
1Christian Dotremont (1922-1979), homme de lettres et animateur d’art, s’est distingué comme une figure incontournable de l’avant-garde européenne du XXe siècle. Originaire de Belgique mais constamment en quête de nouvelles perspectives, il a collaboré avec des artistes de diverses nationalités et a exploré les limites des genres établis. En 1962, Dotremont crée ce qu’il appelle le logogramme, un mélange entre la peinture et l’écriture poétique qui perturbe la forme des lettres de l’alphabet latin. Ses gestes spontanés et sa façon subjective de formaliser les signes graphiques donnent naissance à des œuvres originales, souvent exposées dans des galeries d’art et parfois regroupées dans des albums. Le poète a ainsi publié des recueils tels que Logbook (1974Dotremont, Christian. Logbook, Yves Rivière, 1974.), Logogrammes (1978Dotremont, Christian, Joseph Noiret et Claude Margat. Logogrammes, Éditions Ubacs, 1978.) et Logbookletter (1979Dotremont, Christian. Logbookletter, Duneen, 1979.), ou encore tracé des logogrammes continus dans une œuvre intitulée J’écris donc je crée (1978Dotremont, Christian. J’écris donc je crée, Ziggurat, 1978.).
2Au total, il a dessiné environ deux mille logogrammes, la plupart
réalisés en encre de Chine sur du papier blanc, mais, parfois, l’auteur ajoute des touches de couleur, notamment du rouge et du bleu. Chaque couleur symbolise un épisode tragique de sa vie : le rouge évoque la tache de sang liée à la tuberculose qu’il contracte en 1951, et le bleu représente son intérêt pour l’eau pure se transformant en glace ou en neige. Ces couleurs reflètent les influences de sa vie entre le Nord de l’Europe et la Belgique, ainsi que ses voyages ultérieurs en Laponie et en Irlande Les logoneiges et l’art performatif de Christian Dotremont. Sa découverte de la logographie est le fruit de ces expériences diverses, permettant à Dotremont de rechercher la vie à travers sa poésie tout en évitant de limiter son écriture à une dimension purement autobiographique.
Mise en graphie et mise en texte : un livre-objet transfrontalier
3Lorsque Dotremont décide d’utiliser des reproductions de logogrammes pour créer des recueils de poésie graphique, c’est le livre en tant que support artistique et la dimension poétique qui prennent tout leur sens. En intégrant le logogramme dans son projet de livre, Dotremont reconnaît que la logographie ne peut restituer qualitativement l’intégralité de l’œuvre originale. Cependant, il propose une nouvelle approche du logogramme, offrant ainsi une réception différente et originale de son travail. En structurant la page, la partie iconique des logogrammes occupe souvent la majeure partie de l’espace, laissant la transcription du poème en bas de page dans un format réduit. Cette organisation spatiale démontre encore une fois la prédominance de l’image plastique dans la conception du livre. Les éléments autobiographiques ont également une importance essentielle dans le processus de création de l’œuvre. Cela est particulièrement évident dans Logbook, où Dotremont crée son alter ego, Logogus, chargé de relater la « logstory », récit du voyage circulaire effectué par le protagoniste entre la Belgique et la Laponie. Ce récit est structuré de manière à alterner poésie et prose, avec une rotation des voix dialoguant au nom de l’auteur. C’est un livre-objet transfrontalier dans lequel le texte narratif qui témoigne de la conception logogrammatique est entrecoupé par le texte poétique, c’est-à-dire le logogramme qui est un résultat concret du travail de Logogus. Le départ vers le Nord, ensuite l’arrivée en Finlande, enfin le retour à Tervuren, ville natale, constituent le rituel nécessaire à la création des logogrammes : « Ça y est. Logogus vient d’arriver dans son village lapon, tout recommence ! […] tout recommence-commence » (1974, p. 63Dotremont, Christian. Logbook, Yves Rivière, 1974.). Notons pourtant que le début du voyage n’est qu’un déclencheur de la logographie qui se finalise seulement par le retour, Logogus, toutefois, « ne ferme pas sa chambre à clef, ni sa valise, rien du tout […] ». En outre, bien que le rituel du voyage suive en majorité les mêmes étapes, le protagoniste en apporte à chaque fois de nouveaux souvenirs qu’il transpose ensuite sur le papier car « tout recommence un peu plus autrement ». C’est justement cette étrangeté, cette inconnue qui l’encourage à se déplacer :
Il dort l’après-midi. Il fait des logogrammes. Il les étend sur les autres lits du dortoir. Des enfants jouent partout […]. Logogus repart (1974, p. 121Dotremont, Christian. Logbook, Yves Rivière, 1974.).
