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Anne Reverseau FNRS, Université catholique de Louvain

Un mur d’images comme genèse visuelle d’un livre

Hélène Giannecchini

Vues d’exposition (détail) du mur d’images reconstitué par Hélène Giannecchini dans l’exposition Murs d’images d’écrivains, comm. Jessica Desclaux et Anne Reverseau, Musée L, Louvain-la-Neuve, 2 février-19 mai 2024, photographie de Sébastien Faye

1Hélène Giannecchini, autrice française née en 1987, publie au Seuil dans la fameuse collection « La librairie du XXIe siècle ». Après Une image peut-être vraie (2014Giannecchini, Hélène. Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud, Les Éditions du Seuil, 2014.), récit autour des photographies d’Alix Cléo Roubaud, à qui elle avait consacré sa thèse, elle écrit Voir de ses propres yeux, en 2020, un roman sur l’expérience du deuil. Celui-ci a été rédigé lors de son séjour à Rome à la villa Médicis où elle était pensionnaire en 2018-2019, environnement dans lequel elle s’est littéralement entourée d’images liées à la représentation de la mort et à l’histoire de l’anatomie. Sur le mur en face de son bureau d’écriture, dans le studio qu’elle occupait alors, elle a composé au fil des mois un vaste mur d’images dont elle s’imprègne en cours d’écriture et avec lesquelles elle dialogue par le texte.

2À quelles nécessités répond l’élaboration, renouvelée à chaque livre, d’un mur d’images pour écrire ? L’acte d’image ne se situe pas ici en amont de la création littéraire mais plutôt simultanément à elle : les images accompagnent l’écriture, la soutiennent, et la « portent », comme elle le dit elle-même.

Compiler et assembler

3Le mur d’images d’Hélène Giannecchini a pu occuper jusqu’à 3 mètres de large. Il s’agit d’une vaste fresque de cartes postales anciennes, de supports de communication de musées ou de galeries, de photographies originales et d’images trouvées sur le web et imprimées. L’essentiel du matériel visuel ayant servi à l’écriture de Voir de ses propres yeux a été chiné à Rome. Certaines sont l’œuvre de la photographe Stéphanie Solinas avec qui l’autrice était en résidence et à qui elle a pu commander des prises de vue particulières. On y trouve, à gauche, un premier « ensemble » — c’est le terme qu’elle emploie — à avoir rejoint le mur, plusieurs reproductions des gravures du père de l’anatomie moderne, Vésale, un autre ensemble d’images de céroplasties d’Anna Morandi Manzolini, conservées à Bologne, et un autre encore, « Chevaux », contenant des représentations photographiques de Muybridge ou des dessins anatomiques du XVIIIe siècle. Les images sont parfois reliées par des liens ténus et plus personnels, comme ses « lieux enfouis » qui regroupent différentes vues de la Basilica di Santa Cecilia sous forme de cartes postales, une gravure de l’entrée des catacombes de Rome et deux reproductions de corps pétrifiés lors de l’éruption de Pompéi. Un autre ensemble composé de deux images est plus métaphorique encore : intitulé « La Chasse », il juxtapose une photographie originale et anonyme de « tir photographique » comme cela se faisait dans les fêtes foraines des années 1910-1920 et la reproduction d’un bas-relief assyrien du VIIe siècle avant notre ère représentant une « Lionne mourante ». Le mur obéit ainsi à une logique de l’entremêlement visuel et de l’écho. Les époques, les lieux, mais aussi les supports d’images sont alors mêlés sur le mur de l’autrice. Pour cette écrivaine qui est aussi chercheuse spécialiste de photographie, la fréquentation d’œuvres visuelles est étroitement liée à sa pratique créative Dos aux images. Mais, avec le mur d’images, la fréquentation est concrète, quotidienne, puisque les images sont sous ses yeux tout au long du processus d’écriture. Leur fréquentation est aussi concrète car Hélène Giannecchini effectue de nombreux gestes d’images : elle les découpe, les déplace, recompose les ensembles, etc. Le mur étant mobile et évolutif, elle utilise un mode d’accroche repositionnable, le sparadrap médical.

4Les images à l’origine de l’œuvre littéraire ne surgissent pas chez elle par hasard : elles sont parfois l’objet d’une véritable quête. Il ne s’agit pas pour autant d’un ensemble documentaire : les images ne sont pas là pour servir de support à des descriptions ou de caution réaliste. L’autrice constitue plutôt patiemment et consciemment une somme iconographique qui à la fois stimule et nourrit son projet d’écriture.

