
1J’écris en tournant le dos aux images. Si je les avais tout le temps
sous les yeux, je ne pourrais pas écrire. Et puis, si elles constituent
mon environnement immédiat, elles n’entrent pas pour autant directement
dans le processus d’écriture. Concrètement, dans la pièce où j’écris,
j’ai disposé deux portes sur tréteaux qui m’offrent ainsi un vaste
bureau, sur lequel se déposent assez vite livres, cahiers, papiers
imprimés, feuilles volantes, phrases recopiées à la main, images
découpées, cartons d’invitation, crayons, feutres, stylos… tout un
petit bazar dont j’ai besoin pour me sentir chez moi — mon lieu de vie
devenant lieu de travail. Cette grande table trônant en plein milieu de
la pièce, on peut en faire le tour, elle est décollée du mur où j’ai
aimanté une constellation d’images découpées dans la presse, d’images
photocopiées — couleur et noir et blanc — d’œuvres d’art qui
m’accompagnent depuis longtemps. Un grand nombre représentent des
espaces conçus par des artistes : des vues d’installations in situ se
mêlent à d’autres, prélevées dans le livre de Bernard Rudofsky — Architecture sans architectes — que j’avais dégoté chez un
bouquiniste lorsque j’étais étudiant, en même temps que celui de Georges
Perec — Espèces d’espaces Toutes les interprétations sont possibles. À la question posée par Breton « Qu’est-ce
que ton atelier ? », Giacometti répondait : « Ce sont deux petits pieds
qui marchent. » Ainsi, je ne cesse d’aller et de venir entre le plan
horizontal de la table et le pan de mur sur lequel je déploie mon atlas d’images en mouvement Un mur d’images comme genèse visuelle d’un livre
. Mais au moment de commencer un texte, je me
saisis plutôt d’une bribe de phrase qui me turlupine que d’une image qui
me fait signe. En revanche, par le travail d’écriture, je cherche à
construire un espace d’images, en ayant toujours présent à l’esprit
l’abri sous roche d’époque magdalénienne qui était dans le fond de la
grange de ma grand-mère, à Enval, où ont eu lieu des fouilles à la
fin des années soixante, où ont été prélevés des outils en silex, des
objets de parure, des plaquettes gravées, le fragment d’une Vénus
miniature. Le livre en cours renvoie à cet espace matriciel : terrier,
grotte ornée, cavité que l’on creuse dans son propre sous-sol. Reste à
savoir si le livre achevé correspond à la chambre excavée, déblayée, mise au jour, ou bien alors au monticule de déblais apparu à la surface,
quelques pas plus loin, trié, réagencé, matériau pour un nouvel édifice.
2Si, à un moment donné, je défais ce mur d’images derrière moi, c’est
pour marquer un nouveau cycle de travail, relancer la machine à moudre
et à écrire. En effet, écrire reviendrait ici à passer au crible un
grand nombre d’images qui me sont familières, afin de n’en garder que
quelques-unes qui me surprendraient en cours d’écriture. Lors de ma
résidence à la villa Médicis, par exemple, j’ai reproduit dans mon
pavillon ce que j’ai l’habitude de faire dans mon abri parisien. Dès les
premiers jours de mon installation, une fois les deux tables disposées
dans l’espace — l’une pour écrire, l’autre pour réduire en confettis
une partie de mes archives —, le premier geste d’habitant-usager a
consisté à épingler une multitude d’images sur les murs et meubles qui
m’entouraient. Au fil des mois, certaines d’entre elles ont été
perforées, elles sont devenues de la dentelle, dont je n’ai pas réussi à
me séparer, j’ai glissé chacune entre deux feuilles de papier blanc.
Ainsi, détruire une image en produit aussitôt une autre ; et plus
généralement, une image en appelle toujours une autre, elle n’existe
jamais seule. Sans oublier les photos prises avec mon smartphone lors de
mes déambulations dans la ville, que je publiais au fil des jours sur
mon Instagram (francois.durif), en prenant soin de les légender — sorte de journal de travail. La machine à fabriquer des confettis, c’est peut-être davantage
le fait de constituer cette mosaïque d’images pixellisées, en acceptant
de me conformer à la grille d’Instagram et à l’esthétique générée par
l’iPhone, qu’à l’intention affichée de détruire à l’aide d’un
emporte-pièce les images conservées dans des boîtes en carton depuis mes années de formation aux Beaux-Arts Sans image, pas une ligne écrite.
3Dans mon dernier récit — Torno subito, paru aux éditions
Verticales — écrit en partie à Rome, la silhouette
courbe d’une figure assise est apparue à plusieurs reprises, sans que je
l’ai vu vraiment venir : de la figurine en fil de fer et pâte à bois
confectionnée dans la salle de bains de l’internat au lycée Diderot à
Marseille alors que j’avais quinze ans, à la carte postale d’un dessin
d’Henry Moore — Woman Seated in the Underground (1941) — épinglée
au-dessus de ma table de travail dans ma chambre de bonne, que j’ai
ensuite associée à l’aquarelle de Bruce Nauman — Seated Storage
Capsule (for H. M.), 1966 —, dont j’avais photocopié la reproduction
dans un livre consulté à la bibliothèque des Beaux-Arts de Paris. Un
matin, alors que je me rendais avec des amis à Tarquinia, j’ai appris la mort subite de ma mère Hervé Guibert, les corps des images absentes — retrouvée chez elle, assise sur son canapé,
par l’infirmière, un matin de février 2023. Cette image de ma mère
surprise par la mort dans la position assise m’ayant frappé, je l’ai
aussitôt reliée à cette ébauche de sculpture réalisée à quinze ans et
aux dessins d’Henry Moore et de Bruce Nauman ; je les cite dans le
texte, sans pourtant avoir eu le désir de les reproduire à l’intérieur
du livre. Elles me travaillent depuis suffisamment longtemps pour que je
les trimballe partout avec moi ; je les ai incorporées ; il est possible
de les faire venir ou de les convier à tout moment dans le récit, comme
des images qui me regardent, des prophéties. De même cette image
découpée dans un journal, celle de Simon Hantaï accroupi au milieu de
ses toiles au sol, aux murs, elle représente à mes yeux l’artiste
sécrétant son propre espace, vivant dans son œuvre, pris dans son
dispositif, comme Kurt Schwitters et son Merzbau ou Constantin
Brancusi en train de manier ses sculptures dans son atelier. Avec mon
décor de papier, je ne recherche rien d’autre. Manier quotidiennement
mes images, c’est une manière d’habiter le lieu où je suis ; et le geste
d’écrire en est le prolongement, c’est une façon autre de construire un
espace de pensée dans lequel je puisse circuler à ma guise et me sentir
à l’abri, tout en ayant le souci de faire de la place pour accueillir le
lecteur, la lectrice, dans mon gourbi. Impossible d’effacer mes traces.