Œuvre plastique et/ou littéraire : « écripeinture » de Christian Dotremont
4Les recueils de logogrammes sont davantage à considérer comme des livres d’artistes plutôt que comme des recueils de poésie traditionnels. Leur texte minimaliste et la place importante accordée à l’image les rapprochent de l’esthétique des albums. Si l’on considère que le livre d’artiste est un dialogue entre la poésie et la peinture, où les deux participent de manière égale à la création de l’œuvre, il est évident que les recueils de logogrammes entrent dans cette catégorie. Yves Peyré souligne d’ailleurs la relation entre la peinture et l’écriture dans le livre d’artiste, qui était initialement désigné sous les termes de « livre illustré » (2001, p. 508Peyré, Yves. Peinture et poésie. Le dialogue par le livre (1874-2000), Gallimard, 2001.) ou « livre de peintre », mettant en avant l’un ou l’autre aspect de la pratique artistique.
5Le logogramme émerge comme une fusion harmonieuse de la peinture et de l’écriture, offrant une nouvelle forme d’expression artistique alliant poésie graphique et graphie plastique : une « écritpeinture » comme le formule Pierre Alechinsky dans Des deux mains (2004, 66). En considérant les livres de logogrammes comme des œuvres d’art, on souligne leur nature à la fois littéraire et artistique. A priori, dans le processus de création et de production, il n’y a pas de pratique qui l’emporte sur l’autre. Dotremont crée et peint le logogramme simultanément. Lorsque le logogramme est exposé, son fonctionnement symbolique relève de l’art autographique, mais une fois publié dans un livre, il devient une œuvre allographique, comme l’explique Gérard Genette dans son livre L’Œuvre de l’art (1994Genette, Gérard. L’œuvre de l’art. Immanence et transcendance, 1, Les Éditions du Seuil, 1994.). Il souligne ainsi les modifications apportées au statut de l’œuvre autographique par l’utilisation de la reproduction et de l’empreinte.
6Pour conclure, les logogrammes offrent une expérience poético-picturale unique, où le texte ne décrit pas simplement les images, et les images ne servent pas à illustrer le texte L’appareil photo comme outil pour écrire. Le mot et l’image interagissent pour créer un espace de dialogue et de signification. Le poète aspire à ce que « l’invention verbale et l’invention graphique se déterminent autant que possible l’une l’autre » (Dotremont, 1986, p. 48Dotremont, Christian. Cartes et lettres (correspondance 1966-1979), Galilée, 1986.).
Références
- Alechinsky, Pierre. Des Deux mains : traits et portraits, Mercure de France, 2004.
- Dotremont, Christian, Joseph Noiret et Claude Margat. Logogrammes, Éditions Ubacs, 1978.
- Dotremont, Christian. Cartes et lettres (correspondance 1966-1979), Galilée, 1986.
- Dotremont, Christian. J’écris donc je crée, Ziggurat, 1978.
- Dotremont, Christian. Logbook, Yves Rivière, 1974.
- Dotremont, Christian. Logbookletter, Duneen, 1979.
- Dotremont, Christian. Logogrammes I, Éditions de la revue Strates, 1964.
- Dotremont, Christian. Logogrammes II, Éditions de la revue Strates, 1965.
- Genette, Gérard. L’œuvre de l’art. Immanence et transcendance, 1, Les Éditions du Seuil, 1994.
- Peyré, Yves. Peinture et poésie. Le dialogue par le livre (1874-2000), Gallimard, 2001.