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Caroline Lamarche

Un processus alchimique

Photographie d’archives utilisée dans L’Asturienne. Archives famille Lamarche

1J’achète des images, par exemple de vieilles photos anonymes en brocante. À Liège, j’ai trouvé une photo d’un soldat 12e de ligne qui a l’air d’un poète, avec un regard mélancolique ; son régiment a été décimé en tentant de repousser l’avance allemande en 1914 et ce regard semble prémonitoire de la grande boucherie. J’ai aussi beaucoup de photos de famille du XIXe. J’en ai utilisé certaines pour écrire L’Asturienne (Les Impressions nouvelles, 2021), une saga industrielle familiale. C’est un livre que j’ai voulu nourri d’images, il s’agit d’une écriture documentaire, ou plutôt du récit d’une quête des origines qui se lirait « comme un roman ».

2Quand j’écris à partir d’une image, il y a toujours un temps de latence, de maturation L’image dans l’acte d’écrire d’Henri de Régnier. Puis, lorsque je m’y mets, je suis à ce point imprégnée de l’œuvre visuelle que le texte vient assez vite. L’image est un adjuvant extrêmement puissant, à condition de ne pas l’instrumentaliser, de la questionner sans hâte, bref de prendre le temps de la contemplation. Je dois autoriser l’image à voyager en moi, à y rejoindre une préoccupation intime, à cristalliser une émotion. C’est un processus alchimique. Si j’y verse les bons ingrédients — ouverture, respect, confiance —, l’image peut agir quand je fais autre chose. Sa puissance demeure comme un objet silencieux posé en moi tandis que je m’agite pour remplir diverses tâches. Par exemple, lorsque j’ai dû, faute de concentration, interrompre un projet pendant des mois, la beauté mystérieuse de l’image qui me guidait au départ m’a ramenée, au bout d’un an, à l’écriture. Cette photo inspiratrice d’un futur livre, je la portais en moi et j’ai fini par l’encadrer et la placer dans ma chambre, comme pour concrétiser fermement mon intention d’écrire sur le sujet.

3Avant de publier mon premier livre à l’âge de quarante ans, j’ai noté mes rêves et je les ai contemplés. Quand les rêves m’ont quittée, quand cette source addictive s’est tarie, je me suis mise à écrire, parfois au départ de rêves anciens dont j’ai fait des poèmes, des proses brèves et parfois l’entame d’un récit. L’écriture nourrie d’images est devenue une autre drogue. Comme lectrice, je privilégie les récits où je puis « me faire un film », projeter mes propres images. (Je suis, pour cette raison sans doute, une piètre lectrice d’essais).

4Depuis quelque temps, je suis hantée par une photographie vue au fort de Breendonk, une grand-mère et trois petits enfants qui vont, sans le savoir, vers le four crématoire. La puissance de cette image en noir et blanc, un peu floue, est poignante. Une autre photo vue à Breendonk représente un soldat allemand mettant en joue une mère qui fuit avec son enfant. Ce duo d’images ne me quitte plus.

5Il m’est arrivé d’animer des ateliers d’écriture dans des musées Image et écriture en art-thérapie. Faire travailler les personnes au départ d’œuvres d’art, de tableaux, voire même de reproductions d’images, est un accélérateur. Cela sollicite l’inconscient et permet de se projeter plus aisément qu’au départ d’une consigne écrite. Cela m’est arrivé au musée Art et Marges à Bruxelles, au Musée L à Louvain-la-Neuve. On m’a également demandé de travailler pour des expositions, des musées, des livres d’artistes, ce qui a donné de nombreux textes inspirés par des œuvres d’art — Jeff Wall, Berlinde De Bruyckere, Louise Bourgeois, Kiki Smith, Jephan de Villiers, Kikie Crèvecoeur.… Toutes ces pages sont dispersées dans des catalogues, des livres d’art, des magazines, donc vouées à une forme de dispersion et invisibles après un certain temps. Mais elles sont le fruit de magnifiques rencontres et ont comblé mon goût de la forme brève.

6Lorsqu’un livre est publié en édition de poche, l’éditeur propose en général une ou deux images pour la couverture. Il m’est arrivé de refuser une image qui, si séduisante soit-elle, ne représentait pas le contenu ni l’esprit du livre. C’est une négociation délicate mais en général j’obtiens gain de cause. Et le talent des graphistes fait le reste.

7J’achète des « livres d’images » pour adultes ou pour enfants et me constitue une sorte de collection. Certains éditeurs, comme Frémok, m’attirent particulièrement. Ou la collection abritée par les Ateliers du texte et de l’image, à Liège. Certaines librairies, comme la librairie Tram(e) à Forest ou la Maison CFC place des Martyrs à Bruxelles ou encore le Comptoir du Livre à Liège, habillent leurs murs d’œuvres contemporaines qui donnent envie de s’attarder au milieu des livres.

8Enfin, si la lecture est le carburant de l’écriture — je lis, relis et m’entoure d’écrivains tutélaires —, mes escapades vers des villes abondantes en propositions muséales constituent aussi un rafraîchissement de mon inspiration. Dernièrement, à Paris, dans l’exposition des photos de Julia Margaret Cameron au Jeu de Paume, j’ai trouvé un portrait qui me semblait correspondre idéalement à l’un des personnages de mon prochain livre. Le recours de Cameron à des procédés photographiques et chimiques instables favorise une spontanéité d’avant-garde tout en conférant un statut iconique à ses portraits. C’est une métaphore de l’écriture vagabonde que je pratique, où les surprises abondent. De manière générale, certaines atmosphères et couleurs m’inspirent davantage que d’autres. Les films d’Akerman. Les natures mortes de Chardin. Les pastels du verviétois Maurice Pirenne. C’est de l’ordre du silence, de la joie, de la mélancolie.

9Devant ma bibliothèque ou au-dessus, je dépose galets ou figurines, de petites estampes, l’un ou l’autre dessin d’enfant et certains livres que « j’expose » pour la beauté de leur couverture.

Témoignage écrit sur la base d’un entretien avec Anne Reverseau réalisé en mai 2023 à la Maison du Livre de Saint-Gilles et revu en 2024.