Retour

Isabelle Roussel-Gillet Université d’Artois

Les photographies de Nadège Fagoo dans L’Autre fille d’Annie Ernaux

Une esthétique de l’écart

1Dans L’Autre fille, Annie Ernaux Le Bus 72, l’image volée raconte comment à l’âge de 10 ans, elle apprend de la bouche de sa mère, par le hasard d’une conversation, l’existence d’une sœur, morte avant qu’elle-même ne naisse. L’Autre fille est une lettre qu’elle adresse à cette sœur qu’elle n’a jamais connue et dont ses parents ne lui ont jamais parlé. Tapuscrit daté d’octobre 2010, il a été publié en 2011 chez NiL Éditions, dans la collection « Les Affranchis ».

2Silence, secret, méprise… Dans la relation différée et impossible à la sœur, la photo est un révélateur à retardement : « Quand j’étais petite, je croyais — on avait dû me dire — que c’était moi. Ce n’est pas moi, c’est toi ». L’image n’était pas agissante pendant l’enfance, ni ensuite lors de la longue phase de latence de sa révélation, de son développement littéraire. Sa première évocation dans Une Femme n’a fait l’objet d’aucune analyse distanciée. C’est un retour aux morts dans la sphère familiale, à leurs photographies : « Un néant qui n’a pas trouvé à se dire rôde dans la photographie et, à travers elle, dans toutes les formes de représentations à venir », nous rappelle Laurent Jenny à propos d’une esthétique mortifère au XIXe siècle (2019, p. 17Jenny, Laurent. La brûlure de l’image : l’imaginaire esthétique à l’âge photographique, Éditions Mimésis, 2019.). Comme Georges Didi-Huberman le dit explicitement : « rien n’est jamais “déposé” une fois pour toutes, de la même manière et à la même place dans l’appareil psychique » (2023, p. 444Didi-Huberman, Georges. Brouillards de peines et de désirs, Les Éditions de Minuit, 2023.). Nouvelle déposition donc ou relecture lorsque ce récit qui ne contenait que deux photographies en noir et blanc des archives personnelles de l’auteure est republié en récit photolittéraire Fotóregény (Roman-photo) de László Molnár et János Géczi avec 34 photographies de Nadège Fagoo.

Des photos-punctum ?

3Par la réédition augmentée des photographies, le trouble (voire la croyance de l’enfant d’« être le double d’un autre vivant » (2023, p. 50Ernaux, Annie. L’autre fille, Light Motiv, 2023.)) est accentué par un jeu de dédoublement et trois styles de photographies qui se contrarient et se contestent : documentaire, mise en scène, instantané. Cette typologie sera brouillée par un jeu de porosité, de déplacement de la valeur documentaire par exemple, mais elle permet de poser un cadre clair pour les aborder.

  • 4Documentaire (5 photos) : la réalité matérielle peut faire effraction comme la photographie de la tombe de sa sœur sur laquelle s’ouvre L’Autre Fille. Une croix blanche, pierre de touche, de réel. Un bloc de pierre. La tombe est une preuve réelle de l’existence d’une absente.

  • 5Mise en scène (18 photos) : cette réédition décuple l’estrangement, par le dédoublement d’une enfant photographiée dans des salles désaffectées d’un centre de santé mentale, dans le Nord (2023, p. 27Ernaux, Annie. L’autre fille, Light Motiv, 2023.). Les images mises en scène créent un dispositif en tension avec le rapport d’Annie Ernaux à la photo comme trace du réel. Nadège Fagoo ne fait figurer qu’une seule photo d’enfant souriante et majore des endormies, des solitudes debout, un fantôme évanescent, des images fantômes Hervé Guibert, les corps des images absentes.

  • 6Et enfin, instantané en couleur (11 photos) : fleurs, herbes, flaque d’eau, infraordinaire de la nature ou de la vie urbaine. Une marque végétale sur la façade d’une maison est une trace formelle du temps (Durand, 2002, p. 52-53Durand, Régis. Le regard pensif : lieux et objets de la photographie, 3e édition revue et Augmentée, Éditions de la Différence, 2002.), et ce que Dominique Baqué nomme un « trope du banal » (2004Baqué, Dominique. Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Éditions du Regard, 2004.), délicat, méditatif et fragile. Moments d’apaisement quand rôdent tant d’images d’un trouble identitaire, vécu par une enfant dite de « substitution », terme psychanalytique qui répugne à l’autrice. La valse des doubles, par son excès, finit par torpiller l’idée d’une remplaçante au profit d’une étrange familiarité, dans trois âges de la vie lancinants, qui ne sont jamais présents dans le livre sur un fil chronologique.

