1Marie-Claire Blais (1939-2021), écrivaine québécoise de renommée internationale, est l’auteure de nombreux romans, essais et nouvelles publiés aux Éditions du Seuil et chez Boréal (Montréal). Ses carnets
inédits, conservés dans le Fonds Marie-Claire Blais (Bibliothèque et Archives Canada), sont composés de centaines de pages manuscrites et illustrées d’images peintes et dessinées de la main de l’auteure. Ces
documents autographes ont été rédigés au cours des années 1960 lorsque Blais résidait aux États-Unis durant la guerre du Vietnam. C’est dans ce contexte socio-politique tumultueux qu’ont été réalisés ses
carnets dans lesquels il est soit question de la genèse de ses romans portant sur la souffrance humaine (maladie, violence militaire, mort, etc.), soit de son état affectif face aux effets dévastateurs de cette guerre en Indochine. Compte tenu de leur grande richesse génétique et intermédiale L’image dans l’acte d’écrire d’Henri de Régnier, ces cahiers constituent un corpus exceptionnel pour étudier la performance des images (« leur efficacité », Dierkens, 2010, p. 7Dierkens, Alain. « Notes de l’éditeur », dans Dierkens, Alain, Gil Bartholeyns et Thomas Golsenne (dir.), La Performance des images, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2010, p. 7‑8.) et explorer la nature dynamique et générative des portraits, notamment leur « intermédialité active » (Reverseau, 2021Reverseau, Anne. « La genèse imagée comme mode énonciatif. Lorsque la collection “Musées secrets” (éditions Flohic) fait écrire à partir d’images », Textimage. Genèse et génétique éditoriale des textes imagés, 2021. http://revue-textimage.com/19_genese/reverseau1.html.).
Deux actes d’images : la valeur génétique des croquis dessinés et la puissance affective des portraits peints
2Les carnets de Blais sont des cahiers reliés (18x26 cm) dont les entrées datées donnent une certaine séquentialité à l’ensemble des documents autographes illustrés de croquis et de portraits. Ces images conçues par Blais sont soit dessinées avec le même support que l’écriture (un stylo bille), soit peintes avec des aquarelles. Dans la mesure où les images intégrées aux cahiers de Blais n’ont pas toutes le même degré de dépendance au texte, ou au processus de genèse qui sous-tend leur rédaction, il s’agira de distinguer deux types d’images. Les premières sont des croquis de personnages qui accompagnent le flux et les reflux du texte en devenir, notamment la genèse de ses romans initialement conçus dans ses cahiers. Les autres images dont il sera question sont des portraits d’individus exécutés à l’aide d’aquarelles, notamment par des couleurs sombres qui conviennent bien à la nature introspective de l’écriture diaristique de Blais, accablée par de profonds sentiments d’angoisse face à cette guerre en Indochine.
Les croquis dessinés
3Dans de nombreuses entrées de ses carnets, le verbal et le non-verbal disent la même pensée, redoublent en quelque sorte le sens des mots. Les croquis de personnages dessinés dans les plans de travail ou marges des feuillets apparaissent seulement durant la phase prérédactionnelle du processus créateur, où les idées initiales portant sur les personnages, les thèmes et la structure narrative des romans en gestation sont introduites. Ces pages illustrées de croquis invitent la participation active du lecteur au texte en formation et l’incitent à se pencher sur la complexité des rapports texte/image. La présence de ces nombreux croquis s’explique en partie par le rôle de première importance que jouent les personnages dans les récits en gestation et les thèmes qu’ils engendrent : « chapitre Judith […]. Ensuite J. L. Maigre, Death, résurrection, chasteté ; I Abbé, innocence/VIE, IIe J. L. Maigre, luxure/MORT ». Finement dessinés au stylo bille, les nombreux portraits se ressemblent. Les mêmes traits de visage (nez allongé, lèvres bien définies, œil gauche noirci) sont souvent repris d’une esquisse à
l’autre. Dans les plans de travail et notes saturés de portraits de face et de profil, c’est un éventail de personnages types qui sont introduits dans cette « galerie de poses » (Brilliant, 1991, p. 82Brilliant, Richard. Portraiture, Reaktion books, 1991.) que Blais met en œuvre. À l’étape préliminaire de la rédaction, les dessins font tantôt partie de l’écriture et tantôt semblent prendre sa place. Les croquis sont seulement introduits au sein de fragments prérédactionnels et « imprègnent iconologiquement » (Hamon, 2001, p. 126Hamon, Philippe. Imageries, littérature et image au XIXe siècle, Éditions José Corti, 2001.) ces premiers actes d’écriture Élaborer une matière poétique visuelle et « artificielle ». Ces esquisses de personnages frayent
éventuellement la voie à l’exécution de magnifiques portraits “A Footnote” by Aubrey Beardsley
, voire à un autre acte d’image. La valeur génétique des carnets de Blais provient non seulement des précieuses informations qu’ils nous offrent sur la genèse de ses romans, mais aussi sur celle de ses images. Des dessins aux aquarelles, l’efficacité de ces artefacts s’accroît et ils déclenchent, de la part du lecteur-spectateur, une réaction qui est de plus en plus puissante.

