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Sofiane Laghouati Musée Royal de Mariemont, Université catholique de Louvain

Leïla Sebbar ou l’image passeuse

Entre frontières et mémoires

Leïla Sebbar à sa table de travail dans les années 1980 © Dominique Doan

1Née en 1941 dans l’Algérie coloniale, d’une mère française et d’un père algérien qui l’éduquent dans la langue et la culture française laïque, Leïla Sebbar se rend en France pour ses études de lettres un an avant l’indépendance de l’Algérie (1962). Elle s’engage dans le soulèvement de mai 1968, qui aiguise sa conscience des formes de domination sociale et genrée.

2De l’essai aux œuvres collectives, de la nouvelle au roman jusqu’au récit de soi, l’écriture suit simultanément plusieurs chemins, en passant d’abord par la recherche en littérature, avec une thèse sur Le Mythe du bon nègre (1973), puis par l’engagement féministe dans l’aventure éditoriale d’Histoires d’elles (1977-1980) et deux enquêtes retentissantes sur les violences faites aux femmes depuis l’enfance : On tue les petites filles (1978/2024) et Le Pédophile et la Maman (1980).

L’expérience des images

3C’est dans le travail collectif de la revue Histoires d’elles que l’on pressent son appétence pour les images. Ce journal féministe autofinancé a paru de 1977 à 1980 avec, pour objectif, de s’adresser à une large audience et de proposer un « autre regard » sur l’actualité (politique, sociale, culturelle). Sebbar fait rapidement partie de l’équipe des « permanentes » qui assurent la rédaction et la composition de la revue auxquelles s’adjoignent des contributrices plus ponctuelles. Au total, une centaine de femmes collaborent par des tribunes, récits, enquêtes mais également par des images (dessins, illustrations, photoreportages ou photomontages) qui font la part belle à la photographie. La une du numéro 0 de la revue, publiée à la faveur de la journée du 8 mars 1977, est un photomontage d’une galerie de portraits de femmes réelles ou allégoriques sur laquelle est imposée, dans une silhouette féminine, le manifeste et acte fondateur de la revue :

À des degrés et sous des formes diverses, nous nous réclamons toutes du mouvement des femmes et du féminisme qui, à un moment donné, ont traversé et bouleversé nos vies. Et si les journalistes parmi nous ont ressenti un malaise et une insatisfaction à traiter des problèmes des femmes dans des journaux, progressistes et engagés certes mais dirigés par des hommes et orientés selon leur politique et leur idéologie, c’est bien parce que l’expérience du mouvement des femmes les empêchait de se satisfaire d’un statut — en dernier ressort — de femmes-alibis… Partout, actuellement, les femmes sont un enjeu social, politique, idéologique. À travers les médias, l’opposition comme la majorité multiplient à notre égard les opérations de séduction et les tentatives d’intégration égalitaire à l’ordre établi — que cet ordre soit présent ou à venir — mais nulle part dans la presse nous n’avons l’initiative. Histoires d’Elles est né d’une volonté de construire un lieu où les femmes puissent faire entendre une parole autonome…

4Histoires d’elles fut un véritable laboratoire pour Leïla Sebbar : si la revue comptait parmi ses fondatrices des journalistes, il n’y avait pas de véritable ligne éditoriale ni de hiérarchie entre les femmes ou les contenus proposés. Durant ces années, au gré des rencontres, Leïla Sebbar consigne les idées de contributions assurant le suivi des propositions et la coordination des énergies à l’œuvre pour accompagner la publication de chaque numéro. L’aventure s’achevant, les difficultés d’autofinancement et les dissensions aidant, elle continue un temps l’aventure collective avec Dominique Doan, Dominique Pujebet et Luce Pénot en consacrant un volume à dix portraits de Femmes dans la maison (1981Doan, Dominique, Luce Penot, Dominique Pujebet et Leïla Sebbar. Des Femmes dans la maison : anatomie de la vie domestique, Fernand Nathan, 1981.), comme une provocation au positionnement de certaines féministes contre la vie domestique, où la photographie joue un rôle central.

