
1Ces pages proviennent de The Lives of Shadows (2004Hodgson, Barbara. The Lives of Shadows, Chronicle Books, 2004.), qui est, selon son sous-titre, un « roman illustré » (An Illustrated Novel), conçu par Barbara Hodgson, artiste et autrice canadienne née en 1955. Depuis La carte tatouée (The Tattooed Map) en 1995, elle est connue pour ses livres qui combinent au texte une multitude d’illustrations tirées de gravures, peintures, cartes postales anciennes, estampes historiques, photos d’époque, objets de collection, etc.
2Dans The Lives of Shadows, un roman historique qui se passe à Damas, en Syrie, dans la première moitié du XXe siècle, on trouve par exemple des coupures de journaux, deux pages avec un plan de ville avec des photographies agrafées et un calque de dessins d’architecture, ainsi que deux autres pages portant trace de fleurs séchées.
3Choisies parmi tant d’autres, ces pages permettent d’en mesurer le pouvoir, provoquant la surprise, l’émotion et l’interrogation. Ce labyrinthe de sensations ne manque pas de laisser des traces durables. « La vie de ces ombres » éveille les sens, provoque une prise de conscience politique et une réaction esthétique.
4Ces trois photographies illustrent l’attachement à une maison dont la forte présence domine le récit, la violence politique exercée par le processus de colonisation, tout cela présenté grâce à un important dispositif (Agamben, 2007Agamben, Giorgio. Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Payot & Rivages, 2007.; Ortel, 2008Ortel, Philippe. Discours, image, dispositif. Penser la représentation. 2, L’Harmattan, 2008.) visuel qui agit puissamment sur le lecteur. Au cœur de The Lives of Shadows, se trouve la mise en cause du bien-fondé de l’appropriation par une puissance étrangère d’un territoire et sa contestation par les habitants autochtones. La colonisation fut longtemps présentée sur le mode épique. Cet ouvrage en présente le crépuscule.
L’argument du livre
5Un jeune anglais, Julian Beaufort, entreprend son Grand Tour d’Orient en 1914. Il découvre au cœur des ruelles de Damas, la splendide maison de la famille du calligraphe Nasim Katib dont il tombe amoureux et qu’il finit par acheter. Le siècle et son histoire terrible empêchent Julian de rester. Il rejoint l’Angleterre engagée dans la Première Guerre mondiale. En 1917, atteint par des éclats d’obus logés à l’arrière de son crâne, il passe six mois à l’hôpital. Il ne retournera en Syrie pour occuper sa maison qu’en 1925. Julian tient son journal de 1925 à 1945, journal tenu également en arabe par Asilah, la fille de la maison, tuée pendant les représailles de 1925 mais dont l’ombre continue d’habiter la maison. La présence d’Asilah effleurera Julian de multiples façons. Le roman bascule dans l’indétermination proche d’un fantastique délicat qui plonge le lecteur dans des abysses de questionnements, ses repères spatio-temporels d’autant plus perturbés par le passionnant dispositif graphique du livre. La ligne narrative brisée remet en cause la linéarité du récit et de la lecture avec des conséquences cognitives et phénoménologiques troublantes.
Le dispositif ou la fabrique de la maison-livre
6Barbara Hodgson a suivi une formation de graphiste, « free lance designer », à Vancouver. Elle a publié plusieurs ouvrages génériquement définis comme « Illustrated Books ». Le livre illustré se distingue du roman graphique et de la bande dessinée, car il est plus rare et plus onéreux à produire. Il intègre nombre d’images et de documents sans les mêler intimement comme dans la bande dessinée ou le roman graphique. Ce « roman illustré » présente l’alternance de pages blanches et jaunes, et incorpore une multitude d’images dans les marges, en pleine page, voire en double page… et même en sur-page : photographies, dessins, documents officiels, notes manuscrites, coupures de journaux, horaires de train Beyrouth-Damas, fleurs et feuilles séchées, jusqu’à un moustique posé sur une page, dessins de mosaïques, d’objets usuels, de vêtements, de maisons orientales, de cartes, de plans, de détails architecturaux.
7La combinaison multimodale participe de plusieurs modes d’implication du lecteur, déclenchant sa participation active pour découvrir l’histoire de l’épopée coloniale, celle des ombres de la maison grâce au pouvoir de la matérialité du livre et l’implication sensorielle et cognitive qui en résulte. Car « la vie de ces ombres » éveille les sens, provoque une prise de conscience politique et une réaction esthétique face à la beauté des images.

