
1Pierre Ménard, nom de plume de l’écrivain Philippe Diaz — dont le site
Liminaire lancé en 2009 est l’un des plus
saillants dans la sphère littéraire numérique française —, a été à
l’origine d’un projet d’écriture mené en ligne entre juin 2023 et
janvier 2024 dont le principe est celui de la mise sur pied d’un « récit poétique [élaboré] à partir d’images créées par procuration », comme l’indique la bannière qui surplombe l’ensemble des entrées du projet. Intitulé Anima Sola (Ménard, 2023/2024Ménard, Pierre. Anima Sola, Liminaire, 2023/2024. https://liminaire.fr/mot/anima-sola.), il consiste en la création, à partir de descriptions textuelles préliminaires généralement désignées sous le terme de « prompts » Entre modernisme, littérature combinatoire et intelligence artificielle, d’images conçues par le biais du programme d’intelligence artificielle générative Dall-E ; images au départ desquelles un second texte se voit élaboré : celui qui les accompagne dans chacun des billets postés sur Liminaire. Ceux-ci, au nombre de 30, comprennent trois composantes distinctes disposées dans un ordre similaire : un unique paragraphe de texte oscillant entre 450 et 850 mots environ, mettant la plupart du temps en scène un personnage féminin relativement flottant, indéterminé ; une série de sept images qui ont été générées grâce à la deuxième version du logiciel Dall-E, puisées chaque semaine dans le vaste corpus que Ménard continuait d’enrichir au fur et à mesure du déploiement du projet (au fil des mois, Ménard a composé près de 3 000 images dont il n’a diffusé qu’une mince partie — 240 environ) ; et une citation littéraire, scientifique ou philosophique en clôture de publication. Comment l’ancrage numérique et technologique du projet propose-t-il une réarticulation inaccoutumée de la dyade texte/image et
configure-t-il une performativité iconique ?, telle est une des questions
centrales que ce projet de création invite à se poser.
Façonner textuellement de l’image
2Alors qu’entrer dans l’image, au sens le plus littéral auquel cette
expression peut renvoyer, représente une des obsessions de Pierre
Ménard, Anima Sola est peut-être son projet qui offre la
concrétisation la plus poussée qui soit de ce dessein. Car, bien plus
qu’un réinvestissement de ses propres photographies ou de matériaux
visuels préexistants, il y est question, grâce au recours à
l’intelligence artificielle, du façonnement, au travers d’un
« avant-texte » auquel le·a lecteur·rice n’a pas accès (les prompts),
d’images inédites dont l’ancrage n’est pas un quelconque référent
extérieur mais, d’une certaine façon, l’imaginaire même de l’auteur, son
« anima sola », cette « voix qui vient des rêves » qu’évoque la première
phrase du premier billet. Au-delà de l’usuelle fréquentation d’images,
s’y joue avant tout leur élaboration à part entière. À la suite de cette
première étape, cette matière visuelle se voit par ailleurs par deux
fois remodelée : premièrement, par le geste d’écriture venant ressaisir
les images en les inscrivant dans une trame narrative sommaire ; et
deuxièmement, en lien avec cette trame narrative qui vient
reconditionner, en retour, l’approche des images. Autrement dit, des
possibles fictionnels qui ne préexistaient pas aux images initialement
générées affleurent, permettant l’émergence d’un régime de
représentation second GifItUp!, du bildakt au bildhack. De même, une indistinction prononcée s’y fait
jour entre matériaux visuels et textuels car c’est du texte (les
prompts) qui a donné naissance aux images qui elles-mêmes nourrissent un
texte qui, pour sa part, vient en calibrer les possibles interprétatifs.
