1Au beau milieu de Clio (1913), essai qu’il consacre à la recherche d’une méthode pour écrire la chronique vivante de l’humanité, Charles Péguy se lance apparemment dans une digression hors de propos. Il s’attarde à citer de mémoire les gravures d’une réédition illustrée de Châtiments, le recueil de Victor Hugo, parue en 1872 dans les toutes premières années de la Troisième République (1872Hugo, Victor. Châtiments, J. Hetzel et Cie, 1872.). Les gravures sont de Théophile Schuler, familier des éditions Hetzel et déjà illustrateur de Jules Verne. Hormis quelques figures allégoriques, elles présentent surtout des figures populaires dont Péguy fait la liste : les « proscrits », les « forçats », les morts du « boulevard Montmartre, le 4 décembre 1851 » (1992, p. 1098Péguy, Charles. « Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne », dans Burac, Robert (dir.), Œuvres en prose complètes, III, Gallimard, 1992.). Péguy rit de se retrouver à faire cette « table des illustrations », mais son rire sert à désigner, plutôt qu’à dissimuler, les manques de son discours. Que peut bien avoir à faire de ces gravures le chroniqueur, qui peine à exprimer autre chose qu’un amour naïf à leur encontre ? Si Péguy reconnaît aux gravures de Schuler de contribuer comme images au livre de Hugo, pourquoi les réduit‑il à leur titre ? Pourquoi lui‑même ne recourt-il jamais à aucune image dans ses propres essais ?
2Péguy se livre néanmoins à l’ekphrasis d’une toute dernière gravure, adossée au poème « Lux » :
dans le cadre rectangulaire ce morceau de pignon de toit tout chargé, tout enguirlandé de vigne vierge. Une cheminée qui fume. Des nids qu’on ne voit pas. Une hirondelle qui vole. Un toit enfin. Tout cela dans des cimes, ou plutôt entre des abruptitudes, entre des versants de cimes. Entre des versants presque droits. Un aigle qui plane. Et dessous la légende : “Hirondelle, réponds, aigle à l’aile sonore, / Parle, avez-vous des nids que l’Éternel ignore ?” (1992, p. 1099Péguy, Charles. « Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne », dans Burac, Robert (dir.), Œuvres en prose complètes, III, Gallimard, 1992.)
3Il ajoute immédiatement pour souligner son concept : « C’en était, ça,
une légende. » Péguy admire la position extraordinaire du texte de
Hugo dans le dispositif de l’édition Hetzel, se retrouvant apposé au
bas de l’image. L’image n’est pas plus sacrifiée au texte que le texte,
en un sens, n’est sacrifié à l’image The Photographic Gesture as Response to the Image Act. La contradiction peut
disparaître : si Hugo de lui-même a voulu faire un texte qui tend vers l’image, il n’a plus à rougir d’être mis dans la dépendance des
gravures de Schuler. Et si Schuler réussit à transmettre au chroniqueur
l’envie de faire des images avec ses mots, peu importe que ses gravures
disparaissent des essais de Péguy Documenter le regard photographique
.
L’ombre et la lumière
4La question posée par le poème de Hugo est rhétorique : il n’est rien qui échappe au regard de Dieu, et par conséquent, rien qui doive échapper à la lumière (« Lux ») qu’il promet à ceux qui sont patients dans les épreuves de l’histoire. En ce sens la gravure commentée par Péguy, comme toutes les autres du recueil, peut être vue comme la mise en scène d’un surgissement de la lumière, d’un dépassement de la mort.
5Elle recèle néanmoins une tension fondamentale, pas entièrement absente du texte de Hugo, mais à laquelle Schuler est remarquable de s’être montré sensible. Au moment même où elle doit faire un sort à la mention du regard de Dieu, sa gravure nous fait plutôt voir le monde à travers le point de vue de l’humanité, médiatisé par la maison qui fait obstacle à la vue des montagnes illuminées. Pire, ces nids dont le texte de Hugo dit qu’aucun n’échappe à la connaissance de Dieu, elle les cache (« des nids qu’on ne voit pas », dit Péguy) dans l’obscurité du premier plan qui s’en trouve virtuellement renforcée. En même temps que la percée de la lumière, la gravure énonce une forme de persistance de l’obscurité qui tend à faire d’elle un moment indispensable du salut. Schuler touche ici à une conviction centrale du catholicisme de Péguy. En s’incarnant, Dieu ne fait pas seulement l’épreuve de la matière : il accepte aussi de s’en remettre à la liberté imprévisible de sa créature.
La fiction et l’image

6Dans la théorie péguyste de la littérature, le jeu de l’obscurité et de la lumière prend un sens supplémentaire. Péguy conteste la prédominance culturelle de la fiction, notamment à cause du rôle qu’elle joue dans l’écriture de l’histoire. Toute écriture historienne guidée par la fiction est conduite à privilégier l’existence hors du commun des héros, au détriment de celle du peuple (Rancière, 2017Rancière, Jacques. Les Bords de la fiction, Les Éditions du Seuil, 2017.). L’image s’impose au contraire par son aptitude à faire entrer dans la représentation ceux dont l’existence, parce que son rapport au travail et à la mort la rend répétitive, n’avance pas. C’est comme image d’abord que la gravure de Schuler réussit à faire exister le point de vue de l’humanité.
7Ce que représente la gravure de Schuler, ce n’est donc peut-être pas tant l’humanité sauvée par la lumière de Dieu que l’humanité sauvée par la lumière de l’image, seule capable de remettre le peuple au centre de la culture. En d’autres termes, la gravure de Schuler contient le commentaire de son propre pouvoir. À cet égard, l’obscurité dans l’image sert à figurer le moment dramatique de l’échappement à la logique de la fiction, écrite dans les caractères noirs de l’imprimerie.
8Mais dans le langage de sa gravure, Schuler énonce en même temps une
réciproque à laquelle Péguy ne peut qu’être sensible : c’est qu’il n’y a pas d’image, pour être arrachée à l’obscurité, qui ne doive en même temps être cherchée au sein de l’obscur Hervé Guibert, les corps des images absentes. Le sens de l’image n’apparaît jamais tant mieux que quand elle doit s’affirmer contre le règne des mots, qui constitue l’obscurité indépassable de l’humanité. L’image surgit au-dessus de sa légende, mais elle n’existe pas non plus sans
elle.
Le mouvement de l’image
9Schuler propose une gravure à chaque fois qu’il sent chez Hugo la
naissance d’un théoricien de l’image. Des images commentent un texte qui
commente lui-même les images, et essaye de dire ce qu’elles lui font.
Hugo (et Péguy à travers lui) s’intéresse aux images comme à ce qui est
susceptible de remettre un intérêt pour le peuple au cœur de la
littérature. Mais il s’intéresse aussi aux images comme ce qui est
susceptible de donner envie à la littérature de sortir de son régime
fictionnel, par l’imitation de leur propre force de surgissement L’hypothèse d’une désorientation. Il
s’agit non seulement de mettre la littérature au service de la
restitution d’une présence matérielle, mais de faire d’elle, comme
l’image, la forme dans laquelle le monde peut se donner quand il demande
à se présenter.
Références
- Girardi, Clément. « Faire une légende. Prose, image et poésie chez Charles Péguy », Poétique, vol. 1, no195, 2024, p. 45‑58.
- Hugo, Victor. Châtiments, J. Hetzel et Cie, 1872.
- Péguy, Charles. « Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne », dans Burac, Robert (dir.), Œuvres en prose complètes, III, Gallimard, 1992.
- Rancière, Jacques. Les Bords de la fiction, Les Éditions du Seuil, 2017.