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Marie Gaboriaud Università degli Studi di Genova

Déclencheurs en série

La collection « Photoroman » de Thierry Magnier (2007-2013)

Vue de cinq volumes de la collection « Photoroman » de Thierry Magnier, octobre 2024. Photographie personnelle

1Depuis les années 1970, la littérature pour adolescents est considérée comme un « genre », distinct de la littérature pour enfants par la complexité de la langue, mais aussi de la littérature pour adultes par ses thématiques. Il s’agit en réalité d’un phénomène plus éditorial que littéraire, et la pratique du crossover rend souvent ardue la distinction entre littérature pour adolescents et pour adultes (Legendre, 2015Legendre, Françoise. « Quelques repères dans l’histoire des livres et de la littérature d’enfance et de jeunesse », dans Bibliothèques, enfance et jeunesse, Éditions du Cercle de la librairie, 2015, p. 31‑40.; Besson et Marcoin, 2020Besson, Anne et Francis Marcoin (dir.). « Littérature de jeunesse et romanesque : lieu d’élection, paradis perdu ou dernier refuge ? », Romanesques, no12, 2020. https://doi.org/10.15122/isbn.978-2-406-10636-4.p.0053.). Cependant, il s’agit d’un champ littéraire qui met en scène la recherche existentielle propre à (mais pas exclusive de) l’adolescence, et dans lequel la fiction « offre un espace commode pour formuler les questions et esquisser quelques propositions de solutions » (Bazin, 2019, p. 41Bazin, Laurent. La littérature young adult, Presses universitaires Blaise Pascal, 2019.). L’expérimentation de scénarios est souvent au cœur des histoires : d’où la pertinence de dispositifs comme celui de la collection « Photoroman » de Thierry Magnier, qui propose à un auteur une série de photographies destinée à déclencher un récit Épingler l’image, piquer l’écriture. Si la photographie a longtemps été jugée impropre à la « littérature jeunesse », pour son trop grand « réalisme », les éditeurs contemporains, et en premier lieu Thierry Magnier, créent au contraire des livres invitant les jeunes lecteurs à se confronter à la représentation photographique, « multipliant les thématiques et les formats, les échanges entre textes et photos, entre photos et autres types d’images » (Defourny, 2013, p. 741Defourny, Michel. Photographie, Nières-Chevrel, Isabelle et Jean Perrot (dir.), Dictionnaire du livre de jeunesse, Éditions du cercle de la librairie, 2013, p. 737‑741.).

Une collection à contraintes

2Entre 2007 et 2013, l’éditeur Thierry Magnier, inclus dans le groupe Actes Sud qui est aussi son distributeur, publie donc, sous la double direction de l’écrivaine Jeanne Benameur et du photographe Francis Jolly, une collection de romans destinés à la jeunesse, intitulée « Photoroman ». Les 22 ouvrages, objets éditoriaux de qualité et de format court, suivent tous le même processus : « un photographe confie une série d’images […]. Un écrivain les reçoit et s’aventure dans l’écriture d’un récit suscité par ces photographies » (4e de couverture). Le principe créatif du « déclencheur par l’image » Documenter le regard photographique est ici confronté à différentes contraintes : d’une part la logique reproductive de la série (la commande inclut un cahier des charges qui garantit une certaine unité à la collection éditoriale), et d’autre part les contraintes narratives et thématiques propres à la littérature pour adolescents (rapport aux adultes, découverte de soi et de ses racines, confrontation avec la souffrance et la violence, etc.). Le dispositif prévoit en outre que l’écrivain ne sache rien du photographe ni du contexte de la série photographique, qu’il choisit cependant parmi deux ou trois séries : la narration ne doit émerger que de l’image, et non d’une connaissance préalable des artistes ; en outre, elle doit intégrer ces images pour les mettre en contact avec les personnages et leur histoire.

Narrativité et séquentialité des photographies

3Les images, reproduites d’abord au sein du texte (disposées par l’écrivain lui-même), puis à partir du 15e numéro dans un cahier initial, séparé du roman par une page blanche, recouvrent donc dans la collection un rôle profondément narratif. Les séries de photographies sélectionnées par les éditeurs semblent cependant prendre leurs distances avec des cadres de représentation réalistes : volontiers abstraites ou du moins géométriques, mettant peu en scène des individus, elles découragent une lecture narrative que la fiction, en revanche, prend en charge. Les romans de la collection, en effet, s’inscrivent dans l’« orientation réaliste, psychologique et sociale » (Lorant-Jolly, 2015, p. 68Lorant-Jolly, Annick. « Les romans pour la jeunesse : paysage éditoral et repères littéraires », dans Bibliothèques, enfance et jeunesse, Éditions du Cercle de la librairie, 2015, p. 66‑80.) qui est celle du roman pour adolescents depuis les années 1980, résistant aux « littératures de l’imaginaire », et déploient des narrations classiques (chronologie respectée, pas de flous énonciatifs). Si les photographies mettent à distance la représentation réaliste, le fait qu’elle soient données à voir — à l’auteur, puis au lecteur — sous une forme sérielle, leur confère malgré tout une dimension séquentielle, sinon narrative. Cette séquentialité pré-imposée peut apparaître aux auteurs, selon les cas, comme un frein, ou comme un tremplin pour l’écriture.

Les stratégies d’écriture : comment déclencher le déclenchement ?

