

1Michel Butor (1926-2016) a été poète, romancier, enseignant, essayiste, critique d’art et traducteur. Auteur de plus de 3 000 livres en collaboration avec des artistes, il a d’abord longtemps été salué pour son roman La Modification (1957Butor, Michel. La Modification, Les Éditions de Minuit, 1957.) et reconnu pour Passage de Milan (1954Butor, Michel. Passage de Milan, Les Éditions de Minuit, 1954.), L’Emploi du temps (1956Butor, Michel. L’emploi du temps, Les Éditions de Minuit, 1956.), Degrés (1960Butor, Michel. Degrés, Gallimard, 1960.), Le Génie du lieu (1958Butor, Michel. Génie du lieu, Grasset, 1958.) et Mobile (1962Butor, Michel. Mobile. Étude pour une représentation des États-Unis, Gallimard, 1962.). Il s’avère que la publication de ces œuvres correspond aux années de pratique photographique de l’écrivain Laisser agir une séquence d’images : en effet, entre 1951 et 1962, Michel Butor pratique en amateur l’art du Semflex, un modèle français du Rolleiflex. Il photographie les lieux, en commençant par Paris, la Grande-Bretagne, l’Italie, puis le bassin méditerranéen et les États-Unis. Il sélectionne et conserve soigneusement près de 300 négatifs dans une boîte en carton sur laquelle il inscrit « négatifs intéressants ».
2Avant sa révélation en 2016, seuls quelques ouvrages témoignaient de cette activité de photographe : la première monographie Archipel de lucarnes (2002Butor, Michel et Michèle Auer. Butor photographe, archipel de lucarnes, Les Éditions Ides et Calendes, 2002.) et le remarquable catalogue d’exposition Un Viseur dans ma tête (2002Butor, Michel. Michel Butor : un viseur dans ma tête, Médiathèque intercommunale de Sélestat, 2002.) édité sous la direction de Philippe Lutz. Depuis s’est ajouté l’ouvrage posthume Au temps du noir et blanc (2017Butor, Michel et Mireille Calle-Gruber. Au temps du noir et blanc, Delpire Éditeur, 2017.) dont Mireille Calle-Gruber a accompagné la conception. Par contre, le poète a travaillé avec plus d’une centaine d’artistes photographes, ce dont témoigne l’exceptionnelle variété d’ouvrages publiés lors de ces collaborations.
3Pour quelles raisons Michel Butor a-t-il poursuivi avec passion, dix années durant, cette activité photographique qu’il a longtemps gardée discrète ? Quels rôles la photographie a-t-elle eus pour son écriture ? En quoi cette pratique a-t-elle durablement influencé son regard ?
L’appareil pour explorer
4Dans « Philosophie du polaroid » (2007Butor, Michel. Philosophie du polaroïd, 2007.), Michel Butor insiste sur le fait que la relation du photographe avec le monde qui l’entoure dépend de l’appareil qu’il utilise. Plutôt que de la photo aventureuse, le Rolleiflex s’apparente, dit-il, à une photo méditative :
Lorsqu’il y a un viseur à l’œil [comme avec un Leica] l’autre œil reste disponible, tout est plus facile et plus rapide, on attrape l’image au vol. Lorsque l’on vise sur un écran, verre dépoli ou miroir, on tient l’appareil sur son estomac, les deux yeux sont impliqués dans la mise au point, le cadrage qui peuvent être beaucoup plus travaillés (2017, p. 65Butor, Michel et Mireille Calle-Gruber. Au temps du noir et blanc, Delpire Éditeur, 2017.).
5Le Semflex est un appareil qui impose de calculer tous les paramètres de la prise de vue (lumière, cadrage, figurants). Sans trépied, c’est même le corps qui devient le véritable stabilisateur de l’image : le ventre est le support contre lequel l’appareil trouve son appui et où le viseur se stabilise. Le format 6x6 des images est aussi révélateur, puisque la figure du carré évoque toute une symbolique : ordre de l’univers, harmonie, unité et l’équilibre, le carré est aussi la structure d’orientation par excellence, le système de coordonnées. Il implique une idée de stabilité et d’ancrage.
