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Tania Vladova École supérieure d’art et design Le Havre-Rouen

Déboîter l’image

Valérie Mréjen à l’IMEC

Valérie Mréjen, reproduction de carte postale prélevée par l’artiste dans les archives de l’IMEC, issue du livre Soustraction. Extraire, cadrer, zoomer, Éditions de l’IMEC, 2019, p. 152 © Valérie Mréjen
Valérie Mréjen, croquis de mémoire de scène vue par l’artiste dans les archives de l’IMEC, issu du livre Soustraction. Extraire, cadrer, zoomer, Éditions de l’IMEC, 2019, p. 151 © Valérie Mréjen

1Le livre Soustraction. Extraire, cadrer, zoomer de Valérie Mréjen, écrit en 2019, est un vagabondage dans les archives de l’Institut Mémoires de l’édition Contemporaine (IMEC), à l’occasion d’une carte blanche donnée à l’artiste. Une attention particulière est portée aux boîtes de documents et objets étiquetées « DIVERS », non systématisés, inclassables, sans intérêt historique avéré. L’enquête de l’écrivaine-artiste sur le banal, sur la répétition et sur le classement de l’inclassable est fondée sur des images d’images et d’objets prélevés dans les boîtes d’archives choisies au hasard. Les visuels, tout comme les textes qui leur sont associés dans le livre, réitèrent les trois opérations basiques énoncées par le titre : extraire, cadrer, zoomer.

Images d’archives

2À l’IMEC, Valérie Mréjen se concentre sur « la part invisible des archives », sur ce qui n’a habituellement pas « valeur d’archive », sur autant d’objets en marge, conservés dans des boîtes de couleurs et tailles différentes (cartes de visite, agendas, fleurs séchées, photographies de classe, images de portes d’immeubles, listes, pochettes et enveloppes, collections de cartes postales, photographies de paysages, vues de voyages, tickets, marques pages, boîtes d’allumettes). Des documents non systématisés, sortis de leurs boîtes d’origine et décontextualisés, reproduits et réordonnés dans de nouvelles continuités et histoires Échouer à élucider la photographie, écrites ou esquissées en quelques phrases, tantôt par la main de l’artiste, tantôt par d’autres.

Désarchiver : extraction d’images

3La première phase importante dans la manipulation des images matérielles d’archives est l’acte d’extraire, le geste physique de prendre en main les objets, de les sentir, de les toucher, de les prélever, les uns après les autres, dans une répétition inlassable qui rappelle la reprise par les copistes d’antan Dos aux images ou un tendre geste d’ouvrier. Valérie Mréjen écrit :

La consultation des archives est synonyme de la répétition du geste d’ouvrir des chemises, ou des enveloppes, des chemises dans des enveloppes, des enveloppes glissées dans des chemises. Pour atteindre le document il faut parfois soulever plusieurs strates de papier de diverses textures et tourner des pages neuves intercalées, défaire puis essayer de refaire des emballages de tailles et de formes diverses, replacer les objets à leur place initiale en fonction de leur poids dans ce puzzle en trois dimensions de la boîte en carton (2019, p. 9Mréjen, Valérie. Soustraction. Extraire, cadrer, zoomer, Éditions de l’IMEC, 2019.).

4Quel est le poids d’une image ? Quel est le puzzle dans lequel celle-ci va s’inscrire ? Comment refaire son lit d’origine ? Ouvrir les boîtes, dévêtir les objets-images, les révéler au grand jour, les toucher, les protéger, les rendre accessibles au regard, leur permettre de quitter les strates de papier pour y revenir, reproduites, réinscrites dans de nouvelles fictions, imprimées sous forme d’images dans un livre : visibles parce que soustraites. Valérie Mréjen écrit encore :

Des histoires pourraient lier toutes ces images entre elles, des récits en voix off où il serait question de souvenirs inventés. Une foule de récits est sédimentée au dos de ces photographies, de ces cartes postales. Où était-ce ? Que s’est-il passé ? (2019, p. 12Mréjen, Valérie. Soustraction. Extraire, cadrer, zoomer, Éditions de l’IMEC, 2019.)

Le rapport des archives aux souvenirs est projectif, elles produisent des souvenirs plus qu’elles ne les restituent. Désarchiver les images est un acte davantage productif que reproductif.