Les portraits et leur apport à la nature introspective de l’écriture de Blais
4La distinction entre les croquis dont le tracé graphique s’apparente à l’écriture et les portraits peints semble étroitement liée aux supports, instruments, matériaux et accessoires utilisés. Lorsque Blais s’éloigne du manuscrit pour travailler sur un portrait exécuté à l’aquarelle (comme ici), cela implique un changement d’esthétique. Les images peintes sont alors produites à partir de lois de composition et de matériaux complètement différents que ceux utilisés dans la production des croquis dessinés au stylo bille. Les aquarelles sont exécutées sur un papier vierge humecté à l’eau et elles sont ensuite collées sur les pages de ses carnets. Dans cette série de tableaux, les êtres portraiturés se distinguent par la répartition des coloris, notamment par le fait que chaque portrait est peint à partir de couleurs sombres particulières, mais qui partagent néanmoins certains traits en commun. Les contours des visages, les yeux et les nez sont presque tous tracés en noir avec un pinceau de grande taille. Blais fixe inaltérablement l’expression sombre de ses portraits sur des arrière-fonds translucides issus de la technique du glacis qu’elle utilise à travers ses cahiers. Contrairement à d’autres médias, l’aquarelle permet l’exécution de portraits abstraits, aux contours flous et imprécis au sein desquels des couleurs sombres (noir, gris, marron, bleu et vert foncés) coulent et se dispersent. L’usage particulier qu’elle fait des aquarelles, notamment des couleurs qu’elle crée en superposant des couches de peinture, lui permet d’enrichir les masses colorées (les visages et corps représentés) et de jouer avec la luminosité, la transparence et l’opacité des couleurs. Il importe de noter que ces portraits peints à partir de teintes sombres sont tous introduits entre les entrées de ses carnets consacrées à la description des vicissitudes de ses états d’âme, face au contexte dans lequel elle vit (« la société américaine au cœur de son monde aveugle […] ses intentions barbares, ses tueries continuelles ») et les atrocités issues de la guerre du Vietnam : « cette guerre interminable et horrible […] 36 enfants tués aujourd’hui — dans un village du Sud Vietnam […] photo d’un prisonnier martyrisé à qui un soldat américain donne un coup de pied sur la tête » (Blais, 1966Blais, Marie-Claire. Carnets inédits II, III, IV, V, VI, VII, VIII.). Il existe, entre l’écriture diaristique de Blais, dominée par de profonds sentiments d’angoisse et le ton des couleurs privilégiées dans ses nombreuses aquarelles, des interactions effectives : ses portraits réalisent sur le plan plastique « le sens et l’effet émotionnel du texte » (Hodnett, 1982, p. 7Hodnett, Edward. Image and Text: Studies in the Illustrations of English Literature, Scolar Press, 1982.).
5Les portraits exécutés par Blais dans ses carnets inédits ont différentes fonctions : ils se faufilent dans ses cahiers pour frayer la voie à l’écriture, croquer des silhouettes de personnages, mais aussi pour exorciser ses obsessions et enfin illustrer des sentiments qui ne peuvent pas être complètement concrétisés par les mots. Ces portraits ne se contentent pas de représenter passivement les sujets portraiturés. Ils interagissent avec le spectateur, créant une interaction réflexive : « En me regardant, tu me regardes me regardant » (Brilliant, 1991, p. 43Brilliant, Richard. Portraiture, Reaktion books, 1991.).
Références
- Bergez, Daniel. Littérature et peinture, 2e édition, Armand Colin, 2011.
- Blais, Marie-Claire. Carnets inédits II, III, IV, V, VI, VII, VIII.
- Brilliant, Richard. Portraiture, Reaktion books, 1991.
- Dierkens, Alain. « Notes de l’éditeur », dans Dierkens, Alain, Gil Bartholeyns et Thomas Golsenne (dir.), La Performance des images, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2010, p. 7‑8.
- Hamon, Philippe. Imageries, littérature et image au XIXe siècle, Éditions José Corti, 2001.
- Hodnett, Edward. Image and Text: Studies in the Illustrations of English Literature, Scolar Press, 1982.
- Reverseau, Anne. « La genèse imagée comme mode énonciatif. Lorsque la collection “Musées secrets” (éditions Flohic) fait écrire à partir d’images », Textimage. Genèse et génétique éditoriale des textes imagés, 2021. http://revue-textimage.com/19_genese/reverseau1.html.