Le mur d’images dans le texte

5Ce face à face avec les images est d’ailleurs un des sujets du livre Voir de ses propres yeux qui décrit à plusieurs reprises le dispositif visuel utilisé par Hélène Giannecchini : une « étrange collection » (2020, p. 47Giannecchini, Helène. Voir de ses propres yeux, Les Éditions du Seuil, 2020.) ou une « frise désordonnée » (2020, p. 42Giannecchini, Helène. Voir de ses propres yeux, Les Éditions du Seuil, 2020.). Si aucune image n’est reproduite dans les pages de ce récit, les images sont évoquées comme des sources visuelles dans les marges du texte, avec un système de renvois par astérisques, comme des références bibliographiques.

6La narratrice raconte en effet ses découvertes successives, celle de Vésale et de la radiographie de la main d’Anna Bertha de 1895 à Bâle, puis celle de Clemente Susini, le maître italien des cires anatomiques, de Fragonard et son célèbre écorché, ou encore de masques mortuaires. Les images sont ainsi décrites, mais jamais sous la forme de l’inventaire. Leur présence agit dans un récit qui est celui de la façon dont une narratrice, encore jeune, surmonte un double deuil et s’interroge sur la façon d’appréhender la mort. « Ces images me permettent d’apprivoiser ce que je n’ai pu voir, moment volé ou insoutenable, elles me le représentent pour que je puisse assimiler cette incursion de la mort » (2020, p. 47Giannecchini, Helène. Voir de ses propres yeux, Les Éditions du Seuil, 2020.). Les images aident donc à vivre l’expérience du deuil, mais aident-elles aussi à l’écrire ? Elles agissent en réalité comme une forme d’extériorisation de la pensée, dans la droite ligne de l’histoire de la pensée associative et de la pensée par images, dont l’historien de l’art allemand Aby Warburg fait figure d’emblème. « [C]e n’est pas un geste décoratif, c’est le déploiement de ma tête » (2020, p. 47Giannecchini, Helène. Voir de ses propres yeux, Les Éditions du Seuil, 2020.), écrit-elle par exemple pour définir ce mur d’images dont elle a besoin mais qui ne cesse de la questionner.

Quelle imprégnation ?

7Le rapport entre écriture et images est enfin traité par l’autrice sur un mode quasi magique : si le mur visuel permet d’écrire autrement, de « trouver de nouveaux biais » (2020, p. 87Giannecchini, Helène. Voir de ses propres yeux, Les Éditions du Seuil, 2020.), le texte atteint sa vérité dans ce que les images ne montrent pas, et notamment dans le vide qu’il y a entre elles : « entre (ces images) court un lien invisible et je sais que c’est là, dans la relation entre ces cartes, ces photographies que j’accumule que se loge ce que je veux dire », écrit-elle dans Voir de ses propres yeux (2020, p. 29Giannecchini, Helène. Voir de ses propres yeux, Les Éditions du Seuil, 2020.). Face aux images, il y a ainsi quelque chose de la « divination », concept développé par Muriel Pic, une « expérience des images » complexe, paradoxale, qui irrigue cette écriture comme beaucoup d’écritures contemporaines.

8Pour conclure, la singularité du cas d’Hélène Giannecchini réside dans la place, tout à fait consciente, qu’elle donne à ses murs d’images. À la parution de ses livres, après usage, d’une certaine façon, le dispositif est démonté et les images sont conservées dans des albums comme un avant-texte de l’œuvre, aux côtés des cahiers préparatoires. Le mur d’images est donc, pour l’autrice et pour les chercheurs qui s’intéressent aux rapports de la littérature contemporaine au visuel, un matériel génétique L’image dans l’acte d’écrire d’Henri de Régnier. Dans l’exposition Murs d’images d’écrivains, l’ensemble qu’elle avait reconstitué portait d’ailleurs le titre « Genèse visuelle d’un livre » et était intégré dans une section intitulée « Vers l’écriture ».

Références

  • Eco, Umberto, Marc Augé et Georges Didi-Huberman. L’expérience des images, Éditions de l’INA, 2011.
  • Giannecchini, Hélène. Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud, Les Éditions du Seuil, 2014.
  • Giannecchini, Helène. Voir de ses propres yeux, Les Éditions du Seuil, 2020.
  • Pic, Muriel. « La fiction documentaire (XIXe-XXIe siècles) : devinette, divination, deuil », La Licorne, Littérature et document autour de 1930, Usages du document – propositions théoriques, 2014.
  • Reverseau, Anne et Corentin Lahouste. « Découvrir de nouvelles profondeurs, ouvrir du possible : Hélène Giannecchini et l’écriture à partir de murs d’images », Place, 2025.
  • Reverseau, Anne et Jessica Desclaux. Murs d’images d’écrivains, Exposition, 2024.
  • Reverseau, Anne, Jessica Desclaux, Marcela Scibiorska et Corentin Lahouste. Murs d’images d’écrivains : dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe siècle), Presses universitaires de Louvain, 2022.
  • Warburg, Aby. L’Atlas Mnémosyne. Avec un essai de Roland Recht, traduit par Sacha Zilberfarb, II, INHA, 2012.