L’image support de la collaboration

5Ce goût pour l’aventure collective, on le retrouve dans la plupart des ouvrages qu’elle coordonnera autour de l’enfance et de l’Algérie : Une enfance d’ailleurs (1993) ; Une enfance algérienne (1997) ; Une enfance outremer (2001) ; Une enfance corse (2010) ; Aflou : djebel amour… (2010) ; Une enfance juive en Méditerranée musulmane (2012), L’enfance des Français d’Algérie (2014), Une enfance dans la guerre : Algérie 1954-1962 (2016) ; L’Algérie en héritage (2020)… Tous ces volumes sont construits sur une même typologie : un conte, un récit ou témoignage accompagné d’une ou de plusieurs photographies d’archives, personnelles ou collectives (portraits, photographies de classe, cartes postales ou vues).

6Sebbar a en outre participé à plusieurs albums de photographies mettant en lumière les thèmes qui lui sont chers : l’immigration, les femmes, l’enfance et la précarité sociale ou de genre. Parmi ceux-là, on retiendra son intérêt pour les cartes postales coloniales dans Femmes d’Afrique du Nord (2002-2010), qu’elle a également collectionnées, étudiées et documentées jusque dans leurs parures et les vêtements dont les motifs et les techniques sont semblables à celles qui ont également fasciné le peintre français Delacroix lors de son voyage au Maghreb.

7En contrepoint des orientalismes des maîtres d’hier, les ouvrages de Leïla Sebbar sont également parsemés de dessins et peintures de son fils, Sébastien Pignon, qui sont, par le choix des matières et des couleurs lavées de l’aquarelle, autant de ruptures avec la pulsion scopique coloniale ou le répertoire de formes et de motifs de l’orientalisme du siècle précédent.

Diversité des images dans l’écriture

8L’attrait pour les images et leur manipulation se déploie pleinement chez Leïla Sebbar dans les ouvrages qui transforment le collectif dans le personnel : la faisant passer de cheville-ouvrière de la construction mosaïque d’une mémoire collective et protéiforme à l’expression d’une identité métissée par les apports pluriels des identités singulières. C’est le cas de la trilogie des Algéries (Mes Algéries en France (2004Sebbar, Leïla. Mes Algéries en France : carnet de voyages, Bleu autour, 2004.) ; Journal de mes Algéries en France (2005Sebbar, Leïla. Journal de mes Algéries en France, Bleu autour, 2005.) ; Voyage en Algéries autour de ma chambre, Abécédaire (2008Sebbar, Leïla. Voyage en Algéries autour de ma chambre : abécédaire, Bleu autour, 2008.)) ainsi que du Pays de ma mère – Voyage en Frances (2013Sebbar, Leïla et Sébastien Pignon. Le pays de ma mère : voyage en Frances, Bleu autour, 2013.). Dans ces chassés-croisés entre les deux rives de la Méditerranée, entre pulsion d’orient et rêve d’occident, ce sont également les images et textes-images, reproduits de manière manuscrite, des autres qui édifient l’écriture personnelle.

9Du reste, la nature très éclectique des images (timbres postaux, boîtes d’allumettes, photos de poupées ou de lieux) n’est pas sans rappeler les bouillonnements iconographiques d’Histoires d’elles. Ces images/objets réunis, qui proviennent pour la plupart de sa collection, sont des passeurs de frontières entre la culture française et algérienne laquelle ne lui fut pas donnée d’emblée (Je ne parle pas la langue de mon père, 2003) mais recomposée à force d’investigations Un processus alchimique.

10Dans tous les ouvrages abondamment illustrés, l’image peut avoir plusieurs fonctions. Elle convoque la mémoire collective ou familiale dans le cas des cartes postales coloniales : ce sont les « femmes de la tribu de mon père » qui s’y disent, où le rapport au passé inaccessible devient une voie pour une fiction au conditionnel. Ailleurs, la grande variété des images, en genre, nature et provenance, étaye l’idée d’une diversité des perspectives, des destins et des histoires : comme ce « s » à la fin des Algéries et Frances qui devient le signe de résistance au monolithe des identités nationales. La multiplication des images à la marge du texte, encouragée par le choix des entrées multiples pour son Journal ou pour L’Abécédaire, invite à la lecture fragmentaire et à l’errance : des motifs chers à Sebbar et personnifiés dans son œuvre par la figure omniprésente d’Isabelle Eberhardt, femme libre convertie à l’islam, qui s’habillait en homme pour circuler dans l’Algérie coloniale. Ainsi les objets et surtout les images sont des embrasures sur le monde pour celle qui, à l’instar de Xavier de Maistre, est une « voyageuse immobile ». Le recueil Une Femme à sa fenêtre (2010), qui est également le titre du journal richement illustré tenu entre 2005 et 2020, dit un certain rapport au monde institué depuis l’enfance algérienne où, à la position de surplomb ou de distance, se mêlent l’observation attentive et critique.

