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Anne Reverseau FNRS, Université catholique de Louvain, Andrés Franco Harnache Université catholique de Louvain, Yorik Janas Université catholique de Louvain

L’Acte d’image en littérature

Introduction

Photographie d’Andrés Franco Harnache, Laocoön in Arles, 2021

Der Bildakt comme point de départ

1Dans l’introduction de la version française de Der Bildakt (Théorie de l’acte d’image) publiée en 2015, Horst Bredekamp confesse que l’idée de « l’acte d’image » lui est d’abord venue en rédigeant sa thèse sur l’iconoclasme, dans les années 1970, par l’intermédiaire d’une photo de la guerre civile au Cambodge, qui, trouvée dans la presse, montrait un soldat nettoyant son fusil sous la protection d’une peinture et d’une figurine représentant Bouddha (Wood, 2012Wood, Christopher. « Iconoclasts and Iconophiles: Horst Bredekamp in Conversation with Christopher Wood », Art Bulletin, vol. XCIV, no4, décembre 2012, p. 517‑529.). Ces deux images protègent le combattant, non seulement parce qu’elles en appellent à une intervention divine, mais aussi parce qu’elles agissent comme des camarades en armes surveillant ses arrières. Cette photo est un exemple capital de ce que l’historien de l’art allemand appelle « acte d’image », un concept qui peut paraître évident mais qui est porteur d’autant de nuances que d’incompréhensions. Les images peuvent être si séduisantes qu’on a eu besoin de les interdire ou de les contrôler pendant des siècles. Comme le dit brillamment W.J.T. Mitchell : « Cette peur [des images] émane de l’idée que ces “signes” ainsi que ces “autres” qui croient en eux, puissent participer d’une prise de pouvoir et soient en mesure de s’approprier une voix » (2009, p. 235Mitchell, William John Thomas. Iconologie : image, texte, idéologie, traduit par Maxime Boidy et Stéphane Roth, Les Prairies ordinaires, 2009.).

2Dans les années 1970, une hypothèse a vu le jour : si les images sont des signes porteurs de sens, elles pourraient être performatives comme le langage. Avant Bredekamp, plusieurs penseurs ont essayé de transposer la théorie de l’acte de langage développée par Austin et Searle dans les années 1960 : Søren Kjørup, Philippe Dubois ou Liza Bakewell. Mais Bredekamp a choisi d’aller plus loin. Avec l’image du soldat, il s’est rendu compte que les images n’étaient pas seulement utilisées comme des signes énonciatifs ou performatifs, mais qu’elles étaient véritablement actives, comme les deux Bouddhas dans le dos du soldat cambodgien.

3Dans l’introduction de Théorie de l’acte d’image, Bredekamp définit son approche en ces termes :

Ma tentative […] ne met pas l’“image” à la place des mots, mais à la place du locuteur. La position de celui-ci étant occupée par l’image, ce ne sont pas les instruments mais les acteurs qui se voient échangés. […] Le concept d’“acte d’image” ici utilisé adopte cette définition faite de tension afin d’en déplacer la force d’impulsion dans le monde extérieur des artefacts. Il est question dans ce changement de position, de la latence de l’image, d’une image jouant d’elle-même un rôle propre, un rôle actif, en interaction avec le regardeur (2015, p. 44Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.).

4C’est à ce titre que les images semblent agir indépendamment de l’intention de leur créateur, en provoquant différentes réactions chez les regardeurs.

Un transfert de la notion d’acte d’image vers la littérature

5Au sein d’HANDLING, le projet de recherche ERC mené par Anne Reverseau (2019-2024), nous avons étudié non seulement comment les écrivains et écrivaines manipulent les images concrètes, mais aussi comment l’univers iconographique qui les entoure peut avoir un impact sur eux et sur leurs productions. Comme Roland Barthes qui, face à la photo de sa mère au « Jardin d’hiver », ressent un « punctum », une « piqûre », créant une « blessure » intime en lui (1980, p. 49Barthes, Roland. La Chambre claire, note sur la photographie, Première édition, Gallimard, 1980.), les écrivains, comme nous tous depuis des siècles, ressentent le pouvoir et l’action des images.

