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Anne-Cécile Guilbard Université de Poitiers

Hervé Guibert, les corps des images absentes

« Donc ce texte n’aura pas d’illustration, qu’une amorce de pellicule vierge. » Hervé Guibert, L’image fantôme, Les Éditions de Minuit, 1981

1D’Hervé Guibert (1955-1991) on sait qu’il est écrivain, qu’il a été photographe et qu’il a écrit sur la photographie. Dans les courts textes de L’Image fantôme (1981Guibert, Hervé. L’Image fantôme, Les Éditions de Minuit, 1981.), il adopte selon les cas chacune des postures qu’on peut avoir à l’égard d’une photo : photographe, sujet ou regardeur — une triade de rôles bien identifiée par Barthes l’année précédente (Operator, Spectrum, Spectator) mais que le cadet saura aussi mixer avec le quatrième cas de l’autoportrait. Comme nombre d’auteurs de cette période argentique, en regardeur Guibert se montre particulièrement attentif à la matérialité des photographies et non seulement aux images qu’elles portent. Le texte « L’Image fantôme » qui donne son titre au recueil est ainsi le récit d’une image avortée en raison d’une pellicule mal amorcée dans l’appareil, dont le souvenir résidera dans le seul texte narrant la séance photo, à défaut d’image, dans ce bout de pellicule. Bien sûr il est question d’images dans ce livre qui ne comporte aucune reproduction : on peut trouver un garçon, un indien, des enfants, une actrice, le père, la mère, sa tête, etc., cependant à chaque fois sont précisés les formats, les celluloïds, les papiers brillants ou mats, les bords parfois crénelés, les verso ou les entours parfois annotés au stylo, de sorte que l’objet photographique (disons le carton) prend une importance que dément la seule idée d’image.

2C’est que la photographie n’est pas n’importe quelle image : sans vouloir se montrer par trop essentialiste, on conviendra qu’elle entretient par son indicialité un rapport spécifique au référent dont les thèses de Bredekamp frôlent la justification précise avec « l’acte d’image substitutif » et le sort livré aux effigies dans l’histoire. Guibert, lui, n’invente pas tant ses récits à partir des personnages photographiés, ces corps qu’on voit dans les images, que les photos représentent : il joue plutôt la révélation d’ondes magiques portées par les corps des photographies elles-mêmes. Par exemple dans « Le rayonnement froid » :

T me raconte que lorsqu’il était enfant il devait retourner les photos des visages et des corps qu’il aimait, les cacher, comme par insupportabilité, dans le sentiment d’un rayonnement froid qui ne pouvait lui être d’aucun secours (1981, p. 163Guibert, Hervé. L’Image fantôme, Les Éditions de Minuit, 1981.).

3De même, le texte « La preuve par l’absurde » présente l’histoire d’un envoûtement par une photographie, et la technique, par la photographie aussi, du désenvoûtement qu’emploie un sorcier magnétiseur. S’il y a description rapide des symptômes du sortilège qui entravent le personnage prénommé « I. » et l’esquisse désinvolte d’une justification vaguement psychologique, ce sont bien les deux photos, celle qui a produit le sort depuis sa position dans la chambre de I., et celle qui permettra de le rompre, qui font tout l’objet de l’aventure. Le sorcier précise même que « la physionomie importe peu » du moment que la photo est fraîche pour le désenvoûtement, sans partage de fluides avec d’autres photos dans les bains de développement : c’est ainsi le photomaton qu’il préconise.

4« L’image cancéreuse » est un autre exemple d’aventure de photo qui ne concerne nullement la personne représentée (qui est ici un inconnu).

La photo devint le garçon, et le dos de la photo devint le dos du garçon : on lui avait tatoué cette petite croix sur l’omoplate, peut-être l’avait-on torturé.

Enfin je m’aperçus que l’image avait entrepris son processus de dégradation : la photo avait été collée sur du carton, et la colle s’était mise à manger la photo par-derrière. Le visage du garçon était parsemé de petites taches, de petites griffes, de petites décolorations, pigmentations. Il était vérolé. L’image était cancéreuse. Mon ami malade (1981, p. 166-167Guibert, Hervé. L’Image fantôme, Les Éditions de Minuit, 1981.).

5Est-ce vraiment pour sauver l’image que le narrateur lui accordera tant de soins, en portant finalement la photo contre son torse jusqu’à un improbable transfert de l’image du papier vers la peau ? Des manipulations qu’il décrit, aucune ne s’intéresse plus au visage ou au corps du garçon lui-même, mais au support, le carton, auquel se substituera pour finir le corps même du narrateur dans la fiction. La sensualité immédiate et permanente du contact avec le corps de la photo trouve ainsi dans ce récit son apogée, en même temps que l’éviction de la visibilité de l’image au profit de la tactilité se fait à nouveau sensible. Le fétiche auquel on pourrait penser ne tient pas pour rendre compte de ces déplacements : les corps des photos s’émancipent dans l’imaginaire guibertien : ils ont largué les amarres de la représentation. C’est « sans les regarder presque » que les personnages de Guibert éprouvent les photos : elles recèlent des énigmes, des mystères, des sorts ou encore des tabous, par leur existence même, par leur nature seule de papier empreint de chimie, un peu radioactif et toujours dégradable, organique comme un corps vivant.

6Dans cette ère argentique de la photolittérature Fotóregény (Roman-photo) de László Molnár et János Géczi, Hervé Guibert n’est assurément pas le seul à manifester ce rapport semi-aveugle aux photos dont demeurent les corps en l’absence d’images. Ce qui le distingue cependant, c’est sa manière de déplacer une matérialité dérisoire, propre aux objets du quotidien, vers des aventures magiques, toujours un peu superstitieuses, ou bien réellement magiques, en cultivant l’ambiguïté et le trouble Explorer la croyance dans les images actives. Peut-être quelque chose de l’ordre d’une réactivation de motifs fantastiques ou de l’approche surréaliste se tient, latent, dans ces récits par lesquels les photos se révèlent des corps pervers, mais l’étrangeté se mêle de façon caractéristique chez Guibert au désir, à la sensualité, à l’intimité des corps : ceux des personnages de regardeurs et ceux des photos.

Référence

  • Guibert, Hervé. L’Image fantôme, Les Éditions de Minuit, 1981.