4Les paratextes présents à la fin des volumes donnent la parole aux photographes et aux écrivains. Ils proposent un regard sur ce processus de création par « déclenchement » imposé et permettent de comprendre comment les écrivains ont articulé les contraintes propres à la collection avec la rencontre intime avec l’image, et l’impulsion créative. Se dégagent de ces textes un éventail de réactions. Le premier moment est souvent celui de la perplexité, voire de la panique : Jean-Pierre Blondel dit être « resté coi » (2010, p.108Blondel, Jean-Philippe et Florence Lebert. Qui vive ?, Éditions Thierry Magnier, 2010.), Cathy Ytak avoue avoir « eu comme une espèce de spasme » (2011, p.101Ytak, Cathy et Gérard Rondeau. Il se peut qu’on s’évade, Éditions Thierry Magnier, 2011.).

5Pour créer la rencontre entre l’image et la narration, plusieurs stratégies sont mises en place par les auteurs. Certains, en position d’écoute, cherchent avant tout ce que les photographies évoquent en eux : que ce soient des projets existants, des souvenirs personnels, des mots à partir desquels ils vont creuser un filon, ou encore des sensations déduites (bruits, odeurs) à partir desquelles se construit un monde fictionnel. D’autres, dans un rapport de confrontation par rapport à la série de photos, cherchent à la manipuler : extraire une photographie de la série pour la soumettre à la question, chercher activement dans les photos une présence humaine — Véronique Goby, face à « des photos sans personne » explique par exemple avoir demandé d’autres photos, et commencé à écrire face à « un garçon en train de courir » dont le « mouvement [l’]a interpellée : pourquoi court-il ? ». De façon étonnante, les photographes sont nombreux à reconnaître que les récits ainsi produits rencontrent leur intention initiale. Ainsi Hally Pancer, « émue et hantée » par la « symbiose » du texte de Chantal Portillo avec ses propres photographies, a l’impression rétrospective de la « présence » de l’écrivaine « derrière [elle] alors qu’[elle] photographiai[t] » (2008, p.106Portillo, Chantal et Hally Pancer. Et que la nuit glisse sur le bleu de ta jupe, Éditions Thierry Magnier, 2008.).

6La mise en scène de la création que propose le dispositif de la collection « Photoroman » ne permet pas seulement au lecteur d’ouvrir une lucarne sur les secrets de l’écriture et de la confrontation entre des sensibilités. Elle thématise aussi un rapport complexe à l’art photographique et ouvre des fenêtres de réflexion aux jeunes (et moins jeunes) lecteurs, confrontés à un monde saturé d’images.

Merci à Laurence Le Guen pour son aide, et les documents personnels qu’elle m’a gentiment fournis.

Références

  • Alloula, Malek et Pierre Clauss. Paysages d’un retour, Éditions Thierry Magnier, 2010.
  • Bazin, Laurent. La littérature young adult, Presses universitaires Blaise Pascal, 2019.
  • Besson, Anne et Francis Marcoin (dir.). « Littérature de jeunesse et romanesque : lieu d’élection, paradis perdu ou dernier refuge ? », Romanesques, no12, 2020. https://doi.org/10.15122/isbn.978-2-406-10636-4.p.0053.
  • Blondel, Jean-Philippe et Florence Lebert. Qui vive ?, Éditions Thierry Magnier, 2010.
  • Defourny, Michel. Photographie, Nières-Chevrel, Isabelle et Jean Perrot (dir.), Dictionnaire du livre de jeunesse, Éditions du cercle de la librairie, 2013, p. 737‑741.
  • Desbois, Cécile. « “Photoroman” : un certain regard sur la photographie », Parole. La revue de l’institut suisse jeunesse et médias, no3, 2009, p. 1‑11.
  • Goby, Valentine et Hortense Vinet. La porte rouge, Éditions Thierry Magnier, 2013.
  • Inglin-Routisseau, Marie-Hélène. Roman pour adolescents, Nières-Chevrel, Isabelle et Jean Perrot (dir.), Dictionnaire du livre de jeunesse, Éditions du cercle de la librairie, 2013, p. 831‑834.
  • Kalouaz, Ahmed et Alain Cornu. Brûler de l’intérieur, Éditions Thierry Magnier, 2012.
  • Le Guen, Laurence. Cent cinquante ans de photo-littérature pour enfants, Éditions Memo, 2022.
  • Legendre, Françoise. « Quelques repères dans l’histoire des livres et de la littérature d’enfance et de jeunesse », dans Bibliothèques, enfance et jeunesse, Éditions du Cercle de la librairie, 2015, p. 31‑40.
  • Lorant-Jolly, Annick. « Les romans pour la jeunesse : paysage éditoral et repères littéraires », dans Bibliothèques, enfance et jeunesse, Éditions du Cercle de la librairie, 2015, p. 66‑80.
  • Magnier, Thierry. Thierry Magnier | Ricochet, novembre 2008. https://www.ricochet-jeunes.org/articles/thierry-magnier.
  • Portillo, Chantal et Hally Pancer. Et que la nuit glisse sur le bleu de ta jupe, Éditions Thierry Magnier, 2008.
  • Vantal, Anne et Pauline Fargue. L’échelle de Scoville, Éditions Thierry Magnier, 2012.
  • Ytak, Cathy et Gérard Rondeau. Il se peut qu’on s’évade, Éditions Thierry Magnier, 2011.