8Premier document : l’occupation française de Damas. Sur cette page, trois photographies extraites de coupures de journaux se chevauchent. On y voit des officiers français fièrement campés sur des barricades en compagnie de soldats coloniaux. « Les tranchées dans les jardins » est la légende de la photographie du bas de page. Celle du milieu montre des tentes plantées dans un paysage désertique au-dessus d’une vallée. Elle illustre l’occupation militaire française et la répression des soulèvements en Syrie en 1925 puis en 1945 Les photographies d’un récit palestinien, décrite dans le livre à de nombreuses reprises et à l’origine de la destruction de la maison et de la mort de l’une des ombres, Asilah.

9Le second document reproduit deux pages remarquables du roman car elles combinent un plan de Damas, deux photographies superposées agrafées par un trombone et le verso d’un calque translucide comportant des dessins au crayon de détails architecturaux de maisons et de rues orientales. L’impression d’avoir affaire à de vrais documents agrafés à la page ainsi que le fait de manipuler le calque en avant en arrière donne au livre une présence matérielle et presque palpable forte Explorer la croyance dans les images actives.

10Le dernier document présente deux pages du livre : la première est imprimée en anglais et porte la présence de pétales de roses séchés ainsi que l’empreinte de deux autres pétales figurant sur la page d’en face qui porte aussi l’empreinte de l’un des pétales. En outre, cette page porte en marge un texte calligraphié en arabe (présence de Asilah). Deux modes d’écriture et deux cultures sont ainsi affirmés. Les pétales de fleurs séchés, comme prêts à être saisis, donnent à ces pages l’illusion d’une présence sensorielle et matérielle à l’instar de ces « vies des ombres » qui hantent la maison du calligraphe Beit Katib, maison détruite et royaume des ombres.
Une rencontre physique avec le livre : l’affect, l’effet de lecture. Le « volume d’entour » du livre
11L’ouvrage dont on admire la simulation d’une dimension tactile en trois dimensions semble alors bénéficier d’une sorte de « réalité augmentée » lorsque le lecteur, ayant déplié les pages des plans des maisons, ayant apprécié la texture de feuilles de papier incongrues comme les pages de papier calque, se trouve face à un ouvrage qui déploie un volume autour de lui-même, celui de sa consultation. En effet, non seulement les pages produisent un déplacement d’air dû au feuilletage répétitif en un volume arrondi comme au-dessus et autour des pages même du livre, mais elles le font d’autant mieux que le lecteur revient sur les pages lues, revoit le début, recherche des indices, est ébranlé par les dernières pages car il doit vérifier ce qu’il a lu. Il fait donc l’expérience d’un livre qui est le résultat de sa collaboration lectorale avec une présence matérielle qui ne se fait pas oublier, et l’intention originelle de la fabrication de départ (celle de l’écrivaine) qui ordonne un texte troublé, enrichi et augmenté d’images. Le lecteur, lancé dans une quête herméneutique, manipule l’objet-livre, déplié, tourné et retourné, dé-ployé entre ses mains, occupé à en trouver le sens. Il s’agit donc d’une véritable expérience intermédiale/intermodale, celle d’une lecture vivante au royaume des ombres, munie d’un trésor d’illustrations et errant dans le labyrinthe d’un texte aux couloirs magiques qui bifurquent comme autant de sentiers du jardin de Borgès eux aussi explorant le temps et la lecture.
Références
- Agamben, Giorgio. Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Payot & Rivages, 2007.
- Gibbons, Alison. Multimodality, Cognition, and Experimental Literature, Routledge, 2012.
- Hodgson, Barbara. The Lives of Shadows, Chronicle Books, 2004.
- Hodgson, Barbara. The Tattooed Map, Chronicle Books, 1995.
- Louvel, Liliane. Le tiers pictural: pour une critique intermédiale, Presses universitaires de Rennes, 2010.
- Ortel, Philippe. Discours, image, dispositif. Penser la représentation. 2, L’Harmattan, 2008.