3Les images qui ont été créées et sélectionnées, composante inchoative
des billets publiés hebdomadairement, peuvent de la sorte être
appréhendées comme de la matière poétique non verbale, toutefois
instruite ou paramétrée par des éléments textuels — sur le même modèle
par exemple qu’une installation muséale prise en charge par un·e
écrivain·e au départ d’un geste d’écriture (Audet et Lahouste, 2023Audet, René et Corentin Lahouste. « S’affranchir du rapport médusant de l’idée d’œuvre littéraire : balises critiques sur la performativité et la réception des arts littéraires », RELIEF, vol. 17, no1, 2023, p. 184‑194. https://doi.org/10.51777/relief17717.). Elles représentent ces
« formes concrètes du rythme » du projet, pour reprendre le titre de son
cinquième billet. Sa première phase d’écriture donne ainsi lieu à des
matérialisations textuelles autres que verbales, des textimages Leïla Sebbar ou l’image passeuse
pourrait-on dire, où l’aspect textuel, s’il se révèle sous-jacent, n’en
est pas moins central. Un extrait du vingt-troisième billet le donne
obliquement à entendre : « Je dis ce sont des choses qu’on arrange avec
des mots. […] Les formes se confondent avec les signes. Je cherche
les liaisons, comment les rétablir » (Ménard, 2023/2024, #23Ménard, Pierre. Anima Sola, Liminaire, 2023/2024. https://liminaire.fr/mot/anima-sola.). Le projet, qui témoigne de la construction d’une énonciation visuelle — principe suivant lequel, affirme Maria Giulia Dondero, « l’image fonctionne comme un langage à
part entière, […] posséd[ant] un métalangage propre, et […]
stratifi[ant] des instances énonciatives multiples, plus ou moins
réalisées ou virtualisées » (2011Dondero, Maria Giulia. « Énonciation visuelle et négation en image : des arts aux sciences », Nouveaux Actes Sémiotiques, no114, 2011. https://doi.org/10.25965/as.2578.) —, rend dès lors compte d’une remise en jeu du geste de création littéraire par le recours à « une variété de modalités formelles et matérielles, qui témoignent d’une inventivité
nouvelle dans la façon de créer » (Audet, 2024Audet, René (dir.). Les arts littéraires. Une littérature qui explore les possibles, Rapport de recherche, Laboratoire Ex Situ/projet «Littérature québécoise mobile», Rapport de recherche, Laboratoire Ex Situ/projet «Littérature québécoise mobile», Université Laval, 2024.).
Des « images-chimères »
4Avec cette proposition créative, l’on passe de la configuration d’un·e écrivain·e écrivant à partir ou face aux images — quelle qu’en soit la nature — à celle d’un auteur façonnant des propositions visuelles dont autant la matrice que ce qui en découle sont des textes. Le texte y est avant tout une matière visuelle diaprée, déclinée à chaque nouveau billet suivant sept facettes distinctes, qui agence et permet d’explorer une « expressivité matérielle » (Audet et Lahouste, 2023, p. 186Audet, René et Corentin Lahouste. « S’affranchir du rapport médusant de l’idée d’œuvre littéraire : balises critiques sur la performativité et la réception des arts littéraires », RELIEF, vol. 17, no1, 2023, p. 184‑194. https://doi.org/10.51777/relief17717.) atypique. Et la manipulation d’image(s) d’apparaitre par conséquent comme pleinement constitutive du geste de création littéraire, comme acte principiel de ses différentes strates, subséquemment à un état d’imprégnation semblable à celui formulé dans le septième billet : «[J]e laisse les images m’envahir, m’encercler. Je ne suis plus dans le noir, mais entourée de lumières, de motifs tournoyants, des formes colorées. Ces images recouvrent mon corps. Je m’y projette. » Il faut souligner que cette manipulation caractérise d’emblée la nature des images mises à profit par Ménard en ce qu’elles sont déjà, comme a pu le pointer l’artiste et chercheur Grégory Chatonsky, des « images d’images, le résultat d’une synthèse inductive de millions de documents accumulés par la numérisation et la mise en réseau » (2021Chatonsky, Grégory. Les Dernières Images / The Last Images, Gregory Chatonsky, 2021. https://chatonsky.net/dernieres-images/.).
5Ménard travaille donc la « surface poreuse» (Ferrari, 2015, p. 148Ferrari, Federico. « De l’iconographie : Jean-Luc Nancy et la question de l’image », Études françaises, vol. 51, no2, 2015, p. 147‑162. https://doi.org/10.7202/1031233ar.) de ces images en latence, flottantes, qui ne prennent sens et densité qu’une fois le second processus d’écriture concrétisé. Elles peuvent être ainsi envisagées comme des « images-chimères » selon l’acception que Carlo Severi donne à cette formule, c’est-à-dire des images composites, associatives, lacunaires, qui suscitent « un acte de regard et de conscience » (2018Severi, Carlo, Mathieu Bouvier et Alice Godfroy. Chimère, lecture 1. Les Pouvoirs de l’image, Pour un atlas des Figures, 2018. https://www.pourunatlasdesfigures.net/element/1354.). Ce n’est qu’investies — de projections mentales, fictionnelles et affectives — qu’elles se révèlent effectivement concrètes, tangibles, les textes donnés à lire puisant dans les images une direction, l’élaboration d’une situation, qui vient en retour donner corps aux images. Ce n’est donc que remises en texte qu’elles se voient pleinement recevoir leur entière qualité d’image, en ce qu’elles évoluent sur la ligne de crête fragile (et contre-intuitive) entre rendu majoritairement figuratif mais non-référentialité effective. Un passage du vingt-deuxième billet souligne spécifiquement cette dynamique : « Mais très vite, ces images se troublent, leurs formes se mêlent les unes aux autres. Je ne vois plus rien. Ce sont des paroles qui s’imposent à moi. […] Les phrases fabriquent les images que je devine sans pouvoir les décrire vraiment » (Ménard, 2023/2024, #22Ménard, Pierre. Anima Sola, Liminaire, 2023/2024. https://liminaire.fr/mot/anima-sola.).
