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Isabelle Gribomont Université catholique de Louvain - KBR

Entre modernisme, littérature combinatoire et intelligence artificielle

Le bot @AutoImagist de Zach Whalen

Capture d’écran du flux de publications du compte AutoImagist de Zach Whalen sur Mastodon

1Le bot @AutoImagist, présent sur Twitter et Mastodon, génère des poèmes dans le style du célèbre poète imagiste américain William Carlos Williams (1883-1963). Pour ce faire, il sélectionne de manière aléatoire deux images sur Flickr, un site web de partage de photos, et génère leur légende automatiquement grâce à l’application de vision par ordinateur de Microsoft Azure, une plateforme offrant des services de traitement et stockage de données. Ensuite, les deux descriptions sont combinées pour créer des comparaisons ou juxtapositions, avant d’être formatées comme un poème. Ce bot a été développé en 2017 par Zack Whalen, professeur associé en études numériques à l’université de Mary Washington, et auteur de nombreux projets de création numérique, dont une vingtaine de bots.

2Dans cette œuvre, la relation texte-image est présente à trois niveaux. Premièrement, dans la continuité de l’imagisme moderniste, l’accent est placé sur l’image mentale déclenchée par le texte à la lecture de celui-ci. Deuxièmement, la mise en page du poème imite la pratique poétique de Williams, dans laquelle la disposition des vers sur la page joue un rôle prépondérant. L’intertextualité se situe à la fois au niveau du contenu et de l’image formée par le poème sur la page ou l’écran. Enfin, les images sélectionnées aléatoirement sur Flickr, à la source des légendes générées automatiquement, constituent le point de départ des poèmes. Ce triple acte d’image situe ce bot à l’intersection entre la tradition moderniste imagiste, la poésie combinatoire computationnelle et l’intelligence artificielle.

Abstraction procédurale du mouvement poétique imagiste

3L’inspiration stylistique imagiste de l’œuvre est référencée dans le nom du bot, la biographie du compte du bot @AutoImagist sur Twitter et la page GitHub du projet, où le poète imagiste Williams est nommé. Ce sous-genre du modernisme s’attache à utiliser un langage précis et incisif pour présenter une image. Les poèmes de Williams, en particulier, sont composés de descriptions d’objets successives formant une image unique. La mise en page du poème est souvent reconnaissable et significative, puisqu’elle contribue à la cadence rapide de visualisations successives des différents éléments de l’image.

4Les éléments procéduraux du code s’attachent à créer un poème conforme aux principes de l’imagisme. Premièrement, le code appelle l’API de Flickr pour sélectionner deux images de manière aléatoire dont la légende est ensuite générée via l’API de Microsoft Azure. Ces deux textes sont unis par le mot like afin de créer une comparaison ou par une locution prépositionnelle choisie au hasard parmi 36 possibilités afin de créer une juxtaposition.

5Ensuite, le texte est soumis à une fonction de mise en page sélectionnée parmi quatre options. Deux options formatent le texte de manière similaire aux poèmes de Williams « The Red Wheelbarrow » et « This Is Just to Say ». La troisième formate le poème de manière aléatoire, chaque mot ayant une chance sur sept d’être suivi par un saut de ligne ou un saut de paragraphe. La dernière choisit de manière aléatoire entre cinq longueurs de ligne différentes et formate le poème en conséquence.

6Le code réduit donc l’œuvre de Williams à une série de dimensions formelles. Ce faisant, il procéduralise également certains principes de l’imagisme. L’association de deux descriptions d’images qui, de prime abord, sont sans lien, et dont les sujets ne sont pas limités, reflète la liberté absolue relative au thème prônée par les imagistes. Les systèmes de génération de légendes sont conçus pour produire un langage économe et suggestif d’une image, sans laisser place à l’ambiguïté ou l’abstraction. Quatre types de mise en page jugées emblématiques ou reconnaissables sont abstraites de la production poétique de l’auteur. Ils sont ensuite eux-mêmes réduits à une série de règles pouvant traiter des textes de longueur variables.

7La production de ce bot est évocatrice de l’œuvre de Williams et cette intertextualité est explicitée à de multiples reprises. Ce bot est donc transparent dans sa proposition esthétique. L’approximation stylistique est possible grâce à la dimension relativement formalisée de l’œuvre poétique imagiste de cet auteur, bien que le procédé créatif synthétique du bot soit éloigné de sa pratique d’écriture.

L’héritage avant-gardiste des bots littéraires

8Ce procédé créatif procédural a cependant hérité d’autres avant-gardes littéraires, telles que le dadaïsme, le surréalisme Toutes les interprétations sont possibles et l’Oulipo, dont les pratiques sont précurseurs de la tradition de la génération procédurale computationnelle dans laquelle le bot @AutoImagist s’inscrit. Par exemple, les expérimentations du groupe Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle) sont fondées sur le respect de règles formelles permettant la création d’œuvres inattendues, et la technique du cut-up, consistant à découper des parties de textes existants et à les réarranger de manière aléatoire, est développée par les dadaïstes dans le cadre d’un rejet de la notion bourgeoise et romantique du génie auctorial (Rettberg, 2018, p. 39-46Rettberg, Scott. Electronic Literature, John Wiley & Sons, 2018.). L’usage récurrent de la fonction random.choice par @AutoImagist, permettant de choisir de manière aléatoire une option parmi une liste, illustre le rôle important du hasard à différents niveaux de création, et le reste du code formalise la procédure de génération grâce à une suite de règles.

