

1Des dolmens en haut d’une colline sous un ciel étrange, deux balançoires face à une montagne brumeuse. Recevoir une image entraîne une rêverie, des souvenirs, des associations qui surgissent sur le moment. L’art en général, et l’image que l’on regarde, est donc synonyme d’une mise en mouvement interne Déclencheurs en série :
L’art est contagieux lui aussi, il se doit d’être inchoatif c’est-à-dire qu’il est déclencheur d’action de la part de celui qui le reçoit (Klein et Viarmé, 2020, p. 2Klein, Jean-Pierre et Édith Viarmé. « Éditorial : La réception de l’œuvre est une mise en œuvre », Art et thérapie, vol. 126‑127, no1, 2020, p. 1‑2. https://shs.cairn.info/revue-art-et-therapie-2020-1-page-1.).
2Le parcours de Marguerite, 85 ans, permet d’aborder quelques notions dans un parcours de soins en art-thérapie utilisant l’image et l’écriture. Marguerite souffre de la maladie d’Alzheimer, un processus dégénératif menant à un effacement de la personne « d’avant » mais pas de la personne elle-même. Avec cet accompagnement, les aspects abordés seront : la rencontre avec une image qui fait événement pour soi, l’ancrage dans un espace-temps singulier et un r-éveil du désir qui devient le moteur de sa capacité d’agir et d’être.
La rencontre avec les images
3Marguerite vit depuis quelques mois en unité protégée dans un EHPAD. Le médecin lui a prescrit de l’écriture thérapeutique à la demande de ses fils. Elle est désorientée sur la raison de sa présence dans l’unité et ne cesse de demander quand son mari (décédé) viendra la chercher. Elle répète inlassablement sa profonde envie de partir, elle est confuse mais le langage est encore cohérent. Lors des séances d’art-thérapie, elle s’empare rapidement d’une image, la scrute en silence, puis un récit prend forme oralement. Chaque mot est noté afin de pouvoir les lui relire et qu’elle puisse faire ses modifications. Le récit se fait autour du hors-champ de l’image, sur un point de détail, sur une narration, grâce aux éléments qu’elle remarque et aux différentes questions posées. Aujourd’hui, elle choisit les dolmens sur une colline.
4L’attention de Marguerite se porte vers ce qui est là, dans une perception agrandie du monde, un réveil des sensations perdues. Un début d’empathie esthétique s’enclenche avec la rencontre d’une image aussi physique qu’intérieure. Cette empathie esthétique, l’einfülhung, le ressenti intérieur (terme employé par Robert Vishner en 1873) se retrouve au moment de la découverte des images. Plus ou moins inconsciemment, le visuel et la forme pénètrent dans l’observateur pour un sentir direct qui a des répercussions dans le corps. Lors de la découverte de certaines images, Marguerite se redresse, menton levé, bras tendu, son regard habituellement vacillant se plonge dans ce qu’elle voit.
5Dans le prolongement de cette empathie esthétique, Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual, dans Esthétique de la rencontre, parlent d’une « rencontre individuante » avec une œuvre d’art. Ce concept est inspiré par le philosophe Gilbert Simondon.
Suite à une rencontre individuante avec une œuvre, notre mode de sentir est renouvelé […] c’est également nos façons d’agir qui peuvent être modifiées… (2018Morizot, Baptiste et Estelle Zhong Mengual. Esthétique de la rencontre : l’énigme de l’art contemporain, Les Éditions du Seuil, 2018.).
6Cette notion souligne la mise en mouvement de chaque personne dans un processus de mise en relation et de transformation interne et externe. Favoriser la mise en condition de cette rencontre individuante avec une image est donc une étape importante dans le processus d’accompagnement en art-thérapie. Cette rencontre parfois échoue, mais il y a toujours un potentiel, un espoir de rencontre et cela quelle que soit la problématique de la personne accompagnée. Dans le cas de Marguerite, alors que le langage vacille, l’image lui permet de vivre une rencontre.
Ancrage dans un espace-temps commun éphémère
7L’attention de Marguerite décroche parfois dans une confusion passagère mais elle revient toujours à son image qu’elle tient fermement dans la main Explorer la croyance dans les images actives. Lorsqu’elle la pose, son récit est terminé. Marguerite pense qu’elle donne des conseils pour aider une organisatrice de voyage. En s’appuyant sur la vision de ces dolmens sur la colline, elle élabore une croisière qu’elle nomme « croisière libérée ». Le récit est difficile à construire car ses idées s’égarent régulièrement. Ses doigts pressent alors la carte postale et elle repart, faisant également part de souvenirs de voyages.
8La séance suivante, ce sont les deux balançoires dans un paysage doré qui l’attirent. Elle manifeste sa fatigue d’être celle qui « travaille » toujours et demande l’aide d’autres résidentes. Marguerite prend en main l’atelier et pose des questions à ses amies. L’attention de celles-ci est au départ chaotique, liée à des stades plus avancés de démences diverses. Pour un observateur extérieur, les successions de réponses semblent incohérentes mais ne freinent nullement la construction du récit. Ainsi, lorsque Anémone, qui se défige de sa posture habituelle, réplique que cette image c’est forever, Marguerite renchérit : « et oui, c’est forever lumineux ». L’ensemble des résidents, maintenant regroupé autour de Marguerite, observe l’image des balançoires et ajoute conjointement au récit des phrases, des mots, des sons qui rebondissent les uns avec les autres. Rose, aphasique, bourdonne en souriant. L’histoire s’écrit dans un langage éphémère unique et dans un espace-temps commun partagé. La fin satisfait l’ensemble de l’assemblée : « Là-haut, popipa, il tourne, pfff, bam boum, blanc, t’as vu ? Incroyable ! » Chacun repart dans son espace-temps, celui de l’ailleurs et du passé.