11C’est, enfin, l’arasement du statut des images, dans une esthétique du « bricolage » dans la composition des ouvrages, qui apparaît comme la plus éminemment politique : peinture, photographie, dessin, manuscrit ou document d’archive, privé ou public, deviennent autant d’éléments à questionner à nouveaux frais Un mur d’images comme genèse visuelle d’un livre. Des « bricolages » qui ne sont pas sans rappeler les « femmages », notion construite sur la contraction des mots « femme, collage, image », qui a été proposée dans les années 1970 par Miriam Shapiro et Melissa Meyer, pour désigner des pratiques artistiques non reconnues et attribuées traditionnellement aux femmes, comme le crochet, les collages, le scrapbooking. On peut penser que ces « femmages », qui ont été principalement associés aux pratiques féministes, trouvent chez Leïla Sebbar une forme de continuation.

12Dans les images et les « objets-frontières » qu’elle collige, Leïla Sebbar traque les traces indicielles qui témoignent ou éclairent, tour à tour, une communauté de destins, les chiasmes et les ressacs de l’histoire ou encore le parcours exceptionnel de personnalités qui, à l’image d’Isabelle Eberhardt, ont pris le risque de l’Autre. Elle redonne ce faisant de la complexité et des diaprures à l’histoire individuelle et collective.

Références

  • Doan, Dominique, Luce Penot, Dominique Pujebet et Leïla Sebbar. Des Femmes dans la maison : anatomie de la vie domestique, Fernand Nathan, 1981.
  • Eileraas, Karina. « Reframing the Colonial Gaze: Photography, Ownership, and Feminist Resistance », MLN, vol. 118, no4, 2003, p. 807‑840. https://doi.org/10.1353/mln.2003.0074.
  • El Nossery, Névine. « L’Esthétique du fragment dans l’œuvre photo-textuelle de Leïla Sebbar », Nouvelles Études Francophones, vol. 29, no1, 2014, p. 70‑81. https://doi.org/10.1353/nef.2014.0032.
  • Schapiro, Miriam et Melissa Meyer. « Waste Not, Want Not: An Inquiry into What Women Saved and Assembled — Femmage », artcritical, juin 2015. https://artcritical.com/2015/06/24/femmage-by-miriam-schapiro-and-melissa-meyer/.
  • Sebbar, Leïla et Sébastien Pignon. Le pays de ma mère : voyage en Frances, Bleu autour, 2013.
  • Sebbar, Leïla, Christelle Taraud et Jean-Michel Belorgey (dir.). Femmes d’Afrique du Nord : cartes postales, 1885-1930, 3e éd. augmentée, Bleu autour, 2010.
  • Sebbar, Leïla. « Histoires d’Elles », Sorcières : les femmes vivent, no24. Mythes et nostalgies, 1982, p. 34‑40. https://femenrev.persee.fr/doc/sorci_0339-0705_1982_num_24_1_4837.
  • Sebbar, Leïla. Journal de mes Algéries en France, Bleu autour, 2005.
  • Sebbar, Leïla. Mes Algéries en France : carnet de voyages, Bleu autour, 2004.
  • Sebbar, Leïla. Voyage en Algéries autour de ma chambre : abécédaire, Bleu autour, 2008.
  • Storti, Martine. Perséide FemEnRev | Histoires d’elles. https://femenrev.persee.fr/histoires-d-elles.
  • Vassallo, Helen. « Re-mapping Algeria(s) in France: Leïla Sebbar’s Mes Algéries en France and Journal de mes Algéries en France », Modern & Contemporary France, vol. 19, no2, mai 2011, p. 129‑145. https://doi.org/10.1080/09639489.2011.565161.