

1Né en 1969, Emmanuel Laugier construit, depuis la fin du siècle dernier, une œuvre témoignant de l’effort du poème à rendre compte de « l’intense vision d’un fait », pour reprendre une expression de Louis Zukofsky (1989, p. 22Zukofsky, Louis. Un objectif & deux autres essais, traduit par Pierre Alferi, Éditions Royaumont, 1989.). Si L’œil bande (1996Laugier, Emmanuel. L’Œil bande, Deyrolle éditeur, 1996.) déployait un regard cinématographique sur la cruauté du réel urbain, plus récemment, Les poèmes du revoir américain & autres séries (2021Laugier, Emmanuel. Poèmes du revoir américain & autres séries, Éditions Unes, 2021.) se donnent à lire comme un hommage à l’objectivisme américain et attestent de l’importance de la vue en tant qu’opérateur poétique. Issu d’un long travail de « collecte de livres de photographie » remontant à 2008, Chambre distante (2023Laugier, Emmanuel. Chambre distante, NOUS, 2023.) est le troisième livre qu’Emmanuel Laugier fait paraître aux éditions NOUS. Le recueil rassemble cent-onze poèmes, écrits au verso de cent-onze photographies citées mais non reproduites.
2Comment le poème enregistre-t-il la trace que laisse une image photographique sur le regardeur ? Contenu en puissance dans l’observation-imprégnation de nombreuses photographies, l’acte d’image se manifeste ici dans la ressaisie scripturale.
L’histoire d’un regard
3Les photographies choisies par l’auteur sont classées suivant un ordre
chronologique. Partant de Nicéphore Niépce (Le point de vue du Gras,
1827), soit la première photographie de l’histoire, le livre se referme
sur une photographie sans titre, issue de la série Jour et ombre
d’Anaïs Boudot (2020Boudot, Anaïs. Jour et ombre, Filigranes éditions, 2020.). De sorte que l’entreprise peut, dans son
ensemble, être considérée comme une traversée de l’histoire de la
photographie, dont elle propose un panorama suggestif par le biais de la
nomination. En effet, le dispositif du livre repose sur le seul
paratexte des images (nom de l’auteur, titre, potentiellement le lieu,
ainsi que la date). Faisant référence à des photographies absentes Hervé Guibert, les corps des images absentes, ces
indications n’occupent pas moins une place de choix puisqu’elles
annoncent les poèmes sur une page dédiée à cet effet. En vertu de cette
position, elles acquièrent un statut qui est proche de celui du titre
précédant un poème. Traces de l’absence de l’image, la façon dont sont
disposées ces inscriptions fait songer au texte qui pouvait se découvrir
derrière la reproduction d’images contrecollées dans certaines
collections monographiques sur l’art (Skira, « Le Goût de notre
temps »). L’écriture des poèmes procède d’une forte imprégnation de ces
images ; sélectionnées dans de plus vastes ensembles (albums
photographiques, fréquentation d’expositions), leur réunion aboutit à un
objet anthologique, qui peut aussi être rapproché d’une pratique de
curation. Le travail de l’image s’établit donc sur un temps long ; la
distance évoquée dans le titre est également consubstantielle à
l’opération qui consiste moins à « voir, qu’à revoir » les
photographies, comme le précise Emmanuel Laugier dans un entretien
(2023Laugier, Emmanuel et Emmanuèle Jawad. « Emmanuel Laugier : “Ouvrir la photographie à l’écriture” (Chambre distante) », Diacritik, décembre 2023. https://diacritik.com/2023/12/18/emmanuel-laugier-ouvrir-la-photographie-a-lecriture-chambre-distante/.). L’importante réflexivité à l’œuvre dans l’économie du
recueil témoigne en outre d’un regard sur la photographie qui déploie ce
que Rudolf Arnheim a appelé une Pensée visuelle (2006Arnheim, Rudolf. La pensée visuelle, traduit par Claude Noël et Marc Le Cannu, Flammarion, 2006.).
Le poème en tant que transfert de formes
4Si l’ekphrasis n’est pas pour autant exclue de la méthode de travail du poète, c’est davantage la « transposition langagière d’un regard » (cf. 4e de couverture) qui est visée. Il faut comprendre par là que le poème entend déployer son propre régime esthétique, en évitant de se borner à l’épuisement de ce que révèle l’image. Le genre poétique apparaît particulièrement efficace pour rendre compte de la saisie photographique par le regardeur. Les détritus qui jonchent la surface d’une bouche d’égout photographiée par Walker Evans dans Street debris (1968), donnent ainsi forme à un poème qui se présente sous l’aspect d’une liste. La dispersion des déchets et leur apparente indistinction imposent une circulation du regard à travers la surface de l’image qui se trouve, à travers le poème, suggérée par des vers très brefs, souvent constitués d’un seul mot ; la coupe, de même que le passage à la ligne, expriment l’opération qui consiste à ressaisir ces rebuts par le biais d’une énumération paratactique : « feuilles papiers/ kraft froissés/ mégots/ficelles/ alu/ plié/ au /bord/du cercle » (Laugier, 2023, p. 68Laugier, Emmanuel. Chambre distante, NOUS, 2023.). Emmanuel Laugier a parfois recours à des signes typographiques (barres obliques, tirets longs) ou à des lettres pouvant transposer scripturalement des formes, traits ou lignes inscrites au sein de certaines photographies. Les nombreux traits parallèles dessinés sur la bouche d’égout de la photographie d’Evans donnent par exemple, lieu, dans le même poème, à deux vers entièrement constitués de succession de signes « égal ». Tous les signes du langage écrit apparaissent ainsi requis pour restituer les détails du réel.