6Notre idée était de transposer la notion d’acte d’image dans le domaine de la littérature et de réfléchir à son « agentivité » de la fin du XIXe siècle à nos jours, en examinant non seulement son efficacité mais aussi, et surtout, son efficience. Autrement dit, l’ouverture de leurs potentialités au-delà du rapport de causalité lié à une intention, pour reprendre la distinction que proposait Bernard Vouilloux (2011Vouilloux, Bernard. « De l’efficacité des images érotiques à l’efficience érotique des œuvres », dans Plesch, Véronique, Catriona Macleod et Jan Baetens (dir.), Efficacité/Efficacy: how to do things with words and images?, Rodopi, 2011, p. 243‑254. https://doi.org/10.1163/9789401200738.).

7De ce transfert, on espère deux choses : mettre en avant les relations entre l’écriture et des images, plutôt qu’entre textes et images, et focaliser la réflexion sur les images concrètes, matérielles — privilégiant une approche artéfactuelle de la notion d’image suivant ainsi la distinction entre image et picture opérée dans les traditions allemande et anglo-américaine. Ce transfert ne va pas de soi et soulève de nombreuses questions : y a-t-il des actes d’images spécifiquement littéraires ? Et si oui, où situer l’analyse : sur l’échelle d’une expérience de vie (à la façon du syndrome de Stendhal), des textes (à la manière du « tiers pictural » de Liliane Louvel (2010Louvel, Liliane. Le tiers pictural : pour une critique intermédiale, Presses universitaires de Rennes, 2010.)) ou bien d’une écriture, en s’intéressant au processus créatif plutôt qu’aux œuvres ? À quels niveaux examiner ces « actions » ? Faut-il se concentrer sur le rôle d’une image dans le processus créatif, dans la genèse d’une œuvre, ou, plus largement, sur sa participation à un rituel d’écriture, comme une mise en condition ? C’est dans tous les cas la dimension « inchoative » qui demeure au centre de cette question (Reverseau, Desclaux, Scibiorska et Lahouste, 2022, p. 268Reverseau, Anne, Jessica Desclaux, Marcela Scibiorska et Corentin Lahouste. Murs d’images d’écrivains : dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe siècle), Presses universitaires de Louvain, 2022.). Les animateurs d’ateliers d’écriture parleraient quant à eux plutôt d’« inducteur » quand d’autres spécialistes en culture visuelle y préfèreraient le terme de « photoélucidation ». Les questions terminologiques sont en effet importantes, comme le rappelaient Manuel Charpy, Alexandra de Heering et Ece Zerman en ouverture du colloque Faire parler les photographies (2022Charpy, Manuel, Alexandra de Heering et Ece Zerman. Ouverture du colloque « Faire parler les photographies », octobre 2022.).

8D’autres questions surgissent, qui occupent de longue date le champ des études texte-image : s’intéressera-t-on à ce que provoque la description d’une image, comme acte d’écriture mais aussi de lecture — dans la lignée de l’iconologie et de l’analyse sémiotique ? Quels effets sur le lecteur produisent les images qui sont ajoutées ou retirées des éditions successives d’un même texte Raul Pompeia et l’illustration débordante ? L’action des images en littérature est-elle prévisible, fait-elle partie d’un protocole Entre modernisme, littérature combinatoire et intelligence artificielle ou l’écrivain les laisse-t-il agir de façon désordonnée, inattendue, surprenante, à la façon d’une étincelle, vive, ou encore d’une balle qu’on laisse rebondir ? Comment construire un véritable dialogue entre mediums et entre créateurs ? Et comment dépasser l’illustration, comme le demandent ici Sophie Aymes Flower Power ou Jocelyn Godiveau “The Abbé” by Aubrey Beardsley ?

9Ce sont là des questions en apparence simples : où trouve-t-on les images qui vont avoir un pouvoir sur l’écriture littéraire ? S’agit-il d’images sur lesquelles on tombe, plus ou moins par hasard, en faisant du rangement, comme Barthes au mois de novembre, dans La Chambre claire, ou plutôt des photos que l’on nous met entre les mains, comme les éditeurs le font dans le cas de commandes éditoriales Déclencheurs en série  ? Parmi les lieux importants, citons le musée (on pense aux symbolistes, et récemment à Don DeLillo, Yannick Haenel, Valérie Mréjen Déboîter l’image ou Chloe Aridjis), le grenier, lieu des archives familiales (on pense à Marguerite Duras comme à Camille de Toledo ou Muriel Pic), le marché aux puces (on pense aux surréalistes, bien sûr, mais aussi à W.G. Sebald ou plus récemment à Hélène Gaudy), ou bien les grilles de Google Images ou d’Instagram sur nos écrans Élaborer une matière poétique visuelle et « artificielle ».