6L’écrivain utilise l’appareil et son point focal comme « un instrument d’exploration » : photographier est un « exercice » qui lui fait voir ce qu’il « n’aurait pas vu sans [l’appareil] » (2002, p. 9Butor, Michel. Michel Butor : un viseur dans ma tête, Médiathèque intercommunale de Sélestat, 2002.). Lorsqu’il se rend dans les villes, il cherche toujours à « étudier les horizons de chaque grand site, non seulement sur la carte […], mais surtout sur place, ou sur des photographies panoramiques, pour voir comment la découpure du paysage rend claires un certain nombre de directions, de routes […]» (« Introduction » de Géographie sacrée du monde grec cité dans Butor et Le Sidaner, 1979, p. 16-17Butor, Michel et Jean-Marie Le Sidaner. Michel Butor, voyageur à la roue : entretien, Encre, 1979.). Les images conservées témoignent de la prise de distance qu’elles ont permis à Butor-voyageur de prendre, vis-à-vis de la ville qu’il arpente : que ce soit une distance horizontale (photographies des périphéries et de monuments moins connus) ou verticale (images résultant d’ascensions en hauteur, sur les toits, dans les ascenseurs). Plutôt qu’aux photographes humanistes ou aux reporters français, on peut comparer ses images à celles des photographes documentaires américains (tels Walker Evans ou Wright Morris) : c’est souvent la répartition de la lumière dans l’espace qui guide ses cadrages, et les images de monuments à hauteur d’homme sont prises de biais, avec des tangentes, des contre-plongées et des plongées.
Les images comme outil pour écrire
7L’écriture de Michel Butor s’imprègne des images. Ainsi de Cordoue que Butor apprend à lire en partie grâce à « toutes [les] photographies [qu’il a] rapportées » (1958, p. 10Butor, Michel. Génie du lieu, Grasset, 1958.) : les siennes et celles des autres ? Des siennes, il en a seulement conservé quatre exemplaires. Elles sont comparables à des stimulis, des images-balises de « la géométrie indéfiniment variée » du « réseau de rues blanches », des « angles nets » et « ombres précises […] triangles ou trapèzes » qu’il décrit avec précision dans son texte.
8Il est révélateur que Le Génie du lieu n’ait été écrit « que beaucoup plus tard » (Butor, 2013, p. 59Butor, Michel. Légendes à l’écart : cinq entretiens avec Kristell Loquet, Marcel le Poney, 2013.), bien après son passage dans les villes et leurs photographies : tout est longtemps « resté dans [la] mémoire » de l’auteur, et il n’a « rien écrit sur le moment. Rien du tout » (2013Butor, Michel. Légendes à l’écart : cinq entretiens avec Kristell Loquet, Marcel le Poney, 2013.). Les photographies — dont il reconnaît qu’elles étaient abondantes à l’origine — étaient comme « des espèces de plans » desquels Butor a fini par s’émanciper tout en « [essayant], dit-il à propos de son écriture, d’être aussi photographique que possible ». Le geste de la sélection des images conservées — très réduit — peut surprendre : mais une fois ses textes écrits, les images matrices deviennent les traces de ce qui a été investi très largement par l’écriture. Pour autant, Michel Butor confie s’être finalement moins servi de ses images que du fait de « les avoir faites » (Godefroy, 2021, p. 523Godefroy, Adèle. Le prétexte photographique dans l’écriture de Michel Butor, Thèse de doctorat de Littérature française et comparée, Sorbonne Nouvelle, 2021.) : avoir fait des photos et avoir connu la posture du photographe a pour toujours des conséquences sur ses collaborations ultérieures The Photographic Gesture as Response to the Image Act.
