du désir (1987) de Wim Wenders. L’un et l’autre film animent deux statues où s’étaient incarnés respectivement une déesse et un ange, aimés par des mortels. Dans le photobook Statues, Patti Smith, photographe-regardeuse, contemple les statues avec tant d’amour qu’elle leur insuffle la vie.

Références

  • Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.
  • Chéroux, Clément. Vernaculaires : Essais d’histoire de la photographie, Le Point du jour, 2013.
  • Gross, Kenneth. The Dream of the Moving Statue, Pennsylvania State University Press, 2006.
  • Linn, Judy. Patti Smith, 1969-1976, traduit par Ariel Marinie, La Martinière, 2012.
  • Man Ray. Autoportrait, traduit par Anne Guérin, Actes Sud, 1998.
  • Neutres, Jérôme (dir.). Robert Mapplethorpe, catalogue d’exposition au Grand Palais, avec des textes de Patti Smith, d’Edmund White et al., Réunion des musées nationaux, 2014.
  • Smith, Patti et Fondation Cartier pour l’art contemporain. Patti Smith, Land 250 : [exposition, Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 28 mars-22 juin 2008], Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2008.
  • Smith, Patti. Babel, 5 impr, Putnam, 1978.
  • Smith, Patti. Babel, traduit par Pierre Alien, Christian Bourgois Éditeur, 1981.
  • Smith, Patti. Camera Solo, Yale University Press, 2011.
  • Smith, Patti. Just Kids, Ecco, 2010.
  • Smith, Patti. Just kids, traduit par Héloïse Esquié, Gallimard, 2012.
  • Smith, Patti. M. Train, Alfred A. Knopf, 2015.
  • Smith, Patti. M. Train, traduit par Nicolas Richard, Gallimard, 2016.
  • Smith, Patti. Statues, Publié dans le coffret Trois, traduit par Laurence Lenglet, Actes Sud, 2008.
  • Stoichita, Victor Ieronim. L’effet Pygmalion : Pour une anthropologie historique des simulacres, Édition illustrée, Librairie Droz, 2008.