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François Durif

Dos aux images

Abri Durif, Paris, 05.09.24

1J’écris en tournant le dos aux images. Si je les avais tout le temps sous les yeux, je ne pourrais pas écrire. Et puis, si elles constituent mon environnement immédiat, elles n’entrent pas pour autant directement dans le processus d’écriture. Concrètement, dans la pièce où j’écris, j’ai disposé deux portes sur tréteaux qui m’offrent ainsi un vaste bureau, sur lequel se déposent assez vite livres, cahiers, papiers imprimés, feuilles volantes, phrases recopiées à la main, images découpées, cartons d’invitation, crayons, feutres, stylos… tout un petit bazar dont j’ai besoin pour me sentir chez moi — mon lieu de vie devenant lieu de travail. Cette grande table trônant en plein milieu de la pièce, on peut en faire le tour, elle est décollée du mur où j’ai aimanté une constellation d’images découpées dans la presse, d’images photocopiées — couleur et noir et blanc — d’œuvres d’art qui m’accompagnent depuis longtemps. Un grand nombre représentent des espaces conçus par des artistes : des vues d’installations in situ se mêlent à d’autres, prélevées dans le livre de Bernard Rudofsky — Architecture sans architectes — que j’avais dégoté chez un bouquiniste lorsque j’étais étudiant, en même temps que celui de Georges Perec — Espèces d’espaces Toutes les interprétations sont possibles. À la question posée par Breton « Qu’est-ce que ton atelier ? », Giacometti répondait : « Ce sont deux petits pieds qui marchent. » Ainsi, je ne cesse d’aller et de venir entre le plan horizontal de la table et le pan de mur sur lequel je déploie mon atlas d’images en mouvement Un mur d’images comme genèse visuelle d’un livre. Mais au moment de commencer un texte, je me saisis plutôt d’une bribe de phrase qui me turlupine que d’une image qui me fait signe. En revanche, par le travail d’écriture, je cherche à construire un espace d’images, en ayant toujours présent à l’esprit l’abri sous roche d’époque magdalénienne qui était dans le fond de la grange de ma grand-mère, à Enval, où ont eu lieu des fouilles à la fin des années soixante, où ont été prélevés des outils en silex, des objets de parure, des plaquettes gravées, le fragment d’une Vénus miniature. Le livre en cours renvoie à cet espace matriciel : terrier, grotte ornée, cavité que l’on creuse dans son propre sous-sol. Reste à savoir si le livre achevé correspond à la chambre excavée, déblayée, mise au jour, ou bien alors au monticule de déblais apparu à la surface, quelques pas plus loin, trié, réagencé, matériau pour un nouvel édifice.

2Si, à un moment donné, je défais ce mur d’images derrière moi, c’est pour marquer un nouveau cycle de travail, relancer la machine à moudre et à écrire. En effet, écrire reviendrait ici à passer au crible un grand nombre d’images qui me sont familières, afin de n’en garder que quelques-unes qui me surprendraient en cours d’écriture. Lors de ma résidence à la villa Médicis, par exemple, j’ai reproduit dans mon pavillon ce que j’ai l’habitude de faire dans mon abri parisien. Dès les premiers jours de mon installation, une fois les deux tables disposées dans l’espace — l’une pour écrire, l’autre pour réduire en confettis une partie de mes archives —, le premier geste d’habitant-usager a consisté à épingler une multitude d’images sur les murs et meubles qui m’entouraient. Au fil des mois, certaines d’entre elles ont été perforées, elles sont devenues de la dentelle, dont je n’ai pas réussi à me séparer, j’ai glissé chacune entre deux feuilles de papier blanc. Ainsi, détruire une image en produit aussitôt une autre ; et plus généralement, une image en appelle toujours une autre, elle n’existe jamais seule. Sans oublier les photos prises avec mon smartphone lors de mes déambulations dans la ville, que je publiais au fil des jours sur mon Instagram (francois.durif), en prenant soin de les légender — sorte de journal de travail. La machine à fabriquer des confettis, c’est peut-être davantage le fait de constituer cette mosaïque d’images pixellisées, en acceptant de me conformer à la grille d’Instagram et à l’esthétique générée par l’iPhone, qu’à l’intention affichée de détruire à l’aide d’un emporte-pièce les images conservées dans des boîtes en carton depuis mes années de formation aux Beaux-Arts Sans image, pas une ligne écrite.

3Dans mon dernier récit — Torno subito, paru aux éditions Verticales — écrit en partie à Rome, la silhouette courbe d’une figure assise est apparue à plusieurs reprises, sans que je l’ai vu vraiment venir : de la figurine en fil de fer et pâte à bois confectionnée dans la salle de bains de l’internat au lycée Diderot à Marseille alors que j’avais quinze ans, à la carte postale d’un dessin d’Henry Moore — Woman Seated in the Underground (1941) — épinglée au-dessus de ma table de travail dans ma chambre de bonne, que j’ai ensuite associée à l’aquarelle de Bruce Nauman — Seated Storage Capsule (for H. M.), 1966 —, dont j’avais photocopié la reproduction dans un livre consulté à la bibliothèque des Beaux-Arts de Paris. Un matin, alors que je me rendais avec des amis à Tarquinia, j’ai appris la mort subite de ma mère Hervé Guibert, les corps des images absentes — retrouvée chez elle, assise sur son canapé, par l’infirmière, un matin de février 2023. Cette image de ma mère surprise par la mort dans la position assise m’ayant frappé, je l’ai aussitôt reliée à cette ébauche de sculpture réalisée à quinze ans et aux dessins d’Henry Moore et de Bruce Nauman ; je les cite dans le texte, sans pourtant avoir eu le désir de les reproduire à l’intérieur du livre. Elles me travaillent depuis suffisamment longtemps pour que je les trimballe partout avec moi ; je les ai incorporées ; il est possible de les faire venir ou de les convier à tout moment dans le récit, comme des images qui me regardent, des prophéties. De même cette image découpée dans un journal, celle de Simon Hantaï accroupi au milieu de ses toiles au sol, aux murs, elle représente à mes yeux l’artiste sécrétant son propre espace, vivant dans son œuvre, pris dans son dispositif, comme Kurt Schwitters et son Merzbau ou Constantin Brancusi en train de manier ses sculptures dans son atelier. Avec mon décor de papier, je ne recherche rien d’autre. Manier quotidiennement mes images, c’est une manière d’habiter le lieu où je suis ; et le geste d’écrire en est le prolongement, c’est une façon autre de construire un espace de pensée dans lequel je puisse circuler à ma guise et me sentir à l’abri, tout en ayant le souci de faire de la place pour accueillir le lecteur, la lectrice, dans mon gourbi. Impossible d’effacer mes traces.