Inventer à partir des images des autres
9Michel Butor a moins légendé les images des artistes qu’il ne les a illustrées : comme s’il avait infiltré ses propres images, aux côtés de celles des autres. Comme son réservoir de cartes postales fabriquées dont on découvre aujourd’hui les innombrables dispositifs visuels (Basso et Godefroy, 2024Basso, Pauline et Adèle Godefroy. Les cartes postales de Michel Butor, Éditions du Canoë, 2024.). De manière générale, les images fournies avaient été des pré-textes, qu’il finit même par faire disparaître une fois le texte produit : ainsi des Illustrations (1964-1976) dont on constate dans les manuscrits qu’elles ont été très peu corrigées et que les paragraphes numérotés correspondent souvent à l’ordre d’apparition des images en vis-à-vis. Lorsqu’il écrit avec les images, Michel Butor recherche aussi « [ses] clichés » (2002, p.15Butor, Michel. Michel Butor : un viseur dans ma tête, Médiathèque intercommunale de Sélestat, 2002.) dans ceux qu’il a sous les yeux. Ajoutant, dit-il, un « instantané littéraire » qui lui fait parler du motif de la photo « à la fois à travers le photographe et à côté de lui » (2002Butor, Michel. Michel Butor : un viseur dans ma tête, Médiathèque intercommunale de Sélestat, 2002.). Le texte est un instantané — une autre photo — et il vient intensifier ce qui existe déjà dans l’image, s’y ajoute : non comme compensation mais dans l’écart, pour dire « autrement ».
10Il s’agit donc bien d’une conversation entre deux artistes : un photographe et un poète, qui a lui-même été photographe. Aux côtés de sa femme Marie-Jo, qui pratiquait la photographie lors de leurs voyages, Michel Butor insistait même sur le fait qu’il était toujours présent dans toutes les photos et qu’il orientait parfois les prises de vue. « L’acte photographique » était donc certes celui de Marie-Jo, mais il n’en demeure pas moins qu’il « regardait avec [ses] yeux et elle regardait avec les [siens] » (« Nous regardions ensemble »). Jusqu’à ses dernières publications avant sa disparition, on n’a pas fini de démontrer combien la photographie aura durablement influencé l’écriture de Michel Butor.
Références
- Basso, Pauline et Adèle Godefroy. Les cartes postales de Michel Butor, Éditions du Canoë, 2024.
- Butor, Michel et Jean-Marie Le Sidaner. Michel Butor, voyageur à la roue : entretien, Encre, 1979.
- Butor, Michel et Michèle Auer. Butor photographe, archipel de lucarnes, Les Éditions Ides et Calendes, 2002.
- Butor, Michel et Mireille Calle-Gruber. Au temps du noir et blanc, Delpire Éditeur, 2017.
- Butor, Michel. « Introduction », dans Richer, Jean (dir.), Géographie sacrée du monde grec, Hachette, 1966, p. 285.
- Butor, Michel. Degrés, Gallimard, 1960.
- Butor, Michel. Génie du lieu, Grasset, 1958.
- Butor, Michel. L’emploi du temps, Les Éditions de Minuit, 1956.
- Butor, Michel. La Modification, Les Éditions de Minuit, 1957.
- Butor, Michel. Légendes à l’écart : cinq entretiens avec Kristell Loquet, Marcel le Poney, 2013.
- Butor, Michel. Michel Butor : un viseur dans ma tête, Médiathèque intercommunale de Sélestat, 2002.
- Butor, Michel. Mobile. Étude pour une représentation des États-Unis, Gallimard, 1962.
- Butor, Michel. Passage de Milan, Les Éditions de Minuit, 1954.
- Butor, Michel. Philosophie du polaroïd, 2007.
- Godefroy, Adèle. Le prétexte photographique dans l’écriture de Michel Butor, Thèse de doctorat de Littérature française et comparée, Sorbonne Nouvelle, 2021.
- Stafford, Andy. Photo-texts: contemporary French writing of the photographic image, Liverpool University Press, 2010. https://doi.org/10.3828/UPO9781846316128.
- Villain, Myriam. « “Nous regardions ensemble”. Entretien avec Michel Butor sur l’œuvre de Marie-Jo et sur la photographie », Phlit, mars 2011. http://phlit.org/press/wp-content/uploads/2011/12/nous-regardions-ensemble.pdf.