5Par ailleurs, la composition de l’image ainsi que la nature du sujet photographié occasionnent des inflexions formelles qui illustrent l’originalité de ce travail de transposition. Emmanuel Laugier cultive une économie de moyens : c’est essentiellement à l’aide du décrochage vers la droite qu’il traduit les hésitations, mais aussi les focalisations du regard. Une photographie de Josef Koudelka (Suisse, 1980) représentant un tas composé de morceaux de bois rompus et de briques fait du poème un instrument de vérification :
le mur du fond
est un mur de suie
le sol au-devant
est un sol de diagonales
l’œil serre son cadrage
et dans cette masse
immobile presque (Laugier, 2023, p. 106Laugier, Emmanuel. Chambre distante, NOUS, 2023.).
6Le décrochage mime le mouvement des yeux vers l’arrière-plan, tandis que l’usage, par deux fois, de la répétition manifeste l’écart temporel qui sépare l’appréhension d’un plan de son identification. Le poème intègre en définitive à sa scansion toutes les étapes du processus qu’implique l’observation d’une photographie.
« S’asseoir de biais dans l’image »
7Ne se limitant pas à ressaisir l’image de façon littéraliste, Emmanuel
Laugier s’applique à révéler le potentiel narratif des photographies au
dos desquelles il écrit (2023, p. 44Laugier, Emmanuel. Chambre distante, NOUS, 2023.). En choisissant de ne pas reproduire l’image,
qui se présente pourtant comme un embrayeur à l’écriture du poème,
Emmanuel Laugier invite d’une part le lecteur à un exercice de pensée
consistant à recréer sa propre représentation mentale de la photographie
reconfigurée par le texte. D’autre part, ce « manque » référentiel
favorise fréquemment la mise au jour d’une fiction. Le texte présente
« quelque chose que nous n’avions pas vu et qui est là », pour reprendre
une expression de Philippe Dubois (1983, p. 90Dubois, Philippe. L’Acte photographique, Éditions Labor, 1983.). Il en va ainsi d’un poème
écrit à partir d’une photographie de Vivian Maier (Chicago, 1957),
dont l’observation du verre de lait vide posé sur « coin bandit » suggère un « état d’attente » et une « notion de faim » (Laugier, 2023, p. 44Laugier, Emmanuel. Chambre distante, NOUS, 2023.). Les
détails à la fois énigmatiques et évidents contenus dans l’image font,
en définitive, de la pratique ekphrastique une pratique de l’enquête Écrire ce que l’on ne voit pas.
8En dernière analyse, Emmanuel Laugier invite, dans Chambre distante, à parcourir une vaste mémoire de l’acte d’image. De la même façon qu’il est possible de reconstituer mentalement une image à partir d’un souvenir, le poème retrace le parcours d’un regard qui retourne à des photographies déjà vues. Par un travail de mise en forme, l’écriture documente cette scrutation en restituant aussi bien ce qui demeure fixe que le mouvement logé dans la représentation.
Références
- Arnheim, Rudolf. La pensée visuelle, traduit par Claude Noël et Marc Le Cannu, Flammarion, 2006.
- Boudot, Anaïs. Jour et ombre, Filigranes éditions, 2020.
- Dubois, Philippe. L’Acte photographique, Éditions Labor, 1983.
- Laugier, Emmanuel et Emmanuèle Jawad. « Emmanuel Laugier : “Ouvrir la photographie à l’écriture” (Chambre distante) », Diacritik, décembre 2023. https://diacritik.com/2023/12/18/emmanuel-laugier-ouvrir-la-photographie-a-lecriture-chambre-distante/.
- Laugier, Emmanuel. Chambre distante, NOUS, 2023.
- Laugier, Emmanuel. L’Œil bande, Deyrolle éditeur, 1996.
- Laugier, Emmanuel. Poèmes du revoir américain & autres séries, Éditions Unes, 2021.
- Zukofsky, Louis. Un objectif & deux autres essais, traduit par Pierre Alferi, Éditions Royaumont, 1989.