9La continuité entre ces pratiques créatives se manifeste également au travers de l’utilisation d’images comme matériel source. La technique du cut-up vient du collage visuel, avant d’être remédiée dans les pratiques textuelles, sonores et vidéo. En ce sens, le cut-up anticipe et est en conversation avec la nature transcodée et remédiée de nombreuses œuvres de littérature numérique (Rettberg, 2018, p. 45Rettberg, Scott. Electronic Literature, John Wiley & Sons, 2018.). Dans le cas d’@AutoImagist, les poèmes peuvent aisément être lus comme des collages aléatoires de deux images « trouvées » qui sont ensuite transcodées en textes via un procédé transmédiatique opéré par l’algorithme de génération automatique de légendes d’image.

Littérature combinatoire, réseaux sociaux et intelligence artificielle

10L’histoire de la littérature numérique est inextricablement liée à l’histoire de l’informatique. La matérialité de l’environnement numérique et, dans ce cas, des réseaux sociaux, devient une fonction des œuvres qui y sont créées et distribuées. Il existe une tension entre la tradition de la littérature numérique combinatoire et celle, plus récente, de la littérature sur les réseaux sociaux. La première adopte une posture expérimentale, où la génération de la littérature est entièrement régulée par un code développé localement. La seconde se développe sur des plateformes existantes avec lesquelles les créateur·ices interagissent en tant qu’utilisateur·ices, via une interface, sans avoir accès aux rouages de la machine. Le rapport à la matérialité du monde numérique est donc entravé par des couches de médiations qui régissent l’interaction et définissent des périmètres de création restreints. Grâce aux API qui permettent de publier automatiquement sur certains réseaux, et, par conséquent, de contourner partiellement l’injonction des interfaces, les bots littéraires ont une position unique leur permettant de jeter un pont entre ces deux traditions.

11Par son utilisation du service de génération automatique de légendes d’image de Microsoft Azure, @AutoImagist ajoute une nouvelle dimension à ce point de rencontre entre poétique combinatoire et littérature sur réseaux. La procéduralité prévisible basée sur les probabilités des bots littéraires antérieurs à l’avènement de l’IA contraste avec ce nouveau mode de génération basé sur une grande quantité de données d’entraînement auxquelles l’utilisateur·ice n’a pas accès et des réseaux de neurones dont les sorties ne sont pas stables. L’interaction entre ces deux méthodes de générations de texte appartenant à des époques technologiques différentes illustre les transformations subies par le champ du traitement automatique de la langue. S’il n’existe actuellement (en 2024) que peu de bots littéraires qui ont recours aux technologies de l’IA, les innovations informatiques ont toujours donné lieu à des expérimentations artistiques. L’IA n’est donc qu’un outil supplémentaire détourné pour la cause littéraire Élaborer une matière poétique visuelle et « artificielle ». Cependant, l’aisance avec laquelle l’IA transcode le texte en image et vice versa promet d’en faire un terrain de jeu particulièrement fertile en termes d’actes d’image en littérature.

Références

  • Aldington, Richard et al. Some Imagist Poets: An Anthology, 1, Houghton Mifflin, 1915.
  • Baetens, Jan. « OuLiPo and proceduralism », dans The Routledge companion to experimental literature, Routledge, 2012, p. 115‑127.
  • Flores, Leonardo. « Artistic and Literary Bots », dans Electronic Literature as Digital Humanities. Contexts, Forms, and Practices., Bloomsbury Publishing, 2021, p. 131‑143. https://doi.org/10.5040/9781501363474.ch-011.
  • Kratky, Andreas. « Poetic Automatisms: A Comparison of Surrealist Automatisms and Artificial Intelligence for Creative Expression », dans Wölfel, M., J. Bernhardt et S. Thiel (dir.), ArtsIT, Interactivity and Game Creation, 422, Springer, Cham, 2022, p. 359‑378. https://doi.org/10.1007/978-3-030-95531-1_25.
  • Loller-Andersen, Malte et Björn Gambäck. « Deep Learning-based Poetry Generation Given Visual Input », dans ICCC - International Conference on Innovative Computing and Cloud Computing, 2018, p. 240‑247. https://www.computationalcreativity.net/iccc2018/sites/default/files/papers/ICCC_2018_paper_59.pdf.
  • Morgan, Frederick. « William Carlos Williams: imagery, rhythm, form », The Sewanee Review, vol. 55, no4, 1947, p. 675‑690.
  • Rettberg, Scott. Electronic Literature, John Wiley & Sons, 2018.
  • Saemmer, Alexandra. « Digital Literature—A Question of Style », Reading Moving Letters: Digital Literature in Research and Teaching, edited by Roberto Simanowski, Jörgen Schäfer, and Peter Gendolla, 2010, p. 163‑182. https://doi.org/10.1515/9783839411308-008.
  • Whalen, Zach. AutoImagist, 2018. https://github.com/zachwhalen/AutoImagist.