Deux images en quête d’histoire(s)

5Parmi les images, nombreuses, qui composent le livre-catalogue, il y en a deux qui se détachent et autour desquelles le rapport à l’écriture se complexifie : une reproduction de carte postale et un dessin-fantôme. La carte postale montre des dunes vallonnées de sable rougeâtre sous un ciel bleu cyan sur lesquelles, hirsutes, se dressent quelques broussailles. Une alternance de traces ovales traverse, en diagonale, le premier plan. Un sentiment de vide s’installe. Sans intérêt ?

6Le croquis, en noir et blanc, montre une scène entrevue par l’artiste dans une archive, perdue de vue et dessinée de mémoire, appelée « image-fantôme » Hervé Guibert, les corps des images absentes car son existence est vacillante. Étalée sur une double page, on y voit en haut à gauche une dizaine de chaises vides, formant deux rangs en demi-cercle, plus bas la silhouette d’un cow-boy, face à lui une table rectangulaire vide, et en bas à droite trois silhouettes féminines debout les bras légèrement écartés, posées sur des semblants de socles ovales, « trois belles plantes » (2019, p. 13Mréjen, Valérie. Soustraction. Extraire, cadrer, zoomer, Éditions de l’IMEC, 2019.). Scène rêvée ou souvenir ? Les pistes sont brouillées. Peut-on archiver ce qui n’a pas (ou ce qui n’aurait pas) existé ? Introduites par un court paragraphe descriptif de la main de l’artiste, les deux images, le fantôme de la scène perdue et la carte postale, le dessin et la photo, donnent lieu à des histoires brèves, des fictions imaginées par cinq écrivains invités : Stéphane Bouquet, Dominique Guiliot, Laurent Mauvignier, Tania de Montaigne et Bertrand Schefer.

La fiction : acte et sortie de l’image

7L’image de la carte postale, sans intérêt apparent puisque privée de l’histoire de sa production, circulation et appartenance, ainsi que le dessin-fantôme dont la réalité de la source reste incertaine, agissent d’abord en tant que marqueurs visuels. Ils interrogent les archives écartelées entre l’acte de collecter et classer pour documenter et ce qui dans les objets et images stockés échappe au classement, à la factualité, ce qui les éloigne de la mémoire pour les inscrire dans les interprétations et récits à venir, dans une sorte de souvenir futur. Ensuite, les images et leurs reproductions agissent comme témoins d’une recherche et enquête sur les souvenirs de l’artiste. Enfin, elles deviennent embrayeurs de fictions. Le verbe « agir » réfère ici à la notion d’« acte d’image » (Bildakt) avec laquelle Horst Bredekamp désigne la capacité des images à agir (potentia) sur le spectateur, sur le langage, sur l’histoire et même sur le monde (2015Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.). Dans Soustraction, les actes d’images se multiplient au gré des transferts. Transfert d’abord de l’archive, extraction des images des boîtes. Transfert ensuite de la carte postale en photo et du souvenir de la scène entrevue en croquis. Transfert encore des deux visuels sur les pages du livre. Transfert enfin des images en écrits — d’abord ceux de Valérie Mréjen qui les raconte, les décrit, mais aussi les rêves ; ensuite ceux des cinq écrivains invités, qui les transposent en une série de fictions, bien distinctes les unes des autres. Les transferts jouent sur la distance temporelle et spatiale qui mine notre rapport aux archives. Preuve, s’il en faut, que le passage de l’image matérielle à sa reproduction visuelle et écrite met en avant un hiatus au sein duquel les actes d’images peuvent se poursuivre à l’infini. Plus proche de la fiction-archive imaginée par Philippe Artières grâce à la fiction intentionnelle du montage littéraire que de l’archive-fiction de Michel Foucault (les récits souterrains produits à partir des différents agencements des documents), Valérie Mréjen propose, paradoxalement, un recadrage qui est non seulement une sortie de l’archive, mais aussi une série de possibles sorties de l’image.

Références

  • Artières, Philippe. Le dossier sauvage, Gallimard, 2018.
  • Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.
  • Mréjen, Valérie. Soustraction. Extraire, cadrer, zoomer, Éditions de l’IMEC, 2019.
  • Nardin, Patrick, Catherine Perret, Soko Phay et Anna Seiderer (dir.). Archives au présent, Presses Universitaires de Vincennes, 2017.