10Les lieux de l’image importent aussi, tout comme la matérialité de l’acte d’image. Claire Gaboriaud demande comment « déclencher le déclenchement » Déclencheurs en série et Servanne Monjour interpelle à son tour : « avec qui converse l’image conversationnelle ? » GifItUp!, du bildakt au bildhack Ces images, en effet, comment les auteurs et les autrices les rendent-ils agissantes ? Quelles sont les étapes de leur action dans le processus d’écriture, les différents gestes de l’impression, du découpage, comme le choix de les intégrer ou non à un manuscrit, puis à une publication ? Dans cette perspective, le geste photographique peut être vu comme un acte d’image. Enfin, l’image-fantôme est devenue un topos des études texte-image, mais il faut le redire : l’agentivité de l’image réside souvent, aussi, dans son absence Hervé Guibert, les corps des images absentes.

11L’image agit finalement sur un plan théorique. Les auteurs et autrices s’emparent de l’image comme un modèle poétique L’appareil photo comme outil pour écrire, narratif Documenter le regard photographique ou critique A Portfolio: Rachel Kushner and The Flamethrowers (2014). Elle permet de définir ou redéfinir ce que devrait être l’écriture, comme une forme de surgissement Au bas de l’image ou d’équilibre utopique et complexe, toujours sur le fil.

L’édition comme agencement de textes

12Cette publication est issue du colloque L’acte d’image en littérature / The Image-Act in Literature (1880-2020) qui a eu lieu en avril 2024 au Musée L (Belgique). Cette rencontre venait clore le projet de recherche HANDLING, mené depuis 2019 à l’UCLouvain grâce à des fonds du Conseil européen de la recherche (ERC), qui porte sur la manipulation des images concrètes par les écrivains. Outre les communications du colloque, présentées ici de manière synthétique en anglais ou en français, accompagnées de la vidéo de la conférence introductive de Bernard Vouilloux Acte d’image et médium, perspectives énonciatives et pragmatiques, le lecteur trouvera des contributions de chercheurs et chercheuses, ainsi que d’auteurs et d’autrices gravitant autour du projet HANDLING depuis 5 ans, par exemple Adèle Godefroy L’appareil photo comme outil pour écrire, Jan Baetens Patrick Mauriès, passe-murailles ou Stéphane Cunescu Documenter le regard photographique. Certains corpus, comme le travail d’Aubrey Beardsley, Christian Dotremont, Annie Ernaux ou Valérie Mréjen, font dans cette publication l’objet de deux textes, ce qui est une façon de souligner la diversité des actes d’images chez le même auteur ou la même autrice et la richesse des approches critiques possibles.

13Le choix de cette forme de publication, principalement numérique, permet de rapprocher les exemples traités de multiples manières, voire d’aller vers le télescopage d’époques. Elle offre l’occasion de mettre en dialogue, par exemple, des cas historiques (les illustrations de Victor Hugo, sous le regard de Charles Péguy Au bas de l’image, ou certains livres d’Henri de Régnier, nés d’une image L’image dans l’acte d’écrire d’Henri de Régnier) avec des approches contemporaines (le GIF GifItUp!, du bildakt au bildhack, le bot Entre modernisme, littérature combinatoire et intelligence artificielle ou les images artificiellement générées Élaborer une matière poétique visuelle et « artificielle »). Les images contemporaines ne sont pas toutes numériques, loin de là : les contributions montrent aussi l’importance de la matérialité des images qui agissent chez des auteurs et autrices de notre époque, comme Patrick Mauriès Patrick Mauriès, passe-murailles, Leïla Sebbar Leïla Sebbar ou l’image passeuse ou Hélène Giannecchini Un mur d’images comme genèse visuelle d’un livre.

