
Les trois dimensions du mur d’images
1Pour Patrick Mauriès, écrivain, éditeur, critique littéraire français, le mur d’images a trois dimensions : bureau, abri, studio (qui sont encore des chambres), puis appartement, galerie, musée (qui font passer du privé au public). Mais le mur, la chambre, l’appartement, devenus cabinet de curiosités, ne cessent jamais d’être espaces d’écrivain : le mur est là, mais il s’appelle d’emblée page.
2La photo est elle aussi retour au plan, et même doublement : comme ébauche (projet, schéma, stratagème), puis comme synonyme de tout ce qui est uni, plat, sans aspérité. Photo n’égale pas visite guidée. La photo, puis le mur, la chambre, l’appartement qu’elle détaille, représentent le cahier de brouillon qui précède (et reste en dialogue avec) la page blanche, soit à première vue l’antithèse de ce qu’on a ici sous les yeux. Le mur à trois dimensions de la vie hors et avant écriture Un mur d’images comme genèse visuelle d’un livre semble témoigner d’une philosophie de l’accumulation. Le mur à deux dimensions de la page blanche évoque en revanche un esprit minimaliste, que le plaisir de grossir le contraste devrait oser appeler franciscain voire janséniste.
3Une conclusion rapide s’en dégage : pour Patrick Mauriès, la mise en ordre de la collection (de livres, de tableaux, d’accessoires de tout ordre, pour ne rien dire des souvenirs attachés aux objets et moins encore des désirs insondables qu’aiguisent les pièces manquantes, introuvables ou hors de prix) ne peut se faire qu’à travers l’écriture, qui met chaque chose à sa place tout en donnant aux objets leur volume approprié — volume littéral : tant de mots, tant de phrases, tant de pages ; mais aussi volume symbolique : tant de métaphores, images d’images, tant d’anecdotes, tant d’exemples — qui en représente le degré de cristallisation. Toute collection et toute écriture sont aussi cosa mentale.
Le texte comme monde miniature
4Tel est le tour de force réussi par les textes de Patrick Mauriès, quel que soit leur objet concret et toujours éminemment spécifique. Ces notices, articles, commentaires, gloses, fascicules, ouvrages et « beaux livres » (mais tout est beau chez Mauriès) enferment à chaque fois des mondes dans des coquilles de noix, ou si l’on préfère dans des perles arrangées en collier.
5L’unité fondamentale de l’écrivain est en effet quelque chose d’autre que le mot ou le livre : non la phrase, mais le paragraphe, la section, le chapitre — d’où aussi son goût de la rubrique, du feuilleton, du fragment replié sur lui-même mais toujours à l’aide d’une règle qui le place tout de suite dans quelque ensemble : il n’y a chez Patrick Mauriès nulle part de pièce détachée.
6Cependant le lien entre mur et page, entre appartement et livre, collection et écriture, n’est jamais à sens unique. Le texte vient après, certes, mais il fait également retour sur la vie. Les mots font arriver de nouvelles choses. Ils font aussi comprendre que les choses ne manquent nullement d’ordre, ni de sens. Dans une collection il n’est pas possible de séparer les deux : c’est le rapport qui crée le sens (sans quoi on reste englué dans le bric-à-brac) et de la même façon c’est le sens qui aide à découvrir le rapport (sans quoi le collectionneur n’a pas l’instrument qui lui est indispensable pour limiter en même temps qu’étoffer sa collection).
Poétique de l’assemblage
7Telle est bien la leçon que nous offre cette photo : un ordre s’y cache. Les textes le rendront explicite, mais il saute aux yeux dès qu’on accepte d’entrer par les yeux dans ce que Patrick Mauriès appelle dans une de ses publications une « forêt » : « le mot désignait au seuil de l’âge moderne un recueil mêlé de notes de marginalia, une collection de fragments et de faits récupérés chez les uns pour être proposés aux autres » (2013, p. 10Mauriès, Patrick. Fragments d’une forêt, Grasset, 2013.). Regardez l’image : les objets et le décor, encore deux unités que rien ne permet de dissocier, n’ont rien d’un portrait « posé ». Ce qu’on voit n’est pas le résultat de quelque mise en scène. La logique de l’ensemble n’est pas le fruit d’une figure de style plaquée sur la face littérale d’une forme ordinaire, sans apprêt. On distingue tout de suite ce qui rallie meubles et reliures, tapis et miroirs, marbres et rideaux. On saisit également que la mise en mots de l’assemblage Toutes les interprétations sont possibles est en parfaite cohérence avec la logique d’un recueil (au niveau de l’objet-livre) et celle d’une certaine manière d’écrire, qui négocie habilement avec le règne dominant de la linéarité des mots dans la phrase et des phrases dans le discours (au niveau du style).
8Du mur d’images à la chambre d’objets, du mur et de la chambre aux lettres sur la feuille d’écriture, du volume à la collection (dont la bibliothèque fait partie, à moins que ce ne soit l’inverse), puis de nouveau au monde : chez Patrick Mauriès la circularité sans fin est la clé de l’homme et de l’œuvre L’hypothèse d’une désorientation.
Référence
- Baetens, Jan. Un monde à collectionner, L’herbe qui tremble, 2024.
- Mauriès, Patrick. Fragments d’une forêt, Grasset, 2013.