9Le fait de pouvoir tenir matériellement dans sa main l’image permet à Marguerite de toucher son récit, de puiser dans des traces mémorielles et de revenir dans le moment présent pour s’ancrer dans la construction de son histoire. Contrairement aux souvenirs que Marguerite répète en boucle, dans une souffrance parfois visible, les réminiscences qui émergent sont nouvelles, générant une force mobilisatrice créatrice. Peu importe que les bribes de souvenirs soient morcelées, les pièces de ce puzzle prennent place et s’assemblent dans le cœur même de l’histoire inventée et font tenir l’ensemble. Cet espace-temps hybride lui permet une reconnexion à un soi apaisé par le biais de l’image et de la création, un tiers-lien soutenant et vivant.
10La communication entre personnes souffrant d’Alzheimer est souvent à sens unique. Ici, pourtant, un véritable échange porte chacun, mais aussi l’ensemble puisque Marguerite embarque ses compagnons dans la création d’une histoire grâce à un langage éphémère. L’essence même du langage et de l’écrit est de formuler un sens pour communiquer. Ici, le sens n’a plus une signification commune mais cela résonne pour toutes les personnes présentes. Un sens, à un instant précis, est intranscriptible. Il y a émergence d’un récit poétique pour un observateur extérieur. Médusées, les aides-soignantes remarquent qu’il y a des personnes habitant ces corps qui leur semblaient vides. De l’intérieur, c’est avant tout l’événement du vivant qui s’exprime dans une empathie corporelle. Les symptômes d’aphasie, grommellement, d’incohérence deviennent matières à et pour créer. Les déambulations suspendues pour certains s’harmonisent avec les résidentes immobiles mais éveillées.
Du désir à l’agir
11À la fin de la séance des balançoires, Marguerite reprend l’image des dolmens. Elle repart dans un récit, une histoire de train qui relie ses deux espaces-images et du paysage observé à la fenêtre du train. Elle demande une relecture, enlève des mots, les précise. Une organisation, une cohérence et surtout un plaisir d’être là, en création, émergent.
12Pendant la guerre contre les nazis, d’une couleur beige dorée, c’est lumineux.
13La réalité de cette couleur qui était massive dans ce lointain estompé qui ne semble pas finir ; une colline, y a le rebord des collines. Cela peut être au sud. C’est la vue de ce que l’on peut voir dans un transport, une bicyclette ou d’un train. C’est un terrain vallonné. Et il y a un problème avec le train, avec les roues ; le train s’arrête et on voit ce paysage de la fenêtre.
14Le train redémarre. Fausse alerte. En route, j’espère sans autre problème… Et je garde dans les yeux, ce flou nacré… Et un grand apaisement s’empara de moi.
15Elle exprime son contentement de ce qu’elle a réalisé et le fait de se sentir entourée. Elle raccompagne à la porte une visiteuse, s’excusant de ne pouvoir la ramener à sa voiture. Elle indique ensuite aux personnes présentes qu’elle va dans sa chambre se reposer avant le repas.
16Marguerite était décrite en déambulation incessante et dans une profonde tristesse. Venir à sa rencontre avec une image a éveillé sa curiosité. Gaston Bachelard, dans L’air et les songes (1992Bachelard, Gaston. L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Presses universitaires de France, 1992.), aborde d’ailleurs « la mobilité des images » en évoquant l’imagination, et sa capacité à nous faire agir Laisser agir une séquence d’images. Dans La terre et les rêveries du repos (2004Bachelard, Gaston. La terre et les rêveries du repos, Nouvelle édition, Éditions José Corti, 2004.), il note que « l’imagination n’est rien d’autre que le sujet transporté dans les choses ». Intimement liés dans un processus dynamique, imagination et image se nourrissent réciproquement et la vitalité de l’image favorise inconsciemment un mouvement intérieur. Celui-ci se prolonge visuellement à l’intérieur de soi vers l’extérieur, stimulant dans le cas de Marguerite son être de désir enfoui. Ce désir réapparu a permis cette force créative et son parcours en création. L’écriture a posé et organisé non seulement l’image mais Marguerite elle-même.
17Cette potentialité de l’image facilite l’ouverture des possibles, base d’un accompagnement en art-thérapie. Cet agir des images permet notamment de stimuler l’imagination, de déclencher une création pour entamer une remise en mouvement interne de ce qui était figé, perdu, traumatisé… C’est entrer par une porte dérobée pour être au plus proche de soi et exister. Cet élan vital révèle que Marguerite n’est pas « quelqu’une » mais une personne unie en création.
Références
- Bachelard, Gaston. L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Presses universitaires de France, 1992.
- Bachelard, Gaston. La poétique de l’espace, Édition critique, Presses universitaires de France, 2020.
- Bachelard, Gaston. La terre et les rêveries du repos, Nouvelle édition, Éditions José Corti, 2004.
- Klein, Jean-Pierre et Édith Viarmé. « Éditorial : La réception de l’œuvre est une mise en œuvre », Art et thérapie, vol. 126‑127, no1, 2020, p. 1‑2. https://shs.cairn.info/revue-art-et-therapie-2020-1-page-1.
- Morizot, Baptiste et Estelle Zhong Mengual. Esthétique de la rencontre : l’énigme de l’art contemporain, Les Éditions du Seuil, 2018.