14Cette publication numérique permet une lecture médiologique de l’acte d’image en littérature, en s’attachant à regrouper les exemples par type (dessin, photographie, sculpture, image numérique, etc.). Le sommaire toujours recommencé fait aussi apparaître les concepts qui nous semblent au cœur des études entre visuel et textuel aujourd’hui : la question des gestes d’image, de la double pratique L’appareil photo comme outil pour écrire, de la médiatisation, en particulier de la « circularité » entre l’auteur et son décor, comme l’écrit Jan Baetens Patrick Mauriès, passe-murailles ou encore de l’hybridation des formes J’écris donc je crée — l’art performatif de Christian Dotremont qui favorise un essor de textes fragmentaires et un genre de morcellement de l’écriture littéraire.

15On y voit également l’importance du discours réflexif sur l’image qui imprègne de plus en plus la littérature, chez Rachel Kushner, par exemple “A Meditation on that Stilled Image” A Portfolio: Rachel Kushner and The Flamethrowers (2014), comme des pensées de la remédiation, le changement de support permettant d’explorer d’autres types de pouvoir de l’image, et d’accroître sa puissance. L’ensemble de ces textes vient ainsi renforcer une des hypothèses principales du projet HANDLING : la force des images réside dans leur capacité à se reproduire et à circuler. Leur mouvement est leur agentivité même.

16La publication numérique autorise surtout à penser par analogies. On propose ainsi de rendre apparent, dans l’espace de navigation, ce qui nous semble constituer les grandes lignes de tension des relations entre écriture et image : les distinctions à faire entre les types d’images (image fictionnelle / non fictionnelle, image fixe / animée, image concrète / mentale, etc.) ou l’opposition entre les images individuelles, voire intimes, et les images collectives, voire communes ; celle entre l’image isolée, unique, qui hante littéralement un auteur et le flux continu d’une marée d’images toujours plus nombreuses.

17Cette forme, originale pour une publication de ce qu’il est convenu d’appeler « actes de colloque », ouvre alors la voie à l’exploration et à la mise en perspective de diverses hypothèses. Un des parcours possibles entre l’ensemble de ces textes, qu’ils soient critiques, théoriques, plus poétiques ou de l’ordre du témoignage d’auteurs et d’autrices, obéit à un classement organisé autour des différents actes d’images : l’illustration, la collaboration, l’hybridation, la remédiation, la resignification, la matrice, l’iconothèque, le protocole, le modèle et la critique. Cette typologie n’a pas été élaborée de façon abstraite avant d’être appliquée aux cas évoqués ici, mais développée à partir des cas explorés lors du colloque et dans ses entours, et mise au point au moment de la réflexion, au long cours et collective, autour de l’édition numérique de ces textes, conçue comme un commissariat de livre Commissarier le livre.

18Là se situe le travail de recherche.

Références

  • Barthes, Roland. La Chambre claire, note sur la photographie, Première édition, Gallimard, 1980.
  • Bredekamp, Horst. Théorie de l’acte d’image, traduit par Frédéric Joly et Yves Sintomer, La Découverte, 2015.
  • Charpy, Manuel, Alexandra de Heering et Ece Zerman. Ouverture du colloque « Faire parler les photographies », octobre 2022.
  • Louvel, Liliane. Le tiers pictural : pour une critique intermédiale, Presses universitaires de Rennes, 2010.
  • Mitchell, William John Thomas. Iconologie : image, texte, idéologie, traduit par Maxime Boidy et Stéphane Roth, Les Prairies ordinaires, 2009.
  • Reverseau, Anne, Jessica Desclaux, Marcela Scibiorska et Corentin Lahouste. Murs d’images d’écrivains : dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe siècle), Presses universitaires de Louvain, 2022.
  • Vouilloux, Bernard. « De l’efficacité des images érotiques à l’efficience érotique des œuvres », dans Plesch, Véronique, Catriona Macleod et Jan Baetens (dir.), Efficacité/Efficacy: how to do things with words and images?, Rodopi, 2011, p. 243‑254. https://doi.org/10.1163/9789401200738.
  • Wood, Christopher. « Iconoclasts and Iconophiles: Horst Bredekamp in Conversation with Christopher Wood », Art Bulletin, vol. XCIV, no4, décembre 2012, p. 517‑529.