Voyager dans les interstices du réel
6Les images mises en jeu dans le projet relèvent dès lors de cette « transgression ontologique traduite en termes visuels » dont parle Severi (2007, p. 84Severi, Carlo. Le Principe de la Chimère, une anthropologie de la mémoire, Éditions Rue d’Ulm / Musée du Quai Branly, 2007.), transgression que concrétisent les matériaux textuels qui les accompagnent. C’est en effet un déplacement du schème représentationnel qu’elles opèrent, prises qu’elles sont entre deux régimes de réalité, en n’étant au demeurant pas « l’empreinte d’une réalité préexistante, mais l’imprégnation d’un processus artistique » (2021Chatonsky, Grégory. Les Dernières Images / The Last Images, Gregory Chatonsky, 2021. https://chatonsky.net/dernieres-images/.), pour reprendre les mots de Chatonsky cité en clôture du quatrième billet. L’on se voit ainsi, comme lecteur·rice, pris·e dans les moirages d’une réalité qui pourtant n’existe pas, au cœur d’une confusion qui constitue la nature même de la proposition de l’écrivain — ce que les titres de plusieurs billets soulignent allègrement, comme « Dialogue avec l’ombre » (Ménard, 2023/2024, #17Ménard, Pierre. Anima Sola, Liminaire, 2023/2024. https://liminaire.fr/mot/anima-sola.), « La fuite aveugle » (2023/2024, #20Ménard, Pierre. Anima Sola, Liminaire, 2023/2024. https://liminaire.fr/mot/anima-sola.), ou « Dessins de hasard » (2023/2024, #30Ménard, Pierre. Anima Sola, Liminaire, 2023/2024. https://liminaire.fr/mot/anima-sola.). Et l’écriture, sémiotiquement hybride, d’être vécue comme un abandon aux possibles suggestifs de ces images malléables ré-ouvrant la vue, qui permettent par conséquent de « trouver un nouveau regard » selon un syntagme présent dans le septième billet… dans la droite ligne de ce que cherche à atteindre Ménard au travers de ses créations : « faire bouger les lignes de notre perception du monde, son écriture et sa lecture […], voyager dans les interstices du réel » (2017Ménard, Pierre. Narration combinatoire : l’écriture en mouvement, Liminaire, 2017. https://liminaire.fr/liminaire/article/narration-combinatoire-l-ecriture-en-mouvement.).
Références
- Audet, René (dir.). Les arts littéraires. Une littérature qui explore les possibles, Rapport de recherche, Laboratoire Ex Situ/projet «Littérature québécoise mobile», Rapport de recherche, Laboratoire Ex Situ/projet «Littérature québécoise mobile», Université Laval, 2024.
- Audet, René et Corentin Lahouste. « S’affranchir du rapport médusant de l’idée d’œuvre littéraire : balises critiques sur la performativité et la réception des arts littéraires », RELIEF, vol. 17, no1, 2023, p. 184‑194. https://doi.org/10.51777/relief17717.
- Chatonsky, Grégory. Les Dernières Images / The Last Images, Gregory Chatonsky, 2021. https://chatonsky.net/dernieres-images/.
- Dondero, Maria Giulia. « Énonciation visuelle et négation en image : des arts aux sciences », Nouveaux Actes Sémiotiques, no114, 2011. https://doi.org/10.25965/as.2578.
- Ferrari, Federico. « De l’iconographie : Jean-Luc Nancy et la question de l’image », Études françaises, vol. 51, no2, 2015, p. 147‑162. https://doi.org/10.7202/1031233ar.
- Lahouste, Corentin. « Expérienciations verbo-visuelles et épiphanies transmédiales : L’Espace d’un instant (2021-2022) de Pierre Ménard », ELFe XX-XXI, 2014. https://doi.org/10.4000/11zmx.
- Ménard, Pierre. « À l’image du texte. Geste de l’écriture et maniement des images », dans Desclaux, Jessica et al. (dir.), Iconothèques. Collecte, stockage et transmission d’images par les écrivains et artistes (XIXe-XXIe s.), Presses universitaires de Rennes, 2024, p. 407‑418.
- Ménard, Pierre. Anima Sola, Liminaire, 2023/2024. https://liminaire.fr/mot/anima-sola.
- Ménard, Pierre. Narration combinatoire : l’écriture en mouvement, Liminaire, 2017. https://liminaire.fr/liminaire/article/narration-combinatoire-l-ecriture-en-mouvement.
- Severi, Carlo, Mathieu Bouvier et Alice Godfroy. Chimère, lecture 1. Les Pouvoirs de l’image, Pour un atlas des Figures, 2018. https://www.pourunatlasdesfigures.net/element/1354.
- Severi, Carlo. Le Principe de la Chimère, une anthropologie de la mémoire, Éditions Rue d’Ulm / Musée du Quai Branly, 2007.