7Nadège Fagoo ne se laisse pas déborder par « l’émeute des détails » qui rend, selon Baudelaire, la photo impuissante. Dans un autre travail en série, qu’elle appelle des « Portraits fragmentés », elle assume le fragment de corps, le détail. Pour ces portraits, Nadège Fagoo isole des détails par des gros plans ou en les mettant en page dans des formats plus petits. En cela, elle s’accorde avec une écriture de certains passages de Journal du dehors (Ernaux, 1993Ernaux, Annie. Journal du dehors, Gallimard, 1993.) ou des Années (Ernaux, 2011Ernaux, Annie. « Les années », dans Écrire la vie, Gallimard, 2011, p. 1088.). Plus que la notion d’instantanés, c’est l’importance donnée par Annie Ernaux au punctum qui rejoint l’univers de Nadège Fagoo. Lors d’un entretien sur la mise en regard à la MEP (Stoppard, 2024Stoppard, Lou. Extérieurs, Annie Ernaux et la photographie, MEP, 2024. https://www.mep-fr.org/event/exterieurs-annie-ernaux-et-la-photographie/.) de photos de la collection avec des extraits du Journal du dehors, Annie Ernaux revient sur la notion d’instantanés et d’annotations pour préciser :

Dans son livre La Chambre claire qui questionne la nature de la photographie, Roland Barthes invente un mot, le « punctum ». Le « punctum » c’est le détail qui attire le regard, le hasard qui suscite l’étonnement ou l’émotion. Certains de mes écrits ont beaucoup à voir avec le « punctum » (2024Ernaux, Annie et Natacha Wolinski. « Je suis porteuse de la vie des autres », Marie Claire, no858, mars 2024, p. 100‑102.).

8Elle en donne même la définition dans L’Usage de la photo : « Il y a toujours dans la photo un détail qui happe le regard, un détail plus émouvant que d’autres […] » (2005Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Gallimard, 2005.).

Des fillettes, des doubles, des fantômes

9Quelques photographies peuvent illustrer sans pathos des image-souvenirs (les chambres d’hôtel) mais la majorité sont des mises en scène (sans rapport d’illustration) dans l’ancienne lingerie, hors d’usage, de l’EPSM à Bailleul, prises en 2011. Dans ce lieu clos, des corps de fillettes et d’une femme sont tantôt immobiles sur des étagères, très nets, tantôt debout dans le flou d’un arrière ou avant-plan (dans le livre, 12 photos sur 34 ont une zone floue). Tout est à distance, du côté d’une mort sans pathos, et un corps devenu diaphane est bien antinomique d’une brûlure de l’image.

10La genèse de ce projet nous permet d’insister sur le refus que ces cadrages très cinématographiques s’animent autrement que par un montage avec lentes transitions entre les photos : prises en 2011, elles sont le matériau d’un premier diaporama présenté au festival Art et psychiatrie de Bailleul en 2013, puis d’une seconde version en 2023 avec des extraits de L’Autre fille lus en voix off par Annie Ernaux, qui est intervenue sur le découpage du texte initial afin que le film-diaporama n’excède pas la demi-heure (il dure 31’36 minutes générique compris). Deux filles et une adulte sont les modèles de ces prises de vue. La photographie de la petite fille sur fond de radiateur est une évocation parfaitement explicite d’un fantôme. Dans le livre, elle figure sur une demi-page en vis-à-vis d’un gros plan sur deux pieds descendant l’escalier. Elle n’est donc située en regard d’aucun texte mais à la suite de la page évoquant la sœur et le récit de la mère ; « tu as dû roder autour de moi » (2023, p. 24Ernaux, Annie. L’autre fille, Light Motiv, 2023.). Dans le diaporama, cette photographie permet un jeu de lente apparition de la silhouette de la fillette par superposition puis de disparition dans un fondu au noir.

Photographie de Nadège Fagoo, tous droits réservés, 2011. Photographie pour Annie Ernaux, L’Autre fille, Light Motiv, 2023, p. 19. Courtoisie de l’artiste

Une photo studium

11Sur la photographie de la page 19 ici présentée, une fille est allongée sur une étagère en fond d’image, dans l’enfilade des bois alignés d’autres étagères, dans un jeu de perspective et point de fuite. Par ce jeu de cadrage ou de cadres, elle est enfermée dans une structure. Au vu de la distance, difficile de distinguer l’une des deux filles : c’est la plus âgée des deux. Elle est en vis-à-vis du texte qui ressasse le qualificatif de gentille attribuée à la sœur, par l’anaphore (3 fois) de la qualité de l’autre qu’elle n’a pas, d’après la bouche de sa mère (« elle était plus gentille que celle-là », Ernaux, 2023, p. 14Ernaux, Annie. L’autre fille, Light Motiv, 2023.). Dans le diaporama, c’est la quinzième photographie (sur les 40 du film hors générique) et l’image apparaît lorsqu’Annie Ernaux prononce le mot « mortifiée » :

J’étais dupe dans le sens populaire, mortifiée. J’avais vécu dans l’illusion. Je n’étais pas unique. Il y en avait une autre surgie du néant. Tout l’amour que je croyais recevoir était donc faux (2023, p. 20Ernaux, Annie. L’autre fille, Light Motiv, 2023.).

12Passage au noir. Le diaporama, la sélection de textes, son format plus court apportent plus de douceur que le texte seul.

13Le dédale de cet enfermement ne cadenasse nullement l’image, elle lui donne cette perspective que le lecteur pouvait déjà visualiser dans le tableau Birthday de Dorothea Tanning (Roussel-Gillet, 2014Roussel-Gillet, Isabelle. « Annie Ernaux, De Birthday au photojournal, l’expérience des images pour remonter la mémoire », dans Annie Ernaux : le Temps et la Mémoire, Stock, 2014.). De ce tableau vu une seule fois en 1964, cité à deux reprises dans L’Atelier noir et une fois dans Les Années (2011, p. 988Ernaux, Annie. « Les années », dans Écrire la vie, Gallimard, 2011, p. 1088.), Annie Ernaux a gardé un artefact, la photo reproduite dans le catalogue d’exposition. Une photographie donc, sur laquelle elle va revenir jusqu’à publier un texte daté d’octobre 2002 intitulé Anniversaire :

Ces portes sont les années écoulées mais pendant longtemps j’ai vu ces portes comme les années à venir. […] À partir du moment où je l’ai vu, le tableau est devenu l’icône de ma vie (2022, p. 142Ernaux, Annie. « Anniversaire », Cahier Ernaux, 2022, p. 142‑143.).

14Nadège Fagoo lui offre son pendant, son image inversée. Dans le tableau, la femme se tient devant une enfilade de portes et non derrière, mais surtout elle tient la poignée de la première porte, comme si elle pouvait en maitriser l’ouverture et la fermeture. Annie Ernaux veut « faire passer dans un autre monde — l’écriture — l’image unique » (2022, p. 142Ernaux, Annie. « Anniversaire », Cahier Ernaux, 2022, p. 142‑143.). À son tour, Nadège Fagoo cherche à faire passer dans la photographie, un texte unique.

15Comme je l’ai déjà analysé, à chaque évocation, elle choisit non pas le titre original Birthday (non traduit dans l’exposition parisienne de 1964), qui désigne littéralement « le jour de la naissance », mais sa traduction française anniversaire, que l’étymologie rapporte au mouvement de revenir, de tourner et qui désignait « d’abord en religion une cérémonie, une messe faite au retour annuel du jour du décès » (Rey, 2006, p. 149Rey, Alain. Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2006.).

16La structure de l’image — sa mise en abyme —, son retour en série et sa variation dans le livre nourrissent l’obsession d’un temps en aller-retour entre trois âges. L’Autre fille ne commence-t-il pas avec la photographie d’une tombe ? Contre-ode à la sœur sainte, ce texte-sépulture s’écarte du genre littéraire du tombeau pour troubler le cérémonial auquel elle n’a pas assisté la première fois, ni aucune autre fois avec ses parents, à chaque anniversaire du décès. Nadège Fagoo offre une chambre d’échos au sentiment du gouffre de manière plus douce, dans une mise en abyme qui sera dézoomée dans cette série de quatre photos de filles sur étagères, cadrées à distance entre deux pièces, entre deux filles, ou en gros plan sur le visage. La première avec ses cinq rayonnages et la dernière où la femme de dos regarde la fille endormie sur l’étagère. Comme si elle était entrée finalement dans le lieu de l’autre : dans l’image.

Références

  • Baqué, Dominique. Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Éditions du Regard, 2004.
  • Didi-Huberman, Georges. Brouillards de peines et de désirs, Les Éditions de Minuit, 2023.
  • Durand, Régis. Le regard pensif : lieux et objets de la photographie, 3e édition revue et Augmentée, Éditions de la Différence, 2002.
  • Ernaux, Annie et Natacha Wolinski. « Je suis porteuse de la vie des autres », Marie Claire, no858, mars 2024, p. 100‑102.
  • Ernaux, Annie. « Anniversaire », Cahier Ernaux, 2022, p. 142‑143.
  • Ernaux, Annie. « Les années », dans Écrire la vie, Gallimard, 2011, p. 1088.
  • Ernaux, Annie. Journal du dehors, Gallimard, 1993.
  • Ernaux, Annie. L’autre fille, 2010.
  • Ernaux, Annie. L’autre fille, Light Motiv, 2023.
  • Ernaux, Annie. L’autre fille, NiL Éditions, 2011.
  • Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Gallimard, 2005.
  • Jenny, Laurent. La brûlure de l’image : l’imaginaire esthétique à l’âge photographique, Éditions Mimésis, 2019.
  • Rey, Alain. Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2006.
  • Roussel-Gillet, Isabelle. « Annie Ernaux, De Birthday au photojournal, l’expérience des images pour remonter la mémoire », dans Annie Ernaux : le Temps et la Mémoire, Stock, 2014.
  • Stoppard, Lou. Extérieurs, Annie Ernaux et la photographie, MEP, 2024. https://www.mep-fr.org/event/exterieurs-annie